« Les élections italiennes ont eu des difficultés à produire un gouvernement. Alors que le pays va vers l’une des plus graves crises constitutionnelles de son histoire, nous passons en revue les récents commentaires que l'on a pu entendre sur ce sujet.

Ferdinando Giugliano note comment le Président italien a été présenté comme un ennemi de la démocratie après avoir refusé d’accepter un eurosceptique comme ministre des Finances, alors que les partis contestataires que sont la Ligue et le M5S (…) ont été salués comme les défenseurs de la volonté du peuple. Plus la querelle dure, plus il paraît manifeste que les populistes se livrent à des manœuvres politiciennes. Les populistes prétendent faire de la politique différemment, mais leurs manœuvres montrent que ce n’est pas le cas. Et celles-ci ne sont pas sans nuire au pays.

Ashoka Mody note dans Bloomberg que le Président Mattarella a sapé l’euro. En rejetant le choix d’une coalition élue par le peuple, il peut très bien avoir déclenché une crise financière d’où il sera difficile de sortir et qui peut mettre en péril tout le projet européen. Sans aucun doute, Savona a été un choix rude : le "plan B" qu’il a proposé dans le cas d’une sortie de la zone euro était irréalisable et alarmant et aurait ainsi très certainement fait du mal à l’Italie. Mais Mody pense qu’au-delà de sa rhétorique absurde, la coalition M5S-Ligue fait certaines propositions sensées et qu’au lieu de donner aux eurosceptiques l’opportunité de composer avec les complexités de l’exercice du pouvoir, Mattarella cherche à établir un autre gouvernement technocratique. En essayant de préserver l’orthodoxie européenne, cela peut déchainer des forces destructrices qui ne peuvent être contrôlées.

Jakob Funk Kirkegaard pense aussi que Mattarella a placé l’Italie sur une trajectoire de confrontation politique aussi bien au niveau domestique qu’avec les marchés financiers et le reste de l’Europe. L’Europe a déjà été sur cette trajectoire par le passé : avec la Grèce à l’été 2015. Mais tout comme le Premier Ministre Alexis Tsipras a indiqué qu’il n’était pas contre l’euro lors du référendum du 5 juillet 2015 qui a demandé au peuple si la Grèce devait accepter les conditions du renflouement par la Troïka, aujourd’hui les dirigeants des deux principaux partis italiens, Matteo Salvini de la Ligue et Louigi Di Maio du M5S, vont certainement dire qu’ils ne s’opposent pas au maintien de l’Italie dans la zone euro. Ils vont probablement lancer une autre compagne électorale en Italie pour savoir si l’Italie doit "tenir tête à l’Allemagne et à Bruxelles" pour étendre la souveraineté de l’Italie et sa capacité à décider de ses propres affaires budgétaires et économiques. Une autre victoire pour les deux partis serait dangereuse et elle serait interprétée dans le reste de la zone euro comme signalant que "les Italiens veulent partir" de la zone euro, tout comme ce fut le cas de la Grèce après le référendum de juillet 2015. La meilleure chose pour l’Allemagne, l’Italie et l’Europe serait qu’en juin les dirigeants européens acceptent d’accroître communément le contrôle aux frontières européennes et l’acceptation des réfugiés en consacrant plus de ressources à cette question qui préoccupe tant en Italie et dans le reste du continent.

Jean Pisani-Ferry pense que Mattarella a tracé une ligne séparant les choix constitutionnels des choix politiques. Dans sa logique, les décisions politiques peuvent être prises librement par un gouvernement réunissant une majorité parlementaire et le Président n’a pas le droit de remettre en cause de telles décisions. Les choix constitutionnels, à l’inverse, nécessitent un type différent de procédure de prise de décision qui assure que les électeurs soient adéquatement informés des possibles conséquences de leur décision. Cela soulève deux questions. Premièrement, quelles sont exactement les questions constitutionnelles ? En Europe, l’appartenance à l’UE fait partie de la loi fondamentale de plusieurs pays. Deuxièmement, quel type de procédures doit s’appliquer à des choix vraiment constitutionnels ? La plupart des pays n’ont pas d’article dans leur propre constitution qui définisse comment mettre un terme à l’appartenance à l’UE ou à la zone euro. Aussi longtemps que l’appartenance à l’UE et à la zone euro fait l’objet d’un large consensus, ces distinctions n’étaient des questions dignes d’intérêt que pour les experts juridiques. Ce n’est plus le cas et le débat les concernant ne risque pas de s’arrêter prochainement. Il est donc temps de faire de la distinction entre engagements européens authentiquement constitutionnels et ceux qui ne le sont pas une partie explicite de l’ordre politique de nos pays.

Daniel Gros se demande qui a perdu l’Italie. La majorité de la population a aujourd’hui une mauvaise opinion de l’UE, ce qui constitue un renversement complet par rapport au début de l’euro, quand le pays voyait la nouvelle devise comme un remède pour ses propres problèmes économiques, en l’occurrence une forte inflation (et des taux d’intérêt élevés). Les politiciens populistes affirment que les règles du Pacte de Stabilité et de Croissance ne leur permettent pas de stimuler la demande et l’emploi. Mais cela ne démontre pas que l’appartenance à la zone euro explique les mauvaises performances économiques de l’Italie : l’Espagne, le Portugal et l’Irlande, qui ont aussi dû réduire leurs déficits dans l’adversité, connaissent une plus forte reprise que l’Italie. Gros en conclut que les racines de la crise actuelle sont domestiques ; elles ont peu à voir avec les règles budgétaire ou l’absence de partage des risques au niveau européen. La faible croissance de l’Italie depuis le tournant du siècle ne s’explique pas par l’investissement, l’éducation ou des indicateurs de libéralisation des marches ; le seul domaine dans lequel la performance relative de l’Italie s’est détériorée depuis 1999-2000 est la qualité dans la gouvernance du pays. L’euro est devenu un bouc-émissaire et cela fait obstacle aux réformes nécessaires. (...)

Harold James écrit dans Project Syndicate que la colation M5S-Ligue joue la stratégie du fou. Cette dernière repose tout d’abord sur la capacité de générer une incertitude suffisamment forte pour nuire aux autres pays. Deuxièmement, son gouvernement doit être capable de convaincre tout le monde que ce sont les électeurs qui l'appellent à prendre des décisions "folles". Dans le cas de l’Italie, les populistes ont capitalisé sur le désenchantement des électeurs envers un parti de centre-gauche dont l’orientation pro-européenne a échoué à délivrer des résultats. Troisièmement, il doit y avoir une division claire entre les "faucons" et les "colombes" dans le gouvernement du fou. Dans le cas de la coalition M5S-Ligue, un faucon était nécessaire comme contrepoids au président pro-européen Sergio Mattarella. Cela pourquoi les populistes ont choisi Paolo Savona comme Ministre de l’Economie et des Finances. Quand Mattarella a rejeté la nomination, la coalition a quitté les discussions, précipitant la crise actuelle. Finalement, pour réussir, un gouvernement fou doit avoir un plan de guerre plausible pour provoquer une perturbation générale. Par exemple la coalition M5S-Liguea suggéré qu’elle pourrait émettre une devise parallèle, ce qui donna davantage de crédibilité à sa menace de poursuivre une expansion budgétaire en violation des règles de l’UE. Dénoncer les dangers de la stratégie du fou ne suffira pas pour la battre. Les électeurs doivent aussi être convaincus que de meilleures alternatives sont possibles et que l’intégration européenne peut encore sauvegarder leurs intérêts. Au cours des prochains mois, avant que se tiennent les prochaines élections en Italie et les européennes en mai 2019, les dirigeants européens vont avoir du temps (mais pas beaucoup) pour montrer que l’intégration européenne n’est pas synonyme de paralysie politique et de stagnation économique.

Selon Olivier Blanchard, Silvia Merler et Jeromin Zettelmeyer, la composition de la coalition à venir et son accord pour gouverner ne permettent pas d’imaginer une séquence politique qui ne se solde pas par une collision avec les marchés financiers et l’Union européenne. L’ampleur du creusement du déficit qui résulterait de l’adoption des mesures annoncées va probablement violer toutes les règles budgétaires domestiques et européennes et placer la dette publique sur une trajectoire insoutenable. Pour sortir de la trajectoire de collision, il faudrait que soit la Ligue, soit le M5S recule, or il y a peu de chances qu’un des deux partis le fasse volontairement. Par conséquent, un scénario dans lequel le gouvernement corrige la trajectoire avant que la situation s’envenime apparaît improbable. Un scénario dans lequel l’Italie perd l’accès aux marchés, ne parvient pas à négocier avec les autorités européennes et opte pour la sortie de la zone euro est tout à fait imaginable, mais il reste toutefois peu probable, dans la mesure où le gouvernement peut finir par reprendre ses esprits et où il peut faire face à des contraintes constitutionnelles ou politiques. »

Silvia Merler, « The Italian crisis », in Bruegel (blog), 4 juin 2018. Traduit par Martin Anota