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lundi 10 juin 2019

Quelles devraient être les qualifications du successeur de Mario Draghi ?

« (…) Le 28 mai, deux jours après que les élections du Parlement européen aient été tenues dans tous les Etats-membres, les chefs d’Etat et de gouvernement se sont rencontrés à Bruxelles pour commencer le processus d’attribution des postes clés à la tête de plusieurs institutions de l’UE. Beaucoup de ces postes (en l’occurrence ceux des présidents du Conseil européen et de la Commission européenne, tout comme le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité) sont typiquement pourvus tous les cinq ans, quand le cycle politique européen s’achève pour laisser place à un nouveau. Cependant, comme le mandat de Mario Draghi s’achève le 31 octobre 2019, les dirigeants vont aussi discuter des candidats pour le remplacer à la présidence de la BCE au cours des huit prochaines années. (…)

La nomination à venir a donné lieu à un florilège de spéculations dans les médias sur la possible identité du nouveau président de la BCE. En laissant les noms de côté, ce billet essaye d’isoler les arguments à propos des qualifications que le nouveau président devrait avoir et les défis auxquels il risque d’être confronté.

Pour commencer, certains commentateurs se sont focalisés sur ce que la sélection ne doit pas être. Par exemple, Stefan Gerlach critique le fait que la course à la succession de Draghi ait pris "des allures (…) d’Eurovision". Il ajoute, "les gouvernements veulent qu’un candidat de leur pays gagne parce que cela leur donnerait une bonne image, non parce que leur candidat améliorerait l’élaboration de la politique monétaire de la BCE", il y aura des votes selon les lignes de blocs régionaux et, "de façon absurde, certains commentateurs affirment que c’est au tour de leur pays de gagner".

De même, le comité de rédaction du Financial Times appelle à minimiser l’effet des arbitrages à l’œuvre quand il s’agit de pourvoir les divers postes-clés de l’UE sur la sélection du prochain président de la BCE. Bien que les "dirigeants de l’UE chercheront à obtenir un équilibre entre nationalités, régions de l’Europe, affiliations partisanes et genre", les auteurs notent que "la présidence de la BCE est le seul boulot (…) qui ne doit pas être victime d’un marchandage".

Qu’y a-t-il de spécial à propos de la présidence de la BCE ? Les auteurs soulignent que techniquement le président de la BCE est certes "premier entre des égaux" au conseil des gouverneurs de la BCE, le rôle que joue en pratique le président a profondément changé et est devenu beaucoup plus important au fil du temps, la crise ayant agi comme un catalyseur. Alors que Wim Duisenberg, le premier président de la BCE de 1999 à 2003, se focalisait sur la recherche d’un consensus sur l’orientation de la politique monétaire au conseil des gouverneurs de la BCE, les présidents suivants eurent à assumer un rôle plus proéminent. Les auteurs affirment que le discours de juillet 2012 où Draghi dit que la BCE ferait "tout ce qui est nécessaire" (whatever it takes) "était un exemple de leadership et s’est révélé être un point tournant dans la crise » de l’euro. Ils poursuivent en décrivant la BCE comme "l’institution la plus efficace, irremplaçable" durant cette crise.

L’expérience de la crise sert comme une prémisse pour plusieurs arguments avancés en ce qui concerne les exigences que la BCE doit honorer. Stephen Gerlach, par exemple, maintient que, bien qu’un président de la BCE effectif doive refléter la diversité de la zone euro pour des raisons de légitimité, il doit aussi satisfaire deux critères supplémentaires. Premièrement, le nouveau président de la BCE doit agir comme un joueur d’équipe. "Le président de la BCE ne fixe pas la politique, mais plutôt préside les réunions du conseil des gouverneurs où les décisions de politique monétaire sont prises". Gerlach nous rappelle que les désaccords avec le reste du conseil des gouverneurs "compliquent l’obtention de larges accords dans le conseil des gouverneurs qui sont la marque d’une bonne élaboration de politique économique", en concluant que "se risquer d’avoir une BCE dysfonctionnelle ne semble pas constituer une sage décision en cet instant précis".

Deuxièmement, le prochain président de la BCE doit posséder un solide bagage en science économique, insiste Gerlach. En "temps normal", de simples références quantitatives comme la règle de Taylor peuvent suffire pour décider de l’orientation de la politique monétaire, affirme-t-il. Mais quand la crise économique et financière éclate, "les concepts économiques comme la relation inverse entre l’inflation et le chômage avancé par la courbe de Phillips sont rompues et les solutions des manuels ne s’appliquent plus". Dans de tels cas, quand "l’incertitude explose", le temps manque comme "les banques centrales doivent agir rapidement et de façon décisive pour empêcher que les problèmes soient aggravés par les anticipations". Le président de la BCE doit avoir "une vision claire de ce qui doit être fait et la confiance pour adopter l’action décisive".

Et "cela, à son tour, nécessite qu’il ait une compréhension de première main des problèmes qui peuvent survenir". Pour renforcer son argumentation, Gerlach cite l’exemple de Ben Bernanke, l’ancien président de la Réserve fédérale, en affirmant que son bagage en tant qu’économiste universitaire spécialisé de la question "des erreurs de politique monétaire commises durant la Grande Dépression" a permis à ce que la Fed réagisse en temps opportun et efficacement à l’effondrement de Lehman Brothers.

Lucas Guttenberg (…) affirme que les plus importantes exigences que devra respecter le prochain président de la BCE seront sa volonté et sa crédibilité à faire "tout ce qui est nécessaire" pour sauver l’euro. Cela reste le filet de sécurité le plus robuste que l’euro a, écrit-il, avant d’ajouter que les alternations sont soit indésirables, soit impopulaires. Echouer à maintenir cette promesse fait peser "une menace existentielle sur les pays potentiellement en difficulté, en particulier ceux qui sont trop gros pour bénéficier du Mécanisme Européen de Stabilité (MES)" et plus généralement reste "une question pour la stabilité de l’union monétaire dans son ensemble", alors qu’un "approfondissement considérable de l’union monétaire" reçoit peu de soutien en Allemagne. Par conséquent, Guttenberg croit que la plupart des Etats-membres vont insister sur ce critère plutôt que des questions moins importantes, telles que "la question de l’orientation colombe ou faucon qu’il faut avoir quand cela touche à la question de la politique monétaire normale" (…).

S’il faut s’engager à faire "tout ce qui est nécessaire" pour assurer que la zone euro n’éclate pas, il peut y avoir d’autres défis face auxquels le prochain président de la BCE devra toujours trouver une solution.

Pour sa part, Martin Sandbu ne croit pas que ce soit la question de ce que la boîte à outils comprend. Au contraire, il voit "un fort consensus sur la façon par laquelle la BCE fonctionne" comme un autre élément de l’héritage de Draghi : "le non-conventionnel est devenu convention" note-t-il, en se référant aux politiques monétaires non conventionnelles. Néanmoins, Sandbu se demande si la zone euro ne courrait pas un plus grand risque avec "une trajectoire économique non inspirée laissant de nombreux citoyens se laisser tenter par les politiciens anti-européens, convaincus que la zone euro ne fonctionne pas pour eux" qu’elle n’en court avec une "répétition de crise". Dans la réponse, il est positif, écrivant qu’"il ne faut pas se contenter de simplement éviter le pire dans une crise", "l’entreprise d’amélioration des capabilités de la BCE est loin d’être achevée" et "la tâche du prochain président sera d’améliorer l’influence de la politique monétaire sur l’économie réelle".

Enfin, Jacob, Kirkegaard (ici et ) considère un scénario différent pour le prochain président de la BCE quand viendra la prochaine récession. Kirkegaard explique que l’arsenal de la BCE "se limitera soit à acheter des actifs privés plus risqués, soit à repousser la limite auto-imposée de la banque centrale sur les détentions de titres publics". Adopter la première option "sur les marchés peu profonds de la zone euro sera critiquée au motif qu’elle se ramènerait à une sélection injuste de gagnants", alors que la seconde option "risque d’être jugée illégale par la Cour européenne de Justice". En concluant que "ces contraintes rendent cruciale la politique budgétaire pour combattre la prochaine récession", Kirkegaard affirme que "le prochain président de la BCE doit non seulement être enclin à utiliser la politique monétaire pour combattre les récessions, mais aussi pousser les Etats-membres à être plus agressifs dans l’usage de la politique budgétaire pour ce même objectif". »

Konstantinos Efstathiou, « The next ECB president », in Bruegel (blog), 27 mai 2019. Traduit par Martin Anota

mercredi 1 mai 2019

Démanteler les grandes firmes du numérique pour réduire leur pouvoir de marché ?

« La sénatrice Elizabeth Warren a proposé de démanteler les grosses entreprises du secteur des nouvelles technologies. Un rapport du gouvernement britannique a présenté une autre approche pour réguler l’économie digitale. Et une étude du FMI a rappelé que la concentration du pouvoir de marché va au-delà du numérique. Ce billet passe en revue le débat…

Le 8 mars, la sénatrice américaine Elizabeth Warren a publié un essai où elle développe sa proposition de démanteler les grosses compagnies de nouvelles technologies du pays, à savoir en particulier Amazon, Google et Facebook. Ces entreprises, affirme Warren, ont acquis un pouvoir excessif : "Près de la moitié de l’ensemble du commerce numérique passe par Amazon", tandis que "plus de 70 % de l’ensemble du trafic sur Internet passe par des sites possédés ou exploités par Google ou Facebook".

Surtout, ces firmes ont utilisé ce pouvoir pour étouffer leurs rivales et limiter l’innovation. Warren accuse "un relâchement de l’application de la loi antitrust" d’avoir entraîné "une réduction dramatique de la concurrence et de l’innovation" dans ce secteur, en notant que "le nombre de nouvelles entreprises de nouvelles technologies a baissé, qu’il y a moins de jeunes firmes à forte croissance typiques de l’industrie des nouvelles technologies et que les premiers tours de financement pour les startups de nouvelles technologies ont décliné de 22 % depuis 2012".

Cette réduction de la concurrence et de l’innovation, poursuit-elle, passe par deux canaux : l’acquisition par les grosses entreprises de potentiels rivaux ; et leur engagement dans un marché qu’elles possèdent. Donc, la proposition de démanteler les grosses firmes de nouvelles technologies repose en fait sur deux propositions distinctes de séparation. Premièrement, pour répondre au conflit d’intérêt, les entreprises qui "offrent au public sur un marché en ligne un échange ou une plateforme pour se connecter à des tiers" et génèrent des recettes annuelles globales supérieures à 25 milliards de dollars auraient à choisir entre posséder la plateforme ou y participer. Deuxièmement, pour rétablir un paysage concurrentiel, Warren nommerait des régulateurs ayant pour tâche de renverser les fusions anticoncurrentielles en utilisant les lois antitrust existantes. Elle fait explicitement mention aux fusions suivantes : Amazon avec Whole Foods et Zappos ; Facebook avec Whatsapp et Instagram ; Google avec Waze, Nest et DoubleClick.

"L'Amérique a une longue tradition de démantèlement des entreprises lorsqu’elles sont devenues trop grosses et dominantes", dit Warren. Elle rappelle que lorsque, dans les années quatre-vingt-dix, Microsoft "essayait de convertir sa position dominante dans les systèmes d’explorateurs en position dominante dans le nouveau domaine de la recherche internet", le gouvernement lança une procédure d’infraction à la réglementation antitrust contre cette firme qui "contribua à tracer la voie pour que des entreprises d’internet comme Google et Facebook puissent émerger".

Warren n’est pas la seule à évoquer des exemples de l’histoire antitrust américaine pour étayer son argumentation. Tyler Cowen, cependant, trouve plus de similarités avec la procédure d’infraction à la réglementation antitrust lancée contre IBM en 1969 et adopte le point de vue opposé. Le gouvernement américain essaya de démanteler cette entreprise lorsqu’elle "contrôlait près de 70 %" du marché des ordinateurs pour entreprises. "L’affaire dura 13 ans, coûtant des millions de dollars à IBM et au gouvernement, sans oublier qu’elle détourna l’attention des innovateurs d’IBM", écrit Cowen. Il ajoute que "la procédure d’infraction à la réglementation antitrust lancée contre IBM rendit cette dernière moins à même de percevoir la réorientation du marché vers les PC" et contribua à l’effondrement de la part de marché d’IBM et lui occasionna des pertes records.

Du point de vue de Cowen, les entreprises majeures de nouvelles technologies ont été des innovateurs très efficaces et le démantèlement pourrait de la même façon les distraire et les affaiblir, c’est-à-dire nuire en définitive à l’innovation. En fait, Cowen loue les grosses entreprises de nouvelles technologies pour ce que d’autres les accusent : plutôt que d’utiliser les acquisitions pour éliminer de potentiels concurrents qui pourraient les menacer, elles ont permis à leurs acquisitions de se développer en mettant à leur disposition leurs vastes ressources. Il cite comme exemple l’acquisition de YouTube et Android par Alphabet et l’investissement subséquent de cette dernière dans les premières et l’amélioration du contenu et des services de celles-ci.

Cowen remet également en cause l’idée que les grosses entreprises de nouvelles technologies soient en situation de monopole. Dans l’espace des réseaux sociaux, Facebook est toujours en concurrence avec de nombreux rivaux, numériques ou non, et il ajoute qu’"il est facile d’imaginer que Facebook devienne un acteur moins important à mesure que le temps passe". Dans la publicité, Google et Facebook peuvent être meneurs, mais ils sont toujours en concurrence l’un contre l’autre, aussi bien qu’avec d’autres acteurs plus traditionnels (par exemple la télévision). Cowen affirme aussi qu’en ce qui concerne la publicité, Google "est fondamentalement une institution réduisant les prix pour les petites entreprises et les entreprises de niche qui peuvent maintenant avoir plus de portée qu’elles n’auraient pu en avoir auparavant", ce qui contribue à la concurrence dans d’autres secteurs. Par conséquent, bien que Cowen ne "suggère pas que tout soit positif dans le monde en ligne et que certaines critiques soient valides sur certains points", "une réponse antitrust vigoureuse serait précipitée et nuisible".

A l’inverse, Kenneth Rogoff rejoint Warren en remarquant que "le débat sur la manière de réglementer le secteur nous rappelle étrangement le débat sur la réglementation financière au début des années deux mille". Comme dans le cas de la finance à l’époque, les partisans d’une régulation souple du secteur des nouvelles technologies évoquent la complexité de ce dernier comme motif pour ne pas resserrer sa régulation, les sociétés puissantes peuvent accorder de très hauts salaires qui leur permettent de détourner les talents des institutions de régulation et le rôle des régulateurs américains est "énorme" pour le reste du monde. Donc, bien que les "idées pour réguler les grosses entreprises de nouvelles technologies soient juste au stade de l’ébauche et qu’une analyse plus sérieuse soit bien sûr nécessaire", Rogoff est "tout à fait d'accord pour dire qu'il faut agir, en particulier en ce qui concerne la capacité des géants du Web à racheter leurs potentiels concurrents et à utiliser leur position dominante sur les plateformes pour investir d’autres branches d’activité".

Publié seulement cinq jours après l’essai de Warren, le "Rapport du panel d’experts de la concurrence digitale" (Report of the Digital Competition Expert Panel) avance d’autres propositions. La revue The Economist résume ce rapport qui a été préparé par le gouvernement britannique par une équipe menée par Jason Furman, l’ancien économiste en chef du Président Obama. Les auteurs du rapport affirment que la concentration est intrinsèque à l’économie numérique en raison des effets de réseau et qu’une position dominante soutenue peut entraîner des prix plus élevés, une moindre diversité de produits et moins d’innovations.

Cependant, ils rejettent l’idée de démanteler les entreprises du numérique ou de les réguler en limitant leurs profits ou en resserrant la supervision comme dans le cas des infrastructures d’eau ou d’électricité. Le rapport suggère plutôt que l’action publique se focalise sur la stimulation de la concurrence et du choix offert aux usagers. Cela peut passer par l’introduction d’un code de bonne conduite sur le comportement concurrentiel sur les grosses plateformes, faisant écho à un autre élément de la proposition de Warren. Ce code de bonne conduite "empêcherait par exemple un marché en ligne comme Amazon de favoriser ses propres produits vis-à-vis de ceux d’un rival dans un résultat de recherche soumis à un consommateur". Une autre mesure est la "mobilité des données", qui réduirait les coûts de changement de fournisseur pour les usagers. Avec la mobilité des données, "les consommateurs individuels pourraient déplacer leurs historiques de recherche et d’achats d’une plateforme à l’autre. Les utilisateurs de médias sociaux pourraient poster leurs messages à leurs amis, qu’importe le site qu’utilisent ces derniers. Et un amas anonymé de données aggloméré par une firme pourrait être rendu disponible aux nouveaux entrants tout en respectant la vie privée des individus".

L’article décrit le rapport comme "équilibré" et "de première qualité", mais nourrit aussi un certain scepticisme. Il se demande comment la "mobilité des données" va fonctionner en pratique. Il questionne aussi l’impact que le rapport peut avoir. (…) "Même si la Grande-Bretagne adoptait ses recommandations, les titans des nouvelles technologies sont mondiaux en termes d’échelle, mais américains en termes de nationalité. Au final, les Etats-Unis et l’Union européenne (que la Grande-Bretagne est susceptible de bientôt quitter) sont les puissances qui vont décider de leur destinée".

(…) La régulation des grosses entreprises de nouvelles technologies va au-delà de la question de la concurrence et de l’innovation et touche à la politique, aussi bien domestique qu’internationale. A travers sa proposition, Warren cherche notamment à "restaurer l’équilibre des pouvoirs dans notre démocratie" en s’assurant à ce que les données des utilisateurs restent dans le domaine privé et en réduisant le levier dont disposent les sociétés pour obtenir des administrations locales de "massives baisses d’impôts en échange de leur activité".

Pour le secteur des nouvelles technologies, Kenneth Rogoff pense que "pour surmonter ce problème, il faudra répondre aux questions fondamentales sur le rôle de l'État, sur les données personnelles et sur la façon dont les compagnies américaines peuvent soutenir la concurrence face à la Chine, dont le gouvernement utilise des entreprises technologiques nationales pour recueillir des données sur ses citoyens à un rythme exponentiel". Plus généralement, Joseph Stiglitz remarque que "dans la mesure où le pouvoir de marché des firmes mastodontes s’est accru, il en va de même de leur capacité à influencer une politique américaine si soumise au pouvoir de l’argent". Puisque "le défi, comme toujours, est politique", Stiglitz émet des doutes à l’idée que "le système politique américaine soit en mesure d’adopter la bonne réforme" et croit que "il est clair que l’Europe devra prendre l’initiative".

Cependant, la hausse de la concentration est un problème qui s’étend au-delà de l’économie numérique selon Federico Díez et Romain Duval au FMI. En regardant le ratio prix sur coût (le taux de marge) pour près d’un million d’entreprises de 27 pays développés et émergents, ils concluent que celui-ci s’est accru en moyenne de 6 % de 2000 à 2015. Cette hausse est plus prononcée dans les pays développés et en-dehors du secteur manufacturier, notamment l’économie numérique. Surtout, l’essentiel de la hausse des taux de marge provient des entreprises qui présentaient initialement les taux de marge les plus élevés. Ces 10 % des entreprises sont plus rentables, plus productives et utilisent plus d’actifs intangibles que les autres. Díez et Duval affirment que la hausse du pouvoir de marché des firmes les plus productives et innovantes s’explique par leur capacité supérieure à exploiter des actifs intangibles comme des droits de propriété, les effets de réseau et les économies d’échelle, créant une dynamique où "le gagnant rafle l’essentiel".

Les auteurs écrivent que cette hausse du pouvoir de marché a eu des effets significatifs en réduisant notamment l’investissement et la part du travail dans le revenu. "Si les marges étaient restées au niveau qu’elles atteignaient en 2000, le stock de biens de capital serait aujourd’hui en moyenne 3 % plus élevé et le PIB environ 1 % plus élevé". De plus, "la hausse du pouvoir de marché observé depuis 2000 explique aussi au moins 10 % de la baisse (0,2 de 2 points de pourcentage) de la part du revenu national versée aux travailleurs dans les pays développés".

(…) Díez et ses coauteurs identifient les plus faibles incitations à l’innovation et la possible tentative d’entreprises en position dominante sur leur marché pour ériger des barrières à l’entrée justifient que les responsables de la politique économique soient vigilants à l’avenir. Ils proposent une boîte à outils de politique économique diversifiée : un retrait des barrières à l’entrée, un retrait des barrières au commerce et à l’investissement direct à l’étranger dans les services, un resserrement de la loi et des politiques de la concurrence, une réforme de la fiscalité des entreprises et des droits de propriété intellectuelle qui "encouragent des innovations majeures plutôt que des innovations incrémentales". »

Konstantinos Efstathiou, « Breaking up big companies and market power concentration », in Bruegel (blog), 29 mars 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Quelles sont les répercussions macroéconomiques du plus grand pouvoir de marché des entreprises ? »

« Les marchés européens sont plus concurrentiels que les marchés américains »

« Firmes stars, étoiles montantes ? »

lundi 15 avril 2019

Pourquoi le solde courant de la Chine se rapproche de zéro

On s’attend à ce que le compte courant de la Chine soit équilibré dans les prochaines années. Les observateurs sont en désaccord quant à savoir si cet équilibrage s’explique par des facteurs structurels ou par la politique économique de la Chine. Nous passons en revue leurs évaluations quant à la situation de l’épargne et de l’investissement de la Chine et aux implications de celle-ci pour le futur.

On peut considérer le compte courant depuis différents points de vue. Du point de vue commercial, le solde du compte courant est positif si la somme des exportations nettes et du revenu net tiré du reste du monde est positive. Le solde du compte courant est aussi positif si un pays épargne plus que ce qu’il dépense en investissement domestique.

Selon les prévisions que le FMI a récemment publiées dans ses Perspectives de l’économie mondiale, le solde du compte courant de la Chine devrait être d’environ 0,5 % du PIB en 2019, entrer en territoire négatif en 2022 et atteindre – 0,2 % en 2024. Mais durant les quinze dernières années, le solde du compte courant de la Chine, le moteur manufacturier du monde, a été régulièrement positif et en 2007, avant la crise financière mondiale, il atteignait 10 % du PIB. En conséquence, il y a grand débat quant à savoir si et à quelle vitesse le solde courant chinois deviendra négatif.

Un rapport de la banque d’investissement Morgan Stanley affirme que de telles prévisions sont trop conservatrices et que le déficit courant chinois apparaîtra dès 2019 et croîtra au cours de la prochaine décennie pour atteindre 1,6 % du PIB en 2030. Le rapport note que ce déficit est relativement faible, en particulier lorsque l’on prend en compte l’importance de la position extérieure nette de la Chine. Néanmoins, ses auteurs concluent que la Chine doit prendre des mesures pour ouvrir ses marchés financiers aux investisseurs étrangers afin de faciliter l’entrée de capitaux étrangers, ces derniers étant nécessaires pour financer les futurs déficits du compte courant.

Deux articles de la revue The Economist se penchent sur les forces sous-jacentes et les implications d’un compte courant chinois déficitaire. Ces articles soulignent que la tendance du compte courant à devenir déficitaire est due non seulement à des forces conjoncturelles, mais aussi à des forces structurelles. Les aspects conjoncturels sont mieux mis en évidence avec la perspective commerciale : les prix actuellement élevés des importations chinoises, par exemple du pétrole et des semi-conducteurs, tendent à dégrader le solde commercial. Une fois que ces prix reviendront à leur moyenne de long terme, la facture des importations de la Chine va s'alléger et son solde courant s’améliorera. Les facteurs structurels sont mieux perçus du point de vue financier dans la mesure où ils affectent les taux d’épargne et d’investissement de la Chine. Alors que les investissements en Chine sont restés autour de 40 % du PIB pendant un moment, la part du revenu domestique que les ménages (et certaines firmes) chinois épargnent a chuté, en passant de 50 % à 40 % du PIB. De ce point de vue, le solde courant devrait être plus proche de zéro.

Il y a diverses raisons susceptibles d’expliquer le déclin que l’on observe dans le taux d’épargne (pourtant toujours élevé) de la Chine selon The Economist. La première est que la population chinoise vieillit : il y a moins de jeunes épargnant pour leurs vieux jours et plus de personnes âgées vivant de leur épargne. La seconde raison est que les résidents chinois sont de plus en plus riches, si bien qu’ils consomment une part croissante de leurs revenus. Du point de vue commercial, les dépenses de consommation des touristes chinois à l’étranger (qui comptent comme une importation de biens et services) ont explosé depuis 2013. The Economist affirme que le déficit courant est l’inévitable nouvelle norme pour la Chine pour ces deux raisons-là. La revue rejoint le rapport de Morgan Stanley en concluant que "la Chine aura besoin d’attirer des capitaux en contrepartie de son déficit courant", ce qui n’est possible que si elle ouvre ses marchés des capitaux aux investisseurs étrangers.

Brad Setser voit la situation très différemment en soulignant non seulement l’importance de l’épargne, mais aussi des investissements. Premièrement, il doute que des facteurs structurels poussent le solde courant en territoire négatif. En s’appuyant sur une étude du FMI, Setser affirme que le vieillissement va réduire l’épargne de seulement 6 points de PIB d’ici 2030, si bien que les taux d’épargne resteront très élevés. De plus, il affirme que le niveau d’investissement de la Chine, qui est l’un des plus élevés parmi les grandes économies, est susceptible également de baisser, ce qui équilibrera à nouveau le compte courant. Qu’est-ce qui a alors entraîné la dégradation manifeste du compte courant ? Setser affirme que la Chine a "le même niveau d’épargne nationale que Singapour. Singapour génère un excédent de compte courant représentant 20 % de son PIB. Je pense que sans un déficit budgétaire augmenté de 10 % du PIB ou plus, la Chine génèrerait aussi un excédent courant substantiel". Donc, si le gouvernement chinois (…) adopte une consolidation budgétaire, le compte courant de la Chine deviendrait de nouveau excédentaire. En fait, il affirme que "le tournant de la relance en 2016 est la principale raison, avec la reprise partielle du prix du pétrole, expliquant pourquoi l’excédent a baissé ces deux dernières années, pas un quelconque changement structurel du côté de l’épargne chinoise".

Le second point où Setser exprime son désaccord concerne la nécessité de libéraliser le compte financier de la Chine. Setser affirme qu’il n’est pas certain qu’une libéralisation du secteur financier accroisse l’efficience, puisqu’il y a plusieurs garanties implicites et beaucoup d’institutions financières risquées, sous-capitalisées. "Ce qui semble le plus probable est qu’une ouverture du compte financier entraîne une réallocation plus rapide de l’épargne chinoise hors de Chine, par exemple davantage de fuite des capitaux". Par conséquent, un retrait des contrôles de capitaux entraînerait probablement des sorties des capitaux, ce qui pousserait alors le renminbi à la baisse. Au final, une dépréciation du renminbi conduirait à rendre le compte courant de nouveau excédentaire.

Zhang Jun a évalué les taux d’investissement et d’épargne de la Chine du point de vue de la croissance future. Des taux d’investissement élevés, financés par un taux d’épargne domestique élevés, ont permis à la Chine de connaître une croissance économique rapide au cours des dernières décennies. Cependant, Zhang, affirme que la Chine est arrivée au point de développement où les investissements deviennent sursaturés et où il lui apparaît par conséquent nécessaire de réduire ses taux d’épargne. Il rejoint Setser en affirmant que le solde du compte courant est proche de zéro en raison de politiques économiques plutôt que de facteurs structurels. En raison des pressions des partenaires à l’échange sur ses amples excédents extérieurs, la Chine a décidé d’"étendre substantiellement ses dépenses d’investissement dans les infrastructures et les logements domestiques et de laisser le renminbi s’apprécier". Le taux d’investissement plus élevé a réduit le solde du compte courant, mais aussi réduit les rendements marginaux sur le capital et la productivité globale des facteurs. Pour éviter des bulles sur les marchés d’actifs et une nouvelle détérioration de la productivité, Zhang affirme que les taux d’épargne de la Chine doivent chuter et donc que les secteurs protégés du secteur doivent s’ouvrir à la concurrence. Un tel scénario implique une transformation de l’économie chinoise où celle-ci abandonnerait une croissance tirée par les exportations pour une croissance tirée par la consommation, qui est bien plus focalisée sur le marché domestique. La fourniture de nouvelles opportunités de consommation pour les Chinois, en particulier dans les secteurs domestiques, va réduire l’épargne domestique. Zhang ne préconise pas une ouverture des comptes financiers de la Chine, mais plutôt une transformation purement domestique de son économie. »

Michael Baltensperger, « Why China’s current account balance approaches zero », in Bruegel (blog), 15 avril 2019. Traduit par Martin Anota

lundi 1 avril 2019

La stagnation séculaire et l’avenir de la stabilisation économique

« La récente étude de Larry Summers et Lukasz Rachel fait part d’une chute séculaire des taux d’intérêt neutres dans les pays développés. Selon les auteurs, cette chute aurait même été plus marquée en l’absence d’une compensation de la part des politiques budgétaires. Il peut être difficile de mener la politique économique dans un monde de taux d’intérêt durablement faibles peut être, en particulier en eaux troubles. Nous passons en revue ci-dessous ce que pensent les économistes sur cette question…

Dans le cadre de l’édition du printemps 2019 des Brookings Papers on Economic Activity, Larry Summers et Łukasz Rachel ont publié leur article "On falling neutral real rates, fiscal policy, and the risk of secular stagnation". Cet article estime le taux d’intérêt naturel, c’est-à-dire le taux d’intérêt compatible avec un équilibre entre épargne et investissement pour toutes les économies développées. Ce taux d’intérêt, constatent-ils, a chuté de trois points de pourcentage au cours de la dernière génération, et il aurait même pu avoir chuté de plus de sept points de pourcentage si les dépenses publiques n’avaient pas augmenté. La nouveauté de la méthode d’estimation est qu’elle traite les économies avancées comme une seule entité économique qui est pleinement intégrée et fonctionne comme une économie fermée.

Qu’est-ce qui peut expliquer les faibles taux d’intérêt malgré une décennie de larges déficits et dette publics ? La réponse, selon les auteurs, tient au secteur privé. "Les forces du secteur privé poussant les taux d’intérêt à la baisse sont plus puissantes que nous ne l’anticipions précédemment" et, par conséquent, pour que l’épargne et l’investissement s’équilibrent et que l’économie soit au plein emploi, un taux d’intérêt d’équilibre plus faible peut être nécessaire ces prochaines années. "Le cœur du problème est qu’il n’y a pas assez d’investissement privé pour absorber, à des taux d’intérêt normaux, toute l’épargne privée. Cela se traduit par des taux d’intérêt extrêmement faibles, une faible demande globale, une faible croissance économique et une faible inflation, le tout avec une hausse du prix des actifs en capital existants". Un corollaire de ce cadre est que "les fortes hausses de dettes publiques que nous avons connues au cours des dernières décennies sont moins une conséquence de l’irresponsabilité budgétaire qu’une réponse à un manque d’investissement privé relativement à l’épargne privée".

L’une des conséquences d’un taux d’intérêt réel neutre en territoire négatif est la possibilité que la politique économique ne parvienne pas à ramener les économies au plein emploi, même à long terme. "Une croissance satisfaisante pourrait, étant donné la structure actuelle de l’économie, dépendre de politiques insoutenables". La gamme des options en matière de politique économique est aussi plus étroite en cas de récession. En effet, comme le note Brad DeLong, "un petit choc négatif qui réduit un peu ce taux peut pousser l’économie dans un territoire où la banque centrale ne peut réussir sa mission".

Martin Wolf affirme que les banques centrales "délivrent les faibles taux réels dont l’économie a besoin", mais que "nous avons fini par nous reposer excessivement sur les banques centrales". Wolf appelle à utiliser davantage d’instruments de politique économique, en premier lieu la politique budgétaire. Selon lui, une façon d’utiliser « les déficits publiques de façon productive » serait d’utiliser l’investissement public pour compenser l’insuffisance que connaît l’investissement privé et stimuler ce dernier.

"Peut-être que notre stagnation est seulement aussi séculaire que la timidité de la politique macroéconomique". Martin Sandbu, contrairement à Wolf, ne pense pas que la politique monétaire soit à court de munitions. Sandbu note que, avec des rendements du Trésor américain à dix ans proches de 3 %, l’économie américaine est loin d’atteindre une borne inférieure (si "elle existe"), ce qui laisse une certaine marge de manœuvre pour utiliser des politiques non conventionnelles "comme cibler directement les taux d’intérêt à long terme".

David Leonhardt souligne aussi le besoin de nouvelles solutions suite à une décennie de "surprises économiques", mais les responsables de la politique économique doivent avoir conscience de la façon par laquelle une politique budgétaire expansionniste doit être menée. Leonhardt considère que la loi fiscale adoptée par l’administration Trump en 2017 offre une bonne étude de cas de la façon par laquelle la politique budgétaire peut ne stimuler que brièvement l’activité économique. La hausse du PIB étasunien de 2,9 % en 2018 consécutive aux baisses d’impôts était une expansion temporaire, comme le montre le ralentissement de la croissance américaine au cours du premier trimestre de l’année 2019. "Une meilleure réponse de la politique économique aurait été d’accorder la baisse d’impôts à la majorité des Américains, non aux seuls riches".

Un autre exemple, mis en avant par Michael Roberts, est le cas du Japon. Malgré des déficits budgétaires permanents et le plein emploi, ce pays fait toujours face à "une faible croissance des salaires et à des contrats temporaires et à temps partiel pour beaucoup (en particulier les femmes). La consommation réelle des ménages a augmenté de seulement 0,4 % par an depuis 2007, soit deux fois plus lentement qu’auparavant". En fait, Summers et Rachel soulignent l’éventualité que d’autres pays développés "connaissent la même expérience que le Japon, où le très faible taux d’intérêt d’équilibre semble être un aspect semi-permanent du paysage économique". (...) »

Inês Gonçalves Raposo, « Secular stagnation and the future of economic stabilisation », in Bruegel (blog), 1er avril 2019. Traduit par Martin Anota



Réponses de Summers aux critiques suscitées par son article


« Mon article avec Lukasz Rachel sur la stagnation séculaire et la politique budgétaire (…) a suscité plusieurs réponses intéressantes, notamment de la part de Martin Wolf, David Leonhardt, Martin Sandbu et Brad DeLong, ainsi que plusieurs participants à la conférence de la Brookings.

Je suis ravi de voir qu’il semble y avoir une acceptation générale de l’argument au cœur de ma thèse sur la stagnation séculaire. La politique "normale" de taux d’intérêts réel au niveau des 2 %, les budgets primaires équilibrés et les marchés financiers stables sont une prescription pour la stagnation et le chômage. Le succès économique dont le monde industriel a joui au cours des dernières décennies résulte d’une combinaison de taux d’intérêt réels très faibles, d’amples déficits budgétaires, d’endettement privé et de bulles d’actifs.

Je n’ai entendu personne émettre des doutes quant à la conclusion clé qu’une combinaison de taux d’intérêt réels significativement positifs et des budgets équilibrés serait une bonne prescription pour sortir d’une sévère récession, a fortiori d’une dépression, dans le monde industrialisé.

Notons que c’est un argument bien plus fondamental que l’idée que la borne inférieure effective sur les taux d’intérêt puisse empêcher de stabiliser l’économie. En raison d’une tendance chronique du secteur privé à générer trop d’épargne, les économies peuvent être sujettes au chômage (…) en l’absence de réponses appropriées de la politique économique qui sont elles-mêmes problématiques.

C’est un argument bien plus dans l’esprit de Keynes, des premiers keynésiens et des postkeynésiens d’aujourd’hui que des nouveaux keynésiens qui ont fixé les termes pour l’essentiel des discours macroéconomiques contemporains, à la fois dans le champ universitaire et dans les banques centrales à travers le monde.

L’aspect centrale des modèles des nouveaux keynésiens est l’idée selon laquelle les économies ont un équilibre vers lequel elles retournent naturellement, indépendamment des politiques poursuivies. Les bonnes politiques de banque centrale permettent d’atteindre une cible d’inflation désirée (supposée être faisable), tout en minimisant l’amplitude des fluctuations autour de cet équilibre.

Au contraire, l’expérience contemporaine, où l’inflation a été inférieure à la cible dans l’essentiel du monde industriel pendant une décennie, où les marchés s’attendent à ce qu’elle reste sous la cible pendant plusieurs décennies et où la production n’est soutenue que par de larges déficits budgétaires ou des politiques monétaires extraordinairement accommodantes, suggère que les banques centrales agissant seules peuvent ne pas forcément atteindre leurs cibles d’inflation et qu’une politique inadéquate peut facilement non seulement accroître la volatilité de la production, mais aussi réduire son niveau moyen. (...)

Dès lors que l’on reconnaît que la stagnation séculaire est un problème, se pose la question de savoir quelle réponse adopter en termes de politique économique. La bonne réponse sera celle qui assure que le plein emploi soit maintenu avec un minimum de problèmes collatéraux. Sandbu rejette l’idée de stagnation séculaire, en partie parce qu’il croit que les questions de stagnation peuvent être facilement résolues par la baisse des taux. Wolf, s’appuyant sur la BRI, s’alarme des effets toxiques des taux très faibles sur la stabilité financière à court terme et la performance économique à long terme et il préfère le recours à la relance budgétaire. Leonhardt préfère un large menu de mesures pour absorber l’épargne et promouvoir l’investissement.

Je ne suis pas sûr de savoir quelle est la bonne approche et j’aimerais qu’il y ait plus de preuves empiriques pour éclairer la question. Je peux voir une certaine logique derrière l’idée que "le zéro est juste un chiffre", idée selon laquelle l’environnement actuel ne pose pas de nouveaux problèmes fondamentaux, mais qu’il peut juste requérir des changements techniques pour pousser davantage les taux d’intérêt en territoire négatif. Je suis sceptique à cette idée parce que (i) je ne suis pas sûr qu’une poursuite de la baisse des taux dans les négatifs stimule vraiment l’économie en raison des dommages qu’elle occasionne aux banques, du moindre flux d’intérêts que gagnent en conséquence les ménages, et parce que le coût du capital n’est déjà plus une barrière à l’investissement ; (ii) je doute de la qualité d’un investissement qui ne serait pas réalisé à un taux d’intérêt nul, mais qui le serait à un taux d’intérêt négatif ; et (iii) je pense qu’un monde où les taux d’intérêt sont significativement négatifs sur une longue période est un monde d’endettement, de prises de risque et de bulles. J’ai des difficultés à concernant le comportement dans des situations où les ménages et les entreprises sont payés pour emprunter !

Je suis enclin à préférer l’usage raisonné de politiques budgétaires pour répondre à la stagnation séculaire : l’emprunt public à des taux d’intérêts négatifs et l’investissement public semblent préconisés dans un monde où il y a de nombreux projets avec de hauts rendements sociaux. De plus, nous sommes habitués à penser en termes de niveaux de dette, mais il peut être plus approprié de réfléchir en termes de niveaux de service de la dette soutenus. Avec des taux proches de zéro, ils sont inférieurs à la moyenne dans la plupart des pays développés. Le contenu des politiques budgétaires est crucial. Les mesures qui accroissent l’endettement de l’Etat sans stimuler la demande comme l’essentiel des baisses d’impôts de Trump sont peu adéquates. A l’inverse, les mesures qui promeuvent l’investissement et accroissent l’assiette fiscale sont plus intéressantes.

Il y a bien sûr d’autres mesures outre les politiques de stabilisation comme la lutte contre les monopoles, la promotion d’une répartition des revenus moins inégalitaire et le renforcement de la sécurité des retraites, pour laquelle le désir de maintenir la stabilité macroéconomique trouve un argument supplémentaire. »

Lawrence Summers, « Responding to some of the critiques of our paper on secular stagnation and fiscal policy », 20 mars 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Larry Summers et la stagnation séculaire »

« Les pays avancés font-ils face à une stagnation séculaire ? »

« La stagnation séculaire n'est-elle qu'un mythe ? »

lundi 18 mars 2019

La fusion Alstom-Siemens et le besoin de champions industriels européens

« La Commission européenne a refusé la fusion entre Alstom et Siemens, déclenchant par là l’ire des gouvernements français et allemand. Une proposition franco-allemande de refonder le contrôle des fusions dans l’Union européenne a donné lieu à un intense débat sur le besoin de champions européens…

Siemens et Alstom, les deux plus gros fournisseurs du marché du rail, devaient obtenir l’aval de la Commission européenne pour fusionner et ainsi devenir un véritable "champion européen" qui aurait ainsi acquis au niveau mondial une position dominante dans ce secteur. Mais le 6 février 2019, la Commission européenne a refusé, au motif que "la fusion aurait nuit à la concurrence sur les marchés des systèmes de signalisation ferroviaire et des trains à très grande vitesse".

Cette décision a attiré l’attention pour deux raison. Premièrement, les fusions sont rarement interdites en Europe. Comme l’expliquent Patrick Rey et Jean Tirole, "en 2018, par exemple, la Commission a approuvé 370 fusions sans condition et 23 autres en les soumettant à des conditions (ou engagements), dans la plupart des cas après une courte enquête d’un mois. Par ailleurs, la Commission n’a rejeté que deux fusions en 2017, aucune en 2018 et moins de 30 depuis l’adoption de la réglementation de l’UE sur les concentrations en 1990". Deuxièmement, le projet de fusion avait l’aval des gouvernements français et allemand et ces derniers ont durement et ouvertement critiqué la décision de la Commission européenne.

Suite à la décision de la Commission européenne, les ministres des deux pays ont établi un "manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne adaptée au vingt-et-unième siècle" qui repose sur trois piliers : regrouper des ressources pour un investissement "massif" dans l’innovation ; adopter des mesures défensives, telles qu’un cadre de surveillance européen des investissements étrangers et un mécanisme de réciprocité pour les marchés publics avec des pays tiers ; et, enfin, procéder à des changements dans le cadre réglementaire de la politique de la concurrence européenne. Ces changements incluent une révision "des lignes directrices actuelles en matière de concentrations pour mieux tenir compte de la concurrence au niveau mondial, de la concurrence potentielle future et du calendrier de développement de la concurrence afin de donner à la Commission européenne plus de flexibilité dans son appréciation des marchés pertinents" et la possibilité d’un droit de recours du Conseil, sous certaines conditions, qui pourrait revenir sur les décisions de la Commission.

En conséquence de la fusion avortée entre Alstom et Siemens et des propositions franco-allemandes, un débat s’est amorcé : La politique de la concurrence de l’UE doit-elle être changée pour faciliter la formation de "champions européens" ? Et est-ce une condition nécessaire pour les entreprises européennes pour être capable d’affronter la concurrence mondiale ?

Pour les partisans de la fusion Alstom-Siemens, le contexte est important. C’est celui de l’ascension de CRRC, un mastodonte chinois du secteur ferroviaire qui résulte lui-même d’une fusion et qui est dopé par la croissance rapide d’un marché chinois largement fermé. Comme Elie Cohen l’écrit, "là où Alstom et Siemens se battent pour se partager une production annuelle de 35 TGV par an, CRRC en fait 230 ! Là où le marché européen de la grande vitesse stagne, la Chine vient de lancer un plan supplémentaire d’investissement de 125 milliards de dollars pour construire 3200 km de lignes TGV venant s’ajouter à un réseau de 25000 km !"

Donc, Cohen résume l’argument clé en faveur de la fusion : le marché ferroviaire européen est saturé, les vrais marchés sont à l’étranger, donc la concurrence nuit aux deux entreprises en termes de compétitivité mondiale. De plus, un champion européen serait en meilleure position pour résister à l’hégémonie prochaine de CRRC. Ou, comme le dit Guy Verhofstadt, "même si Alstom et Siemens ont tous deux réussi à gagner des contrats dans plusieurs pays occidentaux et africains ces dernières années, leur chance pourrait bientôt s’évanouir" et "s’il n’y a pas de plus forte réponse de la part de l’Europe, il ne s’agit pas de savoir si mais quand la Chine deviendra un acteur dominant dans le marché du rail mondial".

Dans ce contexte, les règles européennes sur la définition du marché pertinent deviennent particulièrement importantes pour statuer sur le cas de la fusion Alstom-Siemens, d’où la proposition franco-allemande de les réviser. Comme Verhofstadt l’affirme, en suivant les règles la Commission avait à "considérer l’impact potentiel de la fusion sur les marchés européens et régionaux en décidant de l’approuver ou de la rejeter". "Mais le marché du rail dans lequel Alstom et Siemens opèrent est mondial, ce qui signifie que l’évaluation d’une position dominante ou des entraves à la concurrence doit aussi tenir compte des concurrents basés au Japon, en Corée du Sud, en Chine et ailleurs", ajoute-t-il. Donc, en conclut-il, les règles européennes de contrôle des fusions doivent devenir plus flexibles et prospectives. Plus généralement, pour Verhofstadt et Cohen, le cadre de concurrence doit prendre en compte des intérêts stratégiques plus larges et les implications à long terme des menaces géopolitiques.

Par conséquent, bien qu’il rejette clairement un droit de recours par des Etats-membres qui dérogerait aux décisions de la Commission, Verhofstadt se prononce en faveur d’une refonte des règles pour faciliter l’émergence de champions européens. Il maintient que, pour affronter la concurrence mondiale, les entreprises européennes ont besoin de gagner en taille et que, pour cela, il préconise des "champions européens" à la Airbus.

Adoptant le point de vue opposé, Patrick Rey et Jean Tirole doutent que l’on puisse faire une analogie avec Airbus. "Dans le cas d’Airbus, il s’agissait de créer un concurrent à Boeing, qui détenait alors un quasi-monopole sur le marché de l’aviation commerciale. La fusion Alstom-Siemens aurait au contraire réduit le nombre d’acteurs dans l’industrie ferroviaire en Europe".

De plus, Martin Sandbu cite le journaliste Chris Bryant de Bloomberg pour suggérer que le désavantage compétitif des deux entreprises est exagéré : les recettes de CRRC sont en effet plus larges que celles d’Alstom et Siemens combinées, mais presque sa totalité viennent du marché chinois, tandis que sur les marchés internationaux, les deux entreprises européennes pèsent trois fois plus que CRRC.

Plus généralement, Massimo Motta et Martin Peitz soulignent qu’il n’y a rien dans le contrôle des fusions qui empêche la formation de champions européens, à condition qu’il y ait assez de gains d’efficacité (des synergies et des complémentarités) pour compenser les effets anticoncurrentiels à court terme (prix plus élevés, moindre choix pour les demandeurs) et à long terme (moins d’investissement, d’innovation et de qualité). "Mais dans le cas Siemens-Alstom, il n’y a pas d’information publique qui certifie qu’il y ait de telles synergies et la Commission européenne a déclaré que les partis n’ont pas démontré qu’il était possible d’obtenir de tels gains d’efficacité", ajoutent-ils.

Les deux économistes remarquent que la création de champions européens serait empêchée par le contrôle de fusions dans de le cas où il y a des gains d’efficacité en termes de compétitivité internationale (plus de ventes à l’étranger) insuffisants pour compenser les méfaits sur le consommateur européen (des prix plus élevés). Selon les deux auteurs, alors que de telles situations doivent retenir l’attention, il s’agit plus souvent de possibilités théoriques que de cas effectifs et "en se basant sur les constats de la Commission européenne, Siemens/Alstom n’auraient définitivement pas été l’un de ces cas". Dans tous les cas, ils suggèrent qu’un partenariat (ou un autre contrat) pour coordonner les ventes et la production étrangères permettent d’obtenir de tels gains d’efficacité sans recourir à une fusion.

Pourtant, Motta et Peitz reconnaissent que l’efficacité économique ne doit pas être le seul principe guidant la politique de la concurrence. Pour autant, ils soulignent qu’empêcher une position dominante sur un marché qui affecte la sécurité de l’approvisionnement, ou des considérations stratégiques (militaires ou non), est un bon argument pour bloquer une fusion, non pour en autoriser une. Ils concèdent aussi que les règles de la concurrence peuvent ne pas être adéquates pour empêcher des pratiques déloyales par des entreprises extra-européennes. A ce sujet, ils proposent de recourir à "une intervention préventive (par exemple en excluant des appels d’offres les entreprises extra-européennes soupçonnées de s’engager dans de telles pratiques) ou de recourir à des dispositions anti-dumping", tout en notant que, en l’absence de concurrence exercée par les entreprises extra-européennes, la concurrence entre les entreprises européennes devient plus impérieuse.

Enfin, tous les auteurs craignent les dérives qu’il y aurait à donner aux Etats-membres leur mot à dire sur la politique de la concurrence. "Cette révolte contre le régime de concurrence européen est une vieille tentation de cartellisation nationale pointant le bout de son nez au niveau européen", écrit Martin Sandbu. Rey et Tirole soulignent que "les politiciens sont sujets au lobbying intense de grandes entreprises et d’organisations industrielles susceptibles d’être plus intéressées par la limitation de la concurrence que par son encouragement". Motta et Peitz craignent que "sous couvert de permettre la formation de champions européens anticoncurrentiels, les objectifs politiques de court terme qui jouissent d’un rapide soutien populaire guide la prise de décision".

Donc, est-il possible de réconcilier une politique industrielle européenne avec la politique de la concurrence ? Le verre semble à moitié plein : tous les commentaires recensés ici, indépendamment de leur opinion sur la fusion entre Alstom et Siemens, soulignent la nécessité de soutenir l’investissement dans l’innovation et de favoriser l’examen des investissements étrangers et l’accès réciproque aux marchés. Gerogios Petropoulos et Guntram Wolff ajoutent qu’au-delà des instruments défensifs qui répondent aux inquiétudes relatives aux subventions publiques, "la vraie question est de savoir si l’UE va renforcer son marché unique, accroître les dépenses en recherche-développement, redorer le blason de ses universités et concevoir une véritable stratégie intégrée en matière d’intelligence artificielle".

Mais sur le besoin de champions européens et l’attitude de la politique de la concurrence à son égard, le consensus est loin d’être atteint comme le confirme un sondage réalisé parmi le panel d’experts économiques européen IGM. Dans le sondage, il a été demandé à des économistes européens s’ils étaient d’accord ou non avec les deux déclarations suivantes : "l’Européen moyen voit sa situation s’améliorer si les autorités européennes de la concurrence laissent les entreprises fusionner pour former des champions européens dans leurs secteurs, même si cela affaiblit la concurrence" et "si la Chine et d’autres pays utilisent des politiques qui créent des entreprises internationales géantes, alors l’Européen moyen voit sa situation s’améliorer si les autorités européennes de la concurrence laissent les entreprises fusionnent pour former des champions européens dans leurs secteurs, même si cela affaiblit la concurrence". (…) Bien que la majorité se déclare en désaccord avec les deux affirmations, une part significative des répondants se déclarent incertains. »

Konstantinos Efstathiou, « The Alstom-Siemens merger and the need for European champions », in Bruegel (blog), 11 mars 2019. Traduit par Martin Anota

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