« Je passe ici en revue quatre thèmes importants, mais peut-être pas immédiatement apparents, que je développe dans mon ouvrage Capitalism, Alone. Le livre contient plusieurs autres sujets qui sont davantage susceptibles d’attirer l’attention des lecteurs et des commentateurs que les questions quelque peu abstraites ou philosophiques sur lesquelles je vais me pencher ici.

1. Le capitalisme comme seul mode de production au monde. Durant le précédent point haut de la mondialisation tirée par la Grande-Bretagne, le capitalisme partageait le monde avec divers systèmes féodaux ou comparables à des systèmes féodaux avec un travail qui n’était pas libre : le travail forcé fut aboli en Autriche-Hongrie en 1848, le servage en Russie en 1861, l’esclavage s’arrêta aux Etats-Unis en 1865 et au Brésil seulement en 1888 (…). Ensuite, après 1917, le capitalisme devait partager le monde avec le communisme qui, à son pic, inclut presque un tiers de la population mondiale. C’est seulement après 1989 que le capitalisme n’est plus seulement un système dominant, mais aussi l’unique système organisant la production (chapitre 1).

2. Le rôle historique mondial du communisme. L’existence du capitalisme (la manière économique d’organiser la société) à travers le monde n’implique pas que les systèmes politiques soient organisés de la même manière partout. Les origines des systèmes politiques sont très différentes. En Chine et au Vietnam, le communisme était l’outil via lequel le capitalisme indigène était introduit (comme je l’explique ci-dessous). La différence dans la "genèse" du capitalisme, dans la façon par laquelle le capitalisme a été "créé" en divers pays explique pourquoi il y a au moins deux types de capitalisme aujourd’hui. Je doute qu’il y ait à un moment ou à un autre un seul type de capitalisme couvrant le monde entier.

Pour comprendre l’idée sur les différences d’origines, on a besoin de partir de la question du rôle du communisme dans l’histoire mondiale et donc de l’interprétation (l’histoire raisonnée) du vingtième siècle (chapitre 3).

Il y a deux récits majeurs du vingtième siècle : libéral et marxiste. Ce sont deux "Jérusalem" selon la terminologie du philosophe russe Berdiaff. Ils voient le monde comme passant de stades marqués par un faible développement vers des étapes marqués par un plus haut développement finissant à un terminus, celui d’une démocratie capitaliste libérale ou celui du communisme (la société d’abondance).

Les deux récits rencontrent de gros problèmes pour interpréter le vingtième siècle. Le récit libéral est incapable d’expliquer l’éclatement de la Première Guerre mondiale qui, selon les arguments libéraux à propos de la diffusion du capitalisme, du commerce (pacifique) et de l’interdépendance entre les pays (…), le conflit n’aurait jamais dû survenir et ne se serait certainement pas déroulé de la façon par laquelle il s’est déroulé, à savoir en incluant dans la guerre presque la totalité des pays capitalistes les plus développés. Deuxièmement, le récit libéral considère le fascisme et le communisme comme des "erreurs" (des culs-de-sacs) sur la route vers une démocratie libérale chiliastique sans vraiment parvenir à expliquer pourquoi ces deux "erreurs" sont survenues. Donc, les explications libérales de l’éclatement de la Première Guerre mondiale et des deux "culs-de-sacs" sont souvent ad hoc, mettant l’accent sur le rôle d’acteurs individuels ou d’événements idiosyncratiques.

L’interprétation marxiste du vingtième siècle est bien plus convaincante lorsqu’il s’agit d’expliquer la Première Guerre mondiale (l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme) et le fascisme (une tentative par une bourgeoisie affaiblie de stopper les révolutions de gauche). Mais la vision marxiste est incapable d’expliquer 1989, la chute des régimes communistes et donc elle est incapable d’expliquer le rôle du communisme dans l’histoire mondial. La chute du communisme, dans une pure vision du monde marxiste, est une abomination, aussi inexplicable que l’aurait été une société féodale ayant connu une révolution bourgeoise des droits avant de "régresser" et d’imposer à nouveau le servage et une structure d’ordres tripartite. Le marxisme a par conséquent cessé de chercher à expliquer l’histoire du vingtième siècle.

La raison de cet échec tient au fait que le marxisme n’a jamais réussi à distinguer entre les schèmes marxistes standards concernant la succession des formations socio-économiques (ce que j’appelle la trajectoire occidentale du développement, "Western Path of Development") et l’évolution des pays plus pauvres et colonisés. Le marxisme classique ne s’est jamais sérieusement demandé si la trajectoire occidentale de développement est applicable dans leur cas. Il croyait que les pays les plus pauvres et colonisés suivraient simplement, avec un certain retard, les développements des pays développés et que la colonisation et l’impérialisme produiraient la transformation capitaliste de ces sociétés. C’était la vue qu’avait explicitement Marx sur le rôle du colonialisme anglais en Asie. Mais le colonialisme s’est révélé trop faible pour une telle tâche et il n’a réussir à introduire le capitalisme que dans de petites enclaves comme Hong-Kong, Singapour et des parties d’Afrique du Sud.

Permettre aux pays colonisés de connaître à la fois leurs libéralisations sociale et nationale (notez que les pays développés n’avaient pas à connaître de libération nationale) était le rôle du communisme dans l’histoire mondiale. Il n’y a que les partis communiste ou de gauche qui surent mener ces deux révolutions. La révolution nationale signifiait une indépendance politique. La révolution sociale signifiait l’abolition des institutions féodales inhibant la croissance (le pouvoir des propriétaires terriens usuraires, le travail enchaîné à la terre, la discrimination sexuelle, le manque d’accès à l’éducation pour les pauvres, la turpitude religieuse, etc.). Le communisme traça donc la voie au développement du capitalisme indigène. Fonctionnellement, dans les sociétés colonisées du tiers-monde, il joua le même rôle que les bourgeoisies domestiques jouèrent en Occident. Le capitalisme indigène ne put s’établir qu’une fois les institutions féodales détruites.

La définition concise du communisme est donc : le communisme est un système social qui a permis aux sociétés en retard et colonisées d’abolir le féodalisme, de retrouver leur indépendance économique et politique et de construire un capitalisme indigène.

3. La domination mondiale du capitalisme a été rendue possible grâce à certains traits humains (qu’il a en retour exacerbés et) qui, d’un point de vue éthique, sont discutables. Une plus grande commercialisation et une plus grande richesse nous ont rendus à maints égards plus polis dans nos manières (conformément à Montesquieu), mais elles l’ont fait en utilisant ce qui était traditionnellement considéré comme des vices, le désir de plaisir, de pouvoir et de profit (conformément à Mandeville). Les vices sont à la fois fondamentaux pour le capitalisme hypercommercialisé et ce dernier les renforce. Nous les acceptons, non pas parce qu’ils sont en eux-mêmes désirables, mais parce qu’en les acceptant nous pouvons imaginer un plus grand bien social : l’aisance matérielle.

Pourtant, le contraste entre le comportement acceptable dans un monde hyper-commercialisé et les concepts de justice traditionnels, l’éthique, la honte, l’honneur (…), creuse un fossé qui est rempli avec l’hypocrisie ; on ne peut ouvertement accepter que l’on ait vendu pour de l’argent son droit à la liberté de parole ou la capacité d’être en désaccord avec son chef, et donc on a besoin de dissimuler ce fait avec des mensonges ou une mauvaise représentation de la réalité.

Dans le chapitre 5 du livre : "La domination du capitalisme comme la meilleure ou plutôt la seule façon d’organiser la production et la répartition semble absolue. Pas de potentiel rival en vue. Le capitalisme a gagné cette position grâce à sa capacité, via l’appel à l’intérêt personnel et le désir de propriété personnelle, d’organiser la population de façon à ce qu’elle parvienne, d’une façon décentralisée, à créer de la richesse et à multiplier de plusieurs foi le niveau de vie d’un être humain moyen sur la planète, ce qui, il y a un siècle, était considérait presque comme utopique."

"Mais ce succès économique a rendu plus manifeste le décalage entre la capacité de vivre mieux et plus longtemps et l’absence de hausse significative de la moralité ou même du bonheur. La plus grande abondance matérielle a rendu meilleurs les manières et le comportement des gens vis-à-vis d’autrui : puisque les besoins élémentaires et même davantage étaient satisfaits les gens n’avaient plus besoin de s’engager dans une lutte hobbesienne de tous contre tous. Les manières devinrent plus polies, les gens mieux considérés."

"Mais ce vernis n’a pas été obtenu sans coûts. Les gens se sont de plus en plus laissés portés par leur intérêt personnel, même pour des choses ordinaires et des affaires personnelles. L’esprit capitaliste, un témoignage du succès généralisé du capitalisme, pénétra profondément la vie des gens. Puisque l’extension du capitalisme à la famille et à la vie intime s’opposait aux idées, enracinées depuis plusieurs siècles, relatives au sacrifice, à l’hospitalité, à l’amitié, aux liens familiaux et ainsi de suite, il ne fut pas facile d’accepter ouvertement que de telles normes avaient été supplantées par l’intérêt personnel. Ce trouble créa une large zone où l’hypocrisie régna. Donc, en définitive, le succès matériel du capitalisme finit par être associé au règne des demi-vérités dans nos vies privées."

4. Le système capitaliste ne peut être changé. La domination du capitalisme hyper-commercial s’est établi grâce à notre désir de continuer à jamais d’améliorer nos conditions matérielles, un désir que le capitalisme est le plus à même de satisfaire. Cela a conduit à la création d’un système de valeurs qui place le succès monétaire à son sommet. A maints égards, c’est une évolution désirable parce que "croire" seulement en l’argent fait passer à la trappe d’autres marqueurs traditionnels et discriminatoires imposant une hiérarchie.

Pour exister, le capitalisme doit croître et s’étendre à de nouvelles zones ou de nouveaux produits. Mais le capitalisme n’existe pas en-dehors de nous, comme un système externe. Ce sont les individus, c’est-à-dire nous, qui, dans leur vie de tous les jours, créent le capitalisme et lui fournissent de nouveaux champs d’action, tellement que nous avons transformé nos logements en capital et notre temps libre en ressource. Cette marchandisation de la quasi-totalité des activités, notamment de celles qui étaient jusqu’à présent très privées, a été rendu possible par notre internalisation d’un système de valeurs où l’obtention d’argent est porté au pinacle. Si ce n’était pas le cas, nous n’aurions pas marchandisé pratiquement tout ce qui peut l’être (…).

Le capitalisme, pour s’étendre, a besoin de la cupidité. Nous avons totalement accepté la cupidité. Notre acceptation d’un tel système de valeurs a permis au capitalisme hypercommercialisé de survivre, de se développer et de s’étendre. Il s’ensuit qu’aucun changement dans le système économique ne peut être imaginé sans un changement du système de valeurs qui le sous-tend, que le système promeut et qui nous satisfait dans nos activités quotidiennes. Mais il semble à présent impossible qu’un tel changement des valeurs se produise. Il a été tenté par le passé et il a fini dans l’échec le plus ignoble. Nous sommes donc coincés avec le capitalisme. Et dans nos activités, jour après jour, nous le soutenons et le renforçons. »

Branko Milanovic, « Capitalism, Alone: Four important--but somewhat hidden--themes », in globalinequality (blog), 24 septembre 2019. Traduit par Martin Anota