« Hier, j’ai évoqué le surprenant succès des Etats-Unis pour limiter les dommages économiques de la pandémie de Covid-19. Par rapport à ce que l’on s’attendait et à notre gestion de la crise financière de 2008, nous nous en sommes remarquablement bien tirés. Mais d’autres pays s’en sont également bien tirés, dans certains cas et dans une certaine mesure mieux. En fait, parmi les grands pays développés, la grande vedette de l’ère pandémique est, sans doute, la France.

La France ? Aussi longtemps que je m’en souvienne, la couverture médiatique de l’économie française aux Etats-Unis a été constamment négative. (…) Dans les années 1990, on nous disait que la France était culturellement trop stagnante pour se maintenir avec la technologie moderne ; un article de 1997 était intitulé "Pourquoi les Français détestent internet". (La France a actuellement une meilleure pénétration du haut débit que les Etats-Unis.) Durant la crise de l’euro entre 2010 et 2013, j’ai régulièrement entendu certains affirmer que la France était la prochaine à rejoindre les économies en difficulté du sud de la zone euro ; "la France est en chute libre" avait affirmé un rédacteur dans la revue Fortune.

Les données n’ont jamais soutenu ce négativisme. Ce qui se passe vraiment, je pense, c’est que les discours dans les milieux d’affaires aux Etats-Unis sont fortement façonnés par l’idéologie conservatrice et, aux yeux de celle-ci, la France, avec ses énormes dépenses sociales, sa fiscalité élevée et sa réglementation économique, ne pouvait être qu’un cas désespéré. (…)

En fait, l’économie française a continué d’avancer. Certes, le PIB par tête est environ un quart plus faible en France qu’aux Etats-Unis. Mais cela reflète principalement une combinaison de retraites précoces et, surtout, d’une plus courte durée du travail, parce que les Français, contrairement aux Américains, prennent des vacances. Autrement dit, ce moindre PIB par tête reflète principalement un choix plutôt qu’un problème. Et alors que les Français travaillent moins que les Américains, ils sont davantage susceptibles que ces derniers de travailler aux âges intermédiaires. (…)

Et c’est du côté de l’emploi à l’âge intermédiaire que la France a particulièrement bien réussi pendant la pandémie. Beaucoup d’économistes utilisent le pourcentage d’adultes employés entre 25 à 54 ans pour jauger des conditions sur le marché du travail. Ce ratio a plongé aux Etats-Unis durant le pire de la récession pandémique ; il a depuis fortement rebondi, mais il reste toujours en-deçà des niveaux prépandémiques, même si d’autres indicateurs suggèrent un marché du travail sous tension, l’une des divergences dont les économistes parlent lorsqu’ils évoquent une Grande Démission (Great Resignation) des travailleurs, qui ne veulent ou ne peuvent retourner dans la vie active. La France, par contre, a non seulement réussi à éviter un fort plongeon de l’emploi, mais elle a aussi réussi à dépasser son niveau prépandémique :

GRAPHIQUE 1 Taux d'emploi des 25-54 ans (en %)

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Comment y est-elle parvenue ? Quand la pandémie a forcé les économies à adopter un confinement temporaire, les pays européens, notamment la France et les Etats-Unis prirent des routes divergentes en ce qui concerne le soutien du revenu des travailleurs. Les Etats-Unis ont amélioré les allocations chômage ; la France a offert des subventions aux employeurs pour maintenir les travailleurs en chômage technique sur la liste de paie. Aujourd’hui, la solution européenne apparaît comme meilleure, parce qu’elle a maintenu le lien des travailleurs à leurs employeurs et parce qu’elle a facilité leur retour lorsque les vaccins ont été mis à la disposition de la population.

Oh, et même si les Français ont également leurs antivaxx, ces derniers n’ont pas autant d’écho politique que leurs homologues américains, donc la France a su mieux vacciner :

GRAPHIQUE 2 Part de la population pleinement vaccinée contre la Covid-19 (en %)

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La France a aussi un système de garde d’enfants universel, qui rouvrit relativement vite pendant la pandémie, tout comme les écoles, permettant aux parents, en particulier aux mères, de retourner travailler. Je ne veux pas romancer l’économie ou la société française, qui ont toutes les deux beaucoup de problèmes. Et les progressistes qui aiment s’imaginer que nous pouvons neutraliser la colère de la classe laborieuse blanche aux Etats-Unis en relevant les salaires et en étendant le filet de sécurité sociale devraient savoir que la France, dont les politiques sont à gauche de leurs rêves les plus fous, a son propre mouvement nationaliste blanc, quoique moins puissant que le nôtre.

Pourtant, à un instant où les Républicains qualifient de "socialisme" destructeur tout effort visant à rendre les Etats-Unis moins inégaux, il est intéressant de noter que l’économie française (qui n’est pas socialiste, mais se rapproche davantage du socialisme que tout ce que proposent les démocrates) se porte relativement bien. »

Paul Krugman, « France’s economy is having a good pandemic », 14 janvier 2022. Traduit par Martin Anota



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