« L’économie mondiale connaît un ralentissement soudain de l’activité accompagné d’une forte accélération de l’inflation mondiale, cette dernière atteignant des niveaux qu’elle n’avait pas atteint depuis plusieurs décennies. Ces développements amènent certains à craindre une stagflation, c’est-à-dire une conjonction entre faible croissance et forte inflation, similaire à ce que le monde a subi dans les années 1970. Nous avons vu quels dommages cela peut infliger aux pays émergents et en développement. La stagflation à l’époque s’était soldée par une récession mondiale et une série de crises financières dans les pays émergents et en développement. A la lumière des leçons tirées de l’épisode de stagflation, ces économies doivent rapidement réfléchir à des politiques pour faire face aux conséquences d’un resserrement rapide des conditions de financement mondiales.

L’inflation et la croissance ne vont pas dans le même sens


En mai 2022, l’inflation mondiale (8,1 %) et celle des pays émergents et en développement (9,4 %) ont atteint le niveau le plus élevé depuis 2008 (cf. graphique 1). L’inflation dans les pays développés a atteint les niveaux les plus élevés observés ces quatre dernières décennies. Dans la mesure où les récents chocs dans les prix de l’énergie et des produits alimentaires refluent, où les goulots d’étranglement se desserrent et où les conditions financières se resserrent, on s’attend à ce que l’inflation mondiale décline d’environ 3 points de pourcentage l’année prochaine. Mais elle serait toujours supérieure d’un point de pourcentage à sa moyenne en 2019, avant que la pandémie ne mette le monde sens dessus dessous.

GRAPHIQUE 1 Taux d'inflation (en %)

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Après l’effondrement lors de la récession mondiale de 2020, la croissance mondiale a rebondi à 5,7 % en 2021, soutenue par des politiques budgétaire et monétaire accommodantes sans précédent. On s’attend maintenant à ce que la croissance ralentisse à 2,9 % en 2022, avec peu de changement en 2023-2024, en raison de la guerre en Ukraine, de l’érosion de la demande de rattrapage et du retrait du soutien fourni par les politiques économiques dans un contexte de forte inflation. Au-delà du moyen terme, on s’attend à ce que la croissance mondiale reste faible tout au long des années 2020, en raison d’un affaiblissement tendanciel des moteurs fondamentaux de la croissance.

Un ralentissement de la croissance plus marqué, mais une hausse de l’inflation plus limitée (pour l’instant)


L’actuelle conjoncture ressemble à celle du début des années 1970 à trois égards :

Une inflation élevée et une faible croissance. L’économie mondiale a émergé de la récession mondiale associée à la pandémie de 2020 de la même façon qu’elle avait émergé de la stagflation après la récession mondiale de 1975. L’inflation mondiale a atteint 11,3 % en rythme annuel entre 1973 et 1983, soit un rythme trois fois plus rapide que celui de 3,6 % qu’elle atteignait en 1962-1972 (cf. graphique 1). Alors que l’accélération de l’inflation depuis la récession mondiale de 2020 provoquée par la pandémie de Covid-19 a été moins forte qu’après la récession de 1975, on s’attend à un ralentissement plus marqué de la croissance : entre 2021 et 2024, on prévoit que la croissance mondiale baisse de 2,7 points de pourcentage, soit deux fois plus amplement qu’entre 1976 et 1979 (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2 Ralentissement de la croissance après les récessions mondiales (en points de pourcentage)

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Des chocs d’offre après le maintien prolongé d’une politique monétaire accommodante. Des perturbations du côté de l’offre provoquées par la pandémie et le récent choc d’offre ayant touché les prix de l’énergie et des produits alimentaires avec l’invasion russe de l’Ukraine ressemblent aux chocs pétroliers de 1973 et de 1979-1980. La hausse des prix de l’énergie dans les années 1970 et durant la période 2020-2022 sont les plus amples variations qu’ils aient connues au cours des 50 dernières années (cf. graphique 3). A l’époque et aujourd’hui, la politique monétaire était généralement très accommodante à la veille de ces chocs, avec des taux d’intérêt réels négatifs pendant plusieurs années.

GRAPHIQUE 3 Variation mensuelle des prix de l'énergie et des aliments (en %)

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De significatives vulnérabilités dans les pays émergents et pays en développement. Dans les années 1970 et au début des années 1980, comme aujourd’hui, une dette élevée, une forte inflation et de fragiles finances publiques rendaient les pays émergents et en développement vulnérables à un resserrement des conditions financières. La stagflation des années 1970 a coïncidé avec la première vague mondiale d’accumulation de la dette du dernier demi-siècle. De faibles taux d’intérêt réels mondiaux et le développement rapide des marchés de prêt syndiqué ont encouragé une explosion de la dette des pays émergents et en développement, en particulier en Amérique latine et dans plusieurs pays à faible revenu. Les années 2010 ont été marquées par la quatrième (et actuelle) vague d’endettement mondial impliquant la hausse la plus forte, la plus rapide et la plus généralisée de la dette publique dans les pays émergents et en développement que l’on ait pu observer au cours du dernier demi-siècle. Plusieurs pays à faible revenu sont déjà en situation de détresse ou presque. La magnitude et la vitesse de l’accumulation de dette accroît les risques associés.

D’importantes différences par rapport aux années 1970


Même si les similarités que nous venons de souligner sont inquiétantes, il y a d’importantes différences structurelles et conjoncturelles entre la situation des années 1970 et celle d’aujourd’hui. Cela signifie que l’économie mondiale peut encore échapper à une répétition de cet épisode stagflationniste.

Des chocs moins amples. Du moins jusqu’à présent, les hausses des prix des matières premières ont été plus limitées que celles observées lors des années 1970. Pour l’instant, l’inflation mondiale en 2022 est moins généralisée qu’elle ne l’était dans les années 1970 et l’inflation sous-jacente est restée modérée dans plusieurs pays, même si elle a récemment augmenté.

Des cadres de politique monétaire plus crédibles. Les cadres de politique monétaire se sont de plus en plus focalisés sur la stabilité des prix au cours du temps. Dans les années 1970, les banques centrales faisaient souvent face à des objectifs contraires, en cherchant à la fois atteindre une forte croissance et le plein emploi, ainsi que la stabilité des prix. A l’inverse, les banques centrales dans les pays développés et plusieurs pays émergents et en développement ont à présent des mandats privilégiant la stabilité des prix, prenant typiquement la forme d’une cible d’inflation explicite (…). En conséquence des améliorations apportées aux cadres de politique monétaire et au meilleur ancrage des anticipations d’inflation, l’inflation, en particulier sous-jacente, est devenue bien moins sensibles aux surprises d’inflation.

Des économies plus flexibles. Les années 1970 ont été une époque de fortes rigidités économiques structurelles. Plusieurs d’entre elles ont depuis été assouplies. La plus grande flexibilité économique d’aujourd’hui, avec une fixation des salaires moins centralisée et une moindre répression financière, permet à l’offre et à la demande de réagir plus vite dans les secteurs où les prix augmentent particulièrement vite et elle réduit la probabilité de spirales prix-salaires. En outre, l’intensité énergétique du PIB a considérablement chuté depuis les années 1970, rendant les économies plus résilientes aux chocs touchant les prix de l’énergie. Moins d’assouplissement budgétaire. Les années 1960 et 1970 ont été marquées par une politique budgétaire expansionniste. A l’inverse, on s’attend à ce que la politique budgétaire soit resserrée ces prochaines années, comme les gouvernements vont retirer le soutien budgétaire sans précédent qu’ils ont fourni durant la pandémie. (…) »

Jongrim Ha, M. Ayhan Kose & Franziska Ohnsorge, « Today’s global economy is eerily similar to the 1970s, but governments can still escape a stagflation episode », Brookings, 1er juillet 2022. Traduit par Martin Anota



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