« Comme les choses ont changé en deux ans ! En 2021, les taux d’intérêt étaient proches de zéro aux Etats-Unis et au Royaume-Uni et légèrement négatifs dans la zone euro et au Japon. On s’attendait à ce qu’ils restent indéfiniment faibles. Chose remarquable, en janvier 2022, les investisseurs financiers pensaient que la probabilité que le taux d’intérêt remonte à 4 % dans les cinq années suivantes était de seulement 12 % aux Etats-Unis, 4 % en zone euro et 7 % au Royaume-Uni. Voilà en ce qui concerne les taux d’intérêt nominaux de court terme. Après correction de l’inflation anticipée, les taux d’intérêt réels étaient substantiellement négatifs et on s’attendait à ce qu’ils le restent.

Même après que la plupart des banques centrales aient commencé à relever leurs taux d’intérêt (la Fed commença à le faire en mars 2022), ce fut en réaction à la plus forte inflation. Donc, les taux d’intérêt réels étaient toujours substantiellement négatifs il y a un an encore. En outre, les taux d’intérêt de court terme ont davantage augmenté que les taux de long terme ne l’ont fait : la courbe des taux s’est inversée en octobre 2022, signalant que les marchés financiers pensaient que les banques centrales baisseraient bientôt les taux d’intérêt de court terme. Cette anticipation a été attribuée aux prévisions d’une récession imminente pour les Etats-Unis et l’économie mondiale, récession que l’on attendait déjà pour l’année 2022.

Le renversement


Pas même cinq ans se sont écoulés depuis janvier 2022 et pourtant le taux d’intérêt de court terme a augmenté à 5,25 % aux Etats-Unis. Les taux d’intérêt réels sont maintenant positifs aux Etats-Unis et dans plusieurs autres pays. A présent, les prévisions des futurs taux d’intérêt réels sont aussi bien au-dessus de zéro. (Une raison pour ce changement de perspective est que, soudainement, il apparaît que les Etats-Unis pourraient après tout éviter une récession.)

S’il n’y avait que les investisseurs financiers qui avaient brutalement abandonné le scénario des taux nuls pour celui des taux positifs, cela ne serait guère troublant : les marchés financiers sont notoirement volatils. Mais un renversement de paradigme plus fondamental pourrait également survenir parmi les économistes universitaires, ce qui survient moins souvent.

Le taux d’intérêt d’équilibre nul


En 2021, plusieurs économistes monétaires estimaient que le taux d’intérêt réel d’équilibre (ou neutre ou "naturel") devait chuter à zéro ou même en-dessous. Le taux d’intérêt neutre a été défini comme le taux d’intérêt que paieraient les obligations sûres si la demande agrégée était égale à la production potentielle et le chômage égal à son taux naturel. (Les banques centrales essayent généralement de maintenir le taux d’intérêt courant à proximité du taux d’intérêt naturel.) Cette perspective a été perçue comme plus ou moins permanente, avec l’exception des fluctuations cycliques occasionnelles, par exemple les hausses temporaires du taux d’intérêt à des instants où la politique budgétaire était inhabituellement expansionniste ou les creux dans les récessions.

Cette perspective de taux nul était importante. Avec une cible de long terme de 2 % pour le taux d’inflation moyen, l’implication semblait être que le taux d’intérêt nominal d’équilibre devait être inférieur à 2 % en moyenne, ce qui ne laisserait pas une marge suffisante pour réduire les taux d’intérêt en temps de récession. Malheureusement, les taux d’intérêt nominaux ne peuvent être poussés bien en-dessous de zéro, en raison de la fameuse borne inférieure zéro (zero lower bound), un exemple de ce que Keynes appelait une trappe à liquidité.

En Europe et au Japon, il est apparu que les taux d’intérêt nominaux pouvaient être poussés un peu en-dessous de zéro : jusqu’à – 0,5 %. Mais ce fut la borne inférieure effective (effective lower bound) : ils ne pouvaient pas être poussés davantage vers le bas. La raison est que, hypothétiquement, si les taux d’intérêt nominaux tombaient à - 1 %, les gens retireraient leur argent de la banque et la garderaient dans des coffres sûrs pour éviter les taux de rendement négatifs. Les coûts mensuels du coffre seraient moindres que la pénalité associée à la détention d’argent sous forme de dépôts bancaires ou d’obligations.

Si le taux d’intérêt réel d’équilibre était parfois négatif et la borne inférieure effective sur les taux d’intérêt nominaux proche de zéro, nous serions en difficulté. Dans cette situation inquiétante, la politique monétaire serait, l’essentiel du temps, trop restrictive pour délivrer le taux de croissance d’équilibre de l’économie réelle. (D’où l’intérêt pour les "politiques monétaires non conventionnelles".) Au mieux, la tâche du maintien au plein emploi aurait à revenir à la politique budgétaire, ce qui était politiquement difficile. C’était l’hypothèse de la stagnation séculaire, ravivée et rendue célèbre par Larry Summers il y a dix ans, en 2013, et soutenue par d’autres.

Les implications pour la dette publique


En ce qui concerne la politique budgétaire, il y avait une implication plus encourageante aux taux d’intérêt chroniquement faibles : ils ont chuté sous le taux de croissance de l’économie (r < g). Cela rendrait soutenables des niveaux élevés de dette publique. Le gouvernement pourrait connaître un déficit primaire (c’est-à-dire un déficit, même une fois les intérêts payés) sans pour autant que la dette soit insoutenable, parce qu’elle serait sur une trajectoire décroissante relativement au PIB. En effet, les taux d’intérêt réels négatifs ont contribué à réduire le ratio dette publique sur PIB des Etats-Unis entre 2020 et 2022.

Il a été suggéré que le meilleur indicateur de la soutenabilité de la dette n’est pas le ratio dette sur PIB, mais la charge d’intérêt sur PIB, c’est-à-dire le ratio dette sur PIB fois le taux d’intérêt. Parce que les taux d’intérêt étaient si faibles, les gouvernements pouvaient continuer à emprunter. On peut considérer que cette vision des choses a sous-estimé la probabilité d’une hausse brutale des taux d’intérêt à l’avenir, une évolution qui rendrait soudainement la dette insoutenable, comme beaucoup de pays émergents le savent.

A présent que les taux d’intérêt sont passés au-dessus du taux de croissance économique, la dette publique américaine est soudainement redevenue un problème. On s’attend à ce que le ratio dette sur PIB retrouve sa trajectoire ascendante (…). C’est l’une des raisons pour lesquelles Fitch Ratings a dégradé la notation de la dette américaine le 1er août, mettant un terme au triple A.

La tendance historique à la baisse des taux d’intérêt


Il n’est pas difficile de voir pourquoi les investisseurs financiers et les économistes concluaient en 2021 que les taux d’intérêt d’équilibre avaient chuté à plus ou moins zéro de façon permanente. Les taux de court terme aux Etats-Unis ont été proches de zéro pendant neuf années (2006-2015 et 2020-2021) au cours des treize années qui ont suivi la crise financière de 2008. De même, pour la zone euro (sous les 1 % depuis 2009 et zéro depuis 2015) et le Japon (sous 0,5 % depuis 1996). Cela ne s’était pas produit auparavant, du moins pas depuis la Grande Dépression des années 1930, l’époque où Alvin Hansen conçut le concept de stagnation séculaire.

Dans les économies majeures, les taux nominaux et réels ont eu tendance à baisser depuis 1992 (et même depuis les années 1980, mais cette décennie peut être expliquée par des facteurs macroéconomiques temporaires). Chose plus surprenante, quand Rogoff, Rossi et Schmelzing ont observé sept siècles de données sur les taux d’intérêt réels de long terme, ils ont trouvé une légère tendance baissière depuis la Renaissance, estimée à environ 1,2 point de pourcentage par siècle (entre 0,6 et 1,8 point de pourcentage), malgré beaucoup de fluctuations de court terme qui peuvent masquer la tendance. L’implication semble être que les taux d’intérêt réels de long terme au vingt-et-unième siècle entrent de façon permanente en territoire négatif. (Une interprétation alternative est que les taux suivent une asymptote tendant à zéro.)

Le déclin des taux d’intérêt réels a été si largement considérée comme permanente que ces études voient leur observation d’une tendance baissière sur sept siècles comme un rejet de la proposition que le déclin est seulement un phénomène propre aux quatre dernières décennies plutôt que comme un rejet de la proposition que le déclin fut seulement temporaire. Mais la dernière hypothèse doit être considérée sérieusement. Statistiquement, l’économétricien doit s’attendre à avoir besoin de cent années de données pour trouver des éléments significatifs montrant que les fluctuations de telles variables sont en fait des écarts transitoires par rapport à un équilibre de long terme.

Qu’est-ce qui pourrait être la cause fondamentale derrière la baisse des taux d’intérêt réels ? Une variété de raisons possibles a été évoquée. Les suggestions pour expliquer les dernières décennies incluent : le ralentissement de la croissance de la productivité (attribuable à un ralentissement du progrès technologique), divers facteurs démographiques (notamment le baby boom d’après-guerre), la hausse de la demande mondiale d’actifs sûrs et liquides (possiblement liée à la hausse des perceptions du risque), la hausse des inégalités (les riches épargnant davantage), un excès mondial d’épargne (attribuable à l’Asie de l’Est à forte épargne), la baisse du prix des biens capitaux, etc. (…) (Je pourrais aussi ajouter la baisse des coûts de transaction sur les marchés financiers, permettant une plus forte concurrence parmi les prêteurs.)

5 % versus zéro


Ce n’est pas que d’éminents économistes ont exclu la possibilité de futures hausses des taux d’intérêt. Ils ont reconnu qu’il y avait une chance que les taux d’intérêt puissent augmenter pendant un certain temps. Mais beaucoup pensaient que ce serait improbable à moyen terme et que ce serait transitoire à long terme. En 2018, Summers écrivait que "nous allons probablement avoir, selon les normes historiques, de très faibles taux pour une très large fraction du temps futur, même durant les bons temps". En 2020, Jason Furman et Summers avaient réitéré : "on s’attend à ce que les taux d’intérêt restent négatifs". En juin 2022, Olivier Blanchard écrivait dans un livre très impressionnant : "le long déclin des taux d’intérêt sûrs découle de puissants facteurs sous-jacents qui ne semblent guère susceptibles de s’inverser de sitôt".

Ce que l’on disait improbable s’est produit. Le taux d’intérêt de court terme est supérieur à 5 %. Peut-être que tous ces économistes monétaires ont raison et que le taux d’intérêt reviendra à zéro dans le futur. Mais il me semble que certains ont été trop hâtifs en extrapolant ce qui s’est passé entre 2008 et 2021. Après tout, jusqu’à 2008 presque personne ne pensait que les taux d’intérêt d’équilibre puissent être nuls. Les macroéconomistes n’ont pratiquement pas réfléchi aux taux d’intérêt nuls avant 2008 (ou 1998 dans le cas du Japon) et ils ne pensaient guère à autre chose après. Si nous avons changé d’avis une fois, nous pouvons encore changé d’avis. En outre, il n’est pas facile d’expliquer en théorie les taux d’intérêt réels d’équilibre nuls ou négatifs, aussi longtemps que les entreprises montrent une croissance de la productivité et les consommateurs une certaine impatience.

Je ne sais pas ce que seront les taux d’intérêt à l’avenir. Mais je doute qu’ils reviennent à zéro. S’ils n’y revenaient pas, ce serait une bonne nouvelle pour la politique monétaire : elle serait moins contrainte que précédemment. Mais ce serait une mauvaise nouvelle pour la politique budgétaire : elle serait de nouveau contrainte par la perspective d’une hausse continue des ratios dette publique sur PIB. »

Jeffrey Frankel, « The end of zero interest rates », in Econbrowser (blog), août 2023. Traduit par Martin Anota


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