« (…) Je parcourais la Stanford Encyclopedia of Philosophy et je suis tombé sur ce paragraphe de l’article de Kevin Vallier sur le néolibéralisme: "Il est davantage justifié de dire que le néolibéralisme est une renaissance des idées libérales classiques au vingtième siècle répondant à certains défis spécifiques à ce dernier. Le néolibéralisme est apparu à la fin des années 1940 en réponse à trois idéologies du vingtième siècle qui conseillaient un Etat de grande taille : le communisme (comme la forme la plus proéminente du socialisme), le fascisme et la social-démocratie. Les néolibéraux cherchaient à confiner le pouvoir de l’Etat à un éventail de fonctions bien plus limité que celui du vaste Etat de ces trois variétés. Les travaux de Hayek sur les systèmes informationnels étaient une réponse à la planification centrale. Le monétarisme de Friedman a été une réponse à la politique macroéconomique keynésienne. Et le programme de recherche du choix public de Buchanan était une réponse à l’économie de l’équilibre général et à l’économie des défaillances de marché".

Je suis trop ignorant pour commenter la première phrase, mais je trouve le reste intéressant parce que j’ai toujours affirmé que l’une des meilleures façons de critiquer le néolibéralisme consiste à utiliser l’économie universitaire. J’ai écrit qu’"il m’est difficile de voir comment une critique efficace du néolibéralisme pourrait ne pas se baser, du moins en partie, sur la science économique".

Je pense que beaucoup à gauche trouveraient étrange cette idée, parce qu’ils voient souvent le néolibéralisme comme étant en partie dérivé de ce qu’ils appellent l’"économie néoclassique". C’est là où le paragraphe de Vallier fait son entrée. Les auteurs qu’il cite étaient impliqués dans deux projets simultanés. L’un consistait à argumenter dans la science économique même et l’autre consistait à utiliser les idées économiques dans leurs écrits plus politiques. Ils parvinrent très bien à faire les deux, mais il y a d’importantes limites à ce succès au sein de la science économique. Si vous regardez l’économie universitaire d’aujourd’hui, il apparaît que Friedman a échoué dans sa tentative de discréditer la politique macroéconomique keynésienne. Tandis que la théorie du choix public a réussi à introduire les méthodes économiques dans la science politique, cela n’a pas arrêté les économistes de parler beaucoup des défaillances de marché et de la façon par laquelle l’Etat peut intervenir sur les marchés pour les régler.

Par conséquent, l’économie universitaire est très différente de l’économie dont les néolibéraux se plaisent à parler. Je me suis parfois amusé de voir que les interprétations néolibérales de l’économie sont ce que vous pourriez obtenir en suivant une première année de cours en économie tout en en manquant la moitié des séances. Pourtant, parce que les idées économiques sont très puissantes, un usage sélectif de cette théorie peut être assez persuasif et des individus comme Hayek ou Friedman ont été très bons pour ce faire. Mais parce qu’ils étaient sélectifs de façon à persuader, leurs idées sont devenues très vulnérables à un usage plus général de la théorie économique et des données empiriques.

L’exemple le plus évident concerne le marché lui-même. Alors que les économistes vont souligner les avantages en termes d’efficacité des échanges marchands, ils sont aussi des experts à propos de la façon par laquelle les marchés échouent à délivrer un résultat efficient, des raisons pour lesquelles ils risquent d’échouer et de la façon par laquelle l’Etat peut intervenir pour traiter ces défaillances de marché. Un exemple classique est celui des externalités comme la pollution. Et tandis que l’efficience est bonne à avoir, cela ne signifie pas que l’allocation résultante est optimale d’une perspective sociale et une grande partie de l’économie publique et de la macroéconomie se penche sur le bien-être social.

Les discussions du néolibéralisme comme idéologie ou ensemble d’idées politiques se focalisent généralement sur la primauté des marchés comme idée centrale. Mais ce serait une erreur de prendre ce que les néolibéraux disent à propos des marchés comme une bonne représentation des marchés concrets. L’un des exemples les plus flagrants est la justification de la rémunération des PDG comme étant "déterminée par le marché", alors qu’en réalité la rémunération des PDG est généralement fixée par un comité composé d’administrateurs et de PDG d’autres entreprises. Quelle est la différence entre cela et avoir des salaires fixés par une commission dirigée par le gouvernement ? Pourtant peu décriraient les salaires du secteur public fixés par les administrateurs du secteur public comme déterminés par le marché.

Dans un livre très intéressant, Colin Crouch a défini le néolibéralisme comme "une stratégie politique qui cherche à rendre nos vies aussi conformes que possible à l’idéal de libre marché de l’économiste". Pourtant, l’idéal de l’économiste d’un libre marché (un marché efficace discuté ci-dessus) requiert "une concurrence parfaite", ce qui signifie qu’il y a de nombreux producteurs et qu’aucun d’entre eux n’a le pouvoir de fixer les prix. Pourtant, les néolibéraux (à la différence des ordolibéraux) semblent peu se soucier du pouvoir de monopole quand cela concerne les entreprises. Par contraste, les néolibéraux sont heureux de s’attaquer au pouvoir de monopole quand il s’agit de celui des travailleurs et des syndicats, mais c’est un exemple classique d’un usage sélectif d’idées tirées de la science économique. Crouch le reconnaît en parlant de "néolibéraux de marchés" (market-neoliberals) et de "néolibéraux de sociétés" (corporate-neoliberals), mais je pense que cela montre davantage le problème qu’il ne le résout.

Peut-être que les néolibéraux aiment mettre l’accent sur le marché parce qu’il y a sur tout marché des sociétés qui produisent des biens et ils veulent soutenir les intérêts de ces sociétés relativement aux intérêts des travailleurs et de l’Etat. J’ai affirmé qu’une meilleure façon de décrire le néolibéralisme en pratique (les politiques poursuivies aux Etats-Unis et au Royaume-Uni par Reagan et Thatcher et les gouvernements subséquents) est de dire que le néolibéralisme utilise les concepts de la science économique pour promouvoir les intérêts du capital (les sociétés).

Prenons la privatisation par exemple. Tandis que la privatisation a introduit de la concurrence (et par conséquent l’idée d’un marché concurrentiel) dans certains cas, elle ne l’a pas fait dans d’autres. La distribution de l’eau, par exemple, reste très proche de la définition que l’économiste donne d’un monopole naturel où la concurrence est impossible. Il n’y a pas de marché où différentes entreprises sont en concurrence pour vendre de l’eau aux consommateurs, mais juste un seul fournisseur qui envoie des facturs chaque trimestre, ce qui est exactement ce qui est survenu quand les entreprises de l’eau étaient publiques.

Ce qu’un secteur de l’eau privatisé introduit qu’un secteur de l’eau nationalisé n’apporte pas est une maximisation du profit conçue pour fournir des dividendes aux actionnaires. Donc, les néolibéraux vont chanter les louanges de la maximisation du profit en disant qu’elle assure une production efficiente. C’est comme utiliser la science économique pour justifier la privatisation, mais de nouveau de façon sélective. En situation de monopole, une entreprise maximisant son profit va fixer les prix à un niveau trop élevé et peut investir trop peu. C’est pourquoi la privatisation est typiquement couplée à un régulateur, mais les agences de régulation peuvent être facilement capturées, donc l’effet net sur l’efficacité de la privatisation n’est pas clair. Donc, la privatisation des monopoles naturels ne tient pas tant à la création de marchés ou à l’utilisation impartiale de la science économique, mais plutôt à appliquer de façon sélective des idées économiques particulières pour créer du capital privé.

Un autre aspect du néolibéralisme en pratique, la réduction des impôts sur les plus aisés, est encore plus intéressant à cet égard. De nouveau, cela n’a rien à voir avec les marchés, mais implique l’usage sélectif de bribes de science économique pour poursuivre des fins politiques. La justification standard pour la réduction des impôts est qu'elle est censée accroître les incitations à offrir du travail, mais cela s’applique aussi bien au travailleur en bas de la hiérarchie qu’au PDG. Tous deux sont des créateurs de richesse. Pour utiliser le jargon économique, tous les impôts sont sources de distorsions (ils réduisent l’efficacité), mais pas seulement ceux des hauts revenus.

Cet exemple est particulièrement intéressant parce que, comme Vallier le note, ce qui est appelé "l’économie du ruissellement" (trickle-down economics) ne fait pas partie du néolibéralisme de Hayek ou de Friedman. Il n’est pas non plus clairement dans les intérêts des sociétés comme entités, parce que de moindres taux marginaux d’imposition n’aident pas à accroître les profits. En effet, une théorie visant à expliquer pourquoi la rémunération des PDG est si élevée est que c’est la conséquence de faibles marginaux d’imposition (voir ici) et une forte rémunération des PDG représente une (petite) déduction des profits.

La distinction entre le capital (sous la forme de sociétés) et les riches (les PDG ou actionnaires) peut sembler pédante, mais je pense qu’elle est devenue centrale au développement du néolibéralisme. Bien que certains à gauche aiment à qualifier de néolibéraux les gouvernements de Johnson ou de Trump, ces derniers ne sont pas des néolibéraux comme Thatcher ou Reagan. Thatcher a aidé à créer le marché unique de l’UE parce que cela bénéficiait au capital du Royaume-Uni impliqué dans le commerce international, mais Johnson, en promouvant le Brexit, fit l’opposé, parce qu’il a été soutenu par des individus très riches (en particulier des propriétaires de journaux) qui avaient leurs propres intérêts individuels à une sortie de l’UE. Le libre échange et le libre mouvement du travail bénéficient au capital, mais Trump s’est attaqué aux deux.

Ironiquement, je pense que vous pouvez utiliser des arguments souvent associés à Buchanan pour expliquer ce paradoxe apparent. Buchanan voulait suggérer que l’Etat serait incapable de corriger pleinement les défaillances de marché parce que les incitations auxquelles les politiciens sont soumis les amènent à se détourner de l’intérêt public. Mais en principe la même chose peut arriver aux politiciens qui ont commencé en voulant promouvoir les intérêts du capital, mais qui, sous l’effet des incitations auxquels ils furent soumis (via les donations des riches ou des pressions émanant des propriétaires de médias), ont été amenés à promouvoir des politiques qui agissent à l’encontre des intérêts du capital. C’est pourquoi certains néolibéraux peuvent prétendre que le Brexit était une bonne idée en imaginant que les réglementations relatives au travail ou à l’environnement étaient plus onéreuses dans les entreprises en général que la bureaucratie associée au commerce avec le Brexit. C’était un non-sens, mais les incitations auxquelles ils faisaient face les poussaient dans cette direction.

Même si je vous ai convaincu que l’économie universitaire peut être un outil très efficace pour critiquer les idéologies comme le néolibéralisme, cela a un revers évident : l’économie universitaire peut à son tour être influencée (et dans certains cas être biaisée) par les idéologies. Comment ceux en-dehors de l’économie universitaire savent dans quelle mesure cela continue dans l’économie universitaire aujourd’hui ? Ce qui empêche l’idéologie d’influencer en permanence l’économie universitaire est la discipline basée sur l’empirique. Donc il est approprié de nous tourner vers l’empirique quand nous évaluons l’influence de l’idéologie sur l’économie universitaire orthodoxe.

Comme je l’ai déjà mentionné, les arguments de Friedman contre le réglage fin keynésien n’ont jamais eu de soutien généralisé parmi les universitaires et n’ont qu’un faible écho aujourd’hui. A travers le monde, les banques centrales modifient les taux d’intérêt à un rythme mensuel de façon à réguler le cycle d’affaires. Comme je l’ai aussi noté, beaucoup d’universitaires étudient les défaillances de marché. Un autre exemple a été l’austérité, à laquelle la majorité des universitaires s’est opposée, une majorité qui était proche d’un consensus avec la multiplication des analyses empiriques. A gauche, beaucoup d’économistes au cours des années 1960 et 1970 affirmaient que maintenir le chômage à un très faible niveau était essentiel et que les politiques de prix et revenus devaient être utilisées pour contenir l’inflation. De nouveau, les données empiriques n’étaient pas de leur côté et cette approche perdit du soutien parmi les économistes. (…) »

Simon Wren-Lewis, « Economics and neoliberalism », in Mainly Macro (blog), 15 août 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Les économistes du FMI passent au crible les politiques néolibérales »