« Le "prix Nobel" de science économique a été attribué à Claudia Goldin, une économiste du travail et une historienne économique, pour avoir fait avancer notre compréhension de la situation des femmes sur le marché du travail. (…)

Même si peu d’économistes contesteraient aujourd’hui la pertinence globale de ces thèmes, lorsque les travaux de Goldin sur le travail des femmes devinrent influents dans les années 1980, les études sur le genre étaient loin d’être courants en science économique et ils se concentraient essentiellement autour de l’analyse de l’offre de travail des femmes dans le couple marié. Quatre décennies plus tard, d’anciennes et de nouvelles perspectives sur le genre ont pris une place centrale dans plusieurs domaines de la science économique. Plusieurs avancées en économie du travail se sont faites à partir des résultats obtenus par la littérature sur le genre, notamment l’identification des effets de revenu et de substitution sur l’offre de travail, les conséquences de l’auto-sélection sur les marchés du travail, ou sur l’interaction entre les marchés et les ménages. En économie publique, les réactions des femmes ont pris une bonne place dans l’évaluation de réformes fiscales et de diverses politiques dans les domaines du soin, de l’éducation et du soutien aux familles. En économie du développement, la recherche a mis en lumière les inégalités de genre en matière de santé, d’éducation, d’autonomie individuelle et des droits juridiques et elle a permis de concevoir des mesures pour rendre plus autonomes les femmes et les filles dans des environnements à faible revenu. En macroéconomie, les tendances relatives au genre ont été reliées à l’évolution de la structure sectorielle, à la productivité agrégée et aux gains d’efficience tirées de l’allocation des talents.

Les travaux de Goldin ont fourni l’épine dorsale de ces avancées. En collectant et en étudiant des données des deux derniers siècles de l’histoire économique des femmes à travers une perspective de l’économie du travail, ses travaux ont donné des réponses crédibles à des questions ouvertes et ils ont tracé la voie à de nouveaux agendas de recherche sur le genre. Un résultat clé de ses travaux est que la participation des femmes au marché du travail n’augmente pas de façon monotone avec le développement économique. En fait, aux premiers temps du développement, les femmes étaient fortement impliquées dans l’agriculture, souvent comme travailleuses non payées dans les fermes familiales. Ensuite, à mesure que l’économie se développait avec l’industrialisation, le lieu de production a de moins en moins été les ménages et les fermes familiales et de plus en plus les usines et les centres urbains. Le taux d’activité des femmes a baissé avec ce processus (en raison de l’amélioration de la situation économique, de conditions de travail dans les usines peu favorables aux femmes et des coutumes sociales limitant l’entrée des femmes dans l’industrie manufacturière) et les femmes se sont spécialisées dans le travail domestique non rémunéré. Puis, dans un deuxième temps, à mesure que le développement économique a continué de se poursuivre, l’expansion de l’économie des services a attiré les femmes sur le marché du travail, grâce à leur avantage comparatif dans les emplois non manuels. La relation entre le développement économique et le travail des femmes a donc décrit une courbe en forme de U, mais cela n’avait pas été démontré avant que Goldin n’établisse que le travail des femmes selon les enquêtes antérieures (essentiellement les recensements américains) était largement sous-estimé en raison de son statut informel et non rémunéré.

Goldin a modélisé ces phrases de l’histoire économique américaine dans un modèle unifié de demande de travail et d’offre de travail. Entre la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième siècle, les Américaines dans les emplois rémunérés, contrairement à celles travaillant à la maison ou dans les entreprises familiales, étaient généralement jeunes et célibataires. L’élasticité-revenu de l’offre de travail, aussi bien que le stigmate associé au travail réalisé à l’extérieur du ménage, étaient importants. Donc, la plupart des femmes abandonnaient le travail rémunéré après le mariage et passaient du travail fermier au travail domestique quand la rémunération de leur époux augmentait dans le secteur manufacturier en croissance. Avant et vers le milieu du siècle, la hausse de la demande de travail de bureau a créé des emplois plus favorables aux femmes, les gains des femmes en termes de capital humain rendirent plus rentable la participation au marché du travail, tandis que la hausse de l’élasticité de l’offre de travail au salaire rendit le comportement des femmes plus sensible à la hausse du coût d’opportunité des tâches ménagères. La combinaison de ces facteurs a poussé le taux d’activité des femmes sur une trajectoire croissante.

Goldin note que (en contraste avec ces phrases d’évolution) la plus grande implication des femmes sur le marché du travail à partir des années 1970 a entraîné des changements radicaux dans l’horizon temporel, l’indépendance et l’importance de leurs décisions en matière d’offre de travail. Grâce à la disponibilité des moyens de contraception, les femmes ont pu planifier leur fertilité, retarder le mariage et aspirer à des carrières de long terme sur le marché du travail. Pour un nombre croissant de femmes, le travail a commencé à définir leur identité et leur rôle dans la société, avec un équilibre changeant entre leur vie familiale et leur vie professionnelle dans leurs aspirations. Les revenus relatifs des femmes ont commencé à augmenter de façon marquée autour de 1980, suite aux améliorations dans leur capital humain via l’éducation et l’expérience professionnelle. Les professions des nouvelles diplômées sont progressivement passées de ceux traditionnellement considérés comme féminins (enseignantes, infirmières et travailleurs du care) à un ensemble varié d’emplois professionnels et managériaux.

Après des décennies de progrès, la fin du vingtième siècle a été marquée par une stagnation ou un ralentissement de la convergence entre les genres aux Etats-Unis et dans d’autres pays à haut revenu. Aujourd’hui, il reste de larges disparités en termes de salaires et de situation économique entre les hommes et les femmes dans pratiquement tous les pays. Les femmes ne font toujours pas leurs études dans les mêmes domaines que les hommes, elles sont toujours sous-représentées dans les emplois à haut salaire et elles subissent toujours l’essentiel de la pénalité financière associée à la parentalité, quelque chose que l’on évoque souvent comme la pénalité de la maternité. Alors que les carrières des hommes ne sont guère affectées par la parentalité, l’arrivée des enfants entraîne généralement une chute large et durable de la rémunération des mères.

Les plus récents travaux de Goldin ont souligné qu’un élément important déterminant la pénalité associée à la maternité est la rémunération de conditions de travail peu favorables à la vie de famille, les professions à fortes rémunérations récompensant de façon disproportionnée les longues durées et l’attachement continu au marché du travail et pénalisant les interruptions de carrière. En observant les barèmes de rémunération dans différentes professions, elle constate que des professions comme celles de soins de santé et d’information qui ont introduit une plus grande flexibilité dans leur organisation ont atteint une plus grande convergence des niveaux de rémunérations entre les femmes et les hommes que des professions qui ont favorisé une culture des longues heures de travail (en particulier dans les secteurs financiers et juridiques). Les changements observés dans l’organisation du travail sont en partie le produit d’interventions des autorités publiques dans la réglementation du travail à temps partiel et les droits au travail flexible. Mais des initiatives visant à rendre les conditions de travail plus favorables à la vie de famille venant des firmes elles-mêmes, voyant de plus en plus les avantages d’attirer et de retenir les talents féminins, se sont révélées tout aussi importantes.

Les travaux de Goldin façonnent l’essentiel de la recherche autour des inégalités de genre. Un pan de la recherche étudie l’impact du soutien public aux familles et de l’organisation du travail sur la pénalité salariale associée à la maternité. Un autre pan de la recherche qui lui est étroitement associé étudie le rôle des normes et stéréotypes de genre dans le maintien des inégalités de genre dans le travail domestique et la limitation de l’engagement des femmes sur le marché du travail. Les derniers travaux montrent notamment que la poursuite de l’égalité de genre en matière d’opportunités économiques n’a pas à être un jeu à somme nul dans lequel un groupe gagne au détriment de l’autre : casser les stéréotypes de genre et faire tomber les dernières barrières qui se dressent face à l’égalité des opportunités permettrait d’atteindre une allocation plus efficace des talents, au travail et au sein du ménage. »

Barbara Petrongolo, « What Claudia Goldin taught economics about women, labour markets and pay gaps », LSE Business Review, 20 octobre 2023. Traduit par Martin Anota



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