« Le comité Nobel a attribué le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel à Claudia Goldin "pour avoir fait avancer notre compréhension de la situation des femmes sur le marché du travail". En effet, les contributions de Goldin à ce sujet sont vastes et l'on peut peut-être trouver leur meilleur résumé dans son livre de 1990, Understanding the Gender Gap. Ce livre illustre aussi bien sa rigueur en tant que doctorante de l’Université de Chicago que sa détermination personnelle à utiliser les outils de la science économique pour comprendre un sujet que la plupart des hommes de sa cohorte ont négligé. Elle aimait dire, en plaisantant, qu'elle a écrit ce livre en ayant Gary Becker lui chuchotant à une oreille de traiter les inégalités de genre dans le cadre de la théorie des prix et Dick Easterlin lui chuchotant à l'autre oreille de faire preuve d'un soin méticuleux dans la collecte et l'analyse des données.

Bien que nous croyons que le comité honore à juste titre ce travail, nous estimons que cette célébration a injustement passé sous silence le fait que les travaux de Goldin sur les inégalités de genre font partie intégrante d’un agenda de recherche plus large autour des inégalités sur le marché du travail. Bien sûr, les femmes constituent la moitié de la population et, avant les travaux pionniers de Goldin, nous en savions peu sur cette "moitié", donc ses travaux sur le genre justifient à eux seuls le prix. Mais nous croyons que l’on peut mieux comprendre et apprécier son travail sur le genre en le replaçant dans le contexte plus large de ses recherches sur le marché du travail. Nous sommes deux anciennes étudiantes de Goldin qui ne travaillent pas essentiellement sur le genre, mais nos travaux ont néanmoins grandement bénéficié de ses idées et de son sens aigu des questions de recherche ouvertes et essentielles.

En tant qu’étudiante de Gary Becker, Goldin voyait les inégalités de genre en termes d’emplois et de salaires comme le résultat d’un marché du travail en équilibre. L’offre de femmes potentiellement intéressées par le travail rémunéré interagissait avec la demande d’un tel travail par les entreprises pour produire un salaire et un niveau d’emploi d’équilibre. Et des forces similaires étaient à l’œuvre pour les hommes. Si moins de 10 % des femmes mariées avaient un emploi rémunéré aux Etats-Unis en 1910 et pratiquement 60 % des femmes mariées aujourd’hui, soit l’offre de femmes mariées intéressées par le travail rémunéré avait augmenté, soit la demande de travail féminin avait augmenté, soit les deux. Mais la même logique s’appliquait fondamentalement à tout autre type de conséquence du marché du travail, pas seulement celles liées au genre. En particulier, Goldin (avec Larry Katz) a joué un rôle décisif dans la recherche du lien entre, d’une part, les changements dans l’offre et la demande de travail qualifié et, d’autre part, l’évolution des inégalités de rémunérations entre travailleurs peu qualifiés et travailleurs très qualifiés et plus largement les inégalités économiques.

Bien sûr, l’expérience de Goldin comme historienne économique lui apprit que le monde réel ne fonctionne pas aussi bien que le supposent les modèles économiques. Donc, outre l’offre et la demande, elle mit l’accent sur la centralité des institutions (les lois, les normes sociales, etc.) dans la détermination des niveaux de salaires et d’emploi que nous observons.

Goldin a l’habitude d’expliquer l’évolution de la demande de travail féminin en disant que "les femmes ont un avantage comparatif sur les hommes dans le travail mental (brain work) et les hommes ont un avantage comparatif dans le travail musculaire (brawn work)". A mesure que l’économie passait de l’agriculture et l’industrie vers les services, la demande relative de travail féminin a augmenté. Même dans le secteur manufacturier, la transition à partir de la Première Révolution industrielle, qui eut essentiellement lieu dans des usines non électrifiées, vers la Deuxième Révolution industrielle, qui eut essentiellement lieu dans des secteurs intensifs en capital (comme la métallurgie et ensuite l’industrie aéronautique et automobile, ainsi que l’agroalimentaire et la chimie), a favorisé les travailleurs plus qualifiés relativement aux moins qualifiés, ce qui contribua à un changement dans la demande relative de travail féminin. Même si les femmes n’étaient pas très nombreuses à travailler dans les usines, ces nouvelles technologies requéraient des ingénieurs pour installer et réparer une machinerie complexe, ainsi qu’un grand nombre de travailleurs à col blanc pour traiter les commandes et tenir les registres (Goldin et Katz, 1998). Les femmes occupaient plusieurs de ces emplois de bureaux en tant que secrétaires, sténographes, dactylographes et standardistes.

Le travail de Goldin analysant la "prime de qualification" (skill premium), c’est-à-dire le supplément de rémunération que gagnent les travailleurs les plus éduqués, utilise le même cadre et s'avère, selon nous, aussi influent et important que ses travaux sur les inégalités de genre. Le livre qu’elle a publié en 2008 avec Larry Katz, The Race Between Education and Technology, fournit un cadre unificateur pour comprendre la hausse, la chute, puis la nouvelle hausse des inégalités de revenu au cours du vingtième siècle. Comme la demande de travail très qualifiée augmentait avec la Deuxième Révolution industrielle dans les années 1910 et les années 1920, la rémunération des travailleurs les plus qualifiés au sommet de la répartition des revenus augmenta. Les développements technologiques qui favorisèrent les travailleurs les moins qualifiés (un exemple important étant la chaîne de montage et d’autres innovations fordistes) contribuèrent à ce qu’il y ait pendant une certaine période une croissance plus forte en bas de la répartition (avec de nouvelles législations et réformes institutionnelles telles que l’essor des syndicats). En fait, l’article de Goldin de 1992 (avec Robert Margo en coauteur) est l’une des plus importantes contributions empiriques à la littérature moderne sur les inégalités économiques aux Etats-Unis et, dans l’essentiel de cette analyse, elle se focalise sur les seuls hommes.

Bien sûr, la demande de travail ne constitue au mieux que la moitié de l’histoire et Goldin a fait plusieurs contributions pour comprendre l’offre de travail. Toute chose égale par ailleurs, un intrant offert abondamment jouit de moindres rémunérations et Claude a donc affirmé qu'une hausse massive du nombre de travailleurs éduqués a constitué une force majeure réduisant la prime de qualification au milieu du vingtième siècle. L’ample changement de l’offre de travail qualifié tenait à l’essor des lycées entre 1910 et 1940, une période au cours de laquelle de petites villes à travers les Etats-Unis décidèrent d'augmenter les impôts fonciers pour financer le développement des écoles publiques (Goldin, 1998). C’est grâce au parcimonieux travail de données que Goldin a réalisé que nous savons où et quand le premier de ces lycées ouvrit, ce que le programme couvrait et comment ces lycées étaient financés. Il n’était pas garanti que ces lycées soient ouverts aux garçons et aux filles, mais ils l’ont été. Et il est notable que, malgré le fait qu’ils aient également connu une hausse des rendements de l’éducation, les pays européens n’ont pas développé les lycées publics au sortir de la Seconde Guerre mondiale ; ils ne l’ont fait qu’avec retard, selon Goldin, à cause de leurs mécanismes de financement centralisés. Outre le développement des lycées, Claudia relie la hausse de l’offre de travail qualifié à l’explosion du nombre d’hommes diplômés provoquée par la B.I. Bill et y voit donc un facteur ayant poussé à la baisse la prime de qualification après la Seconde Guerre mondiale. Cela permit à ce que la forte croissance économique d’après-guerre ne soit pas concentré centrée en haut de la répartition.

L’une des fascinantes questions soulevées par les travaux de Goldin et le cadre de la course entre l’éducation et la technologie est de savoir pourquoi, alors que s’ouvrait une nouvelle période de progrès technique avec l’informatisation et les nouvelles technologies de communication, nous n’avons pas vu dans les années 1980 une réponse similaire de la part des gouvernements aux Etats-Unis (que ce soit au niveau local ou fédéral) pour financer avec des fonds publics les lycées et les universités. (…) L’essor des ordinateurs ne constitue pas la première occurrence d'un développement technologique disruptif bouleversant le marché du travail. La Première et Deuxième Révolutions industrielles, l’électrification, les massifs gains de productivité agricoles qui réduisirent brutalement la demande de travail agricole, (…) bouleversèrent l’organisation du travail. Par le passé, le gouvernement facilita la massification scolaire pour aider les travailleurs à s’adapter à ces changements (le développement des lycées, puis la G.I. Bill), mais nous n’avons pas assisté à une telle intervention ces dernières décennies.

De la même façon qu’ils ont montré comment l’offre de travail qualifié contribue à expliquer les inégalités globales de rémunérations au cours du vingtième siècle, les travaux de Goldin ont montré comment des questions relatives à l’offre contribuent à expliquer les inégalités de genre sur le marché du travail. Les femmes étaient initialement exclues du marché du travail par "des normes sociales, la législation et d’autres barrières institutionnelles" et elles sont ensuite entrées en grand nombre dans la population active à mesure que ces normes déclinaient. Une grande partie de ces changements, en particulier pour les femmes les plus éduquées, tint à la révolution des moyens de contraception qui permirent aux femmes de planifier leurs études et leur carrière professionnelle. Comme le dit le communiqué de presse annonçant le Nobel de Goldin pour résumer ses travaux, "la pilule permit aux femmes de mieux planifier leur futur… en leur donnant de nouvelles incitations à investir dans leur éducation et leur carrière professionnelle". L’article de 2002 qu’elle a écrit avec Larry Katz montre que les lois qui donnèrent aux femmes célibataires l'accès à la pilule reculèrent l’année moyenne du premier enfant et conduisirent à une hausse de la part des femmes suivant une formation professionnelle de longue durée (Goldin et Katz, 2002). (...) »

Leah Boustan & Ilyana Kuziemko, « Claudia Goldin, Nobel laureate: Gender gaps and the broader agenda on inequality », octobre 2023.