« Dans les pays avancés, le célèbre rg, c’est-à-dire l’écart entre le taux d’intérêt (r) et le taux de croissance (g), semble avoir durablement changé de signe ou, du moins, être passé d’un chiffre significativement négatif à un chiffre plus proche de zéro.

Même si les économistes s’attendaient à ce que la partie courte de la courbe des rendements reflète les taux plus élevés qui sont nécessaires pour gagner la lutte contre l’inflation, il faut avouer que la pentification de la partie longue de la courbe des rendements ces derniers mois a surpris. J’avoue volontiers que je ne l’avais pas prédit. (Les marchés d’options non plus. Encore récemment, ils donnaient une probabilité nulle au scénario de taux longs supérieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui.)

Même après coup, il n’est toujours pas clair quant à savoir ce qui explique cette hausse des taux longs : une hausse de la prime de terme ? une offre élevée et une faible demande dues au resserrement quantitatif ? une baisse de la proportion d’acheteurs d’obligations insensibles au prix ? une plus forte demande des ménages ? un relèvement des anticipations de croissance potentielle dû à l’IA générative ? Nous ne le savons pas vraiment.

Il n’est donc pas déraisonnable de conclure que certains des facteurs sous-jacents à la hausse récente sont transitoires et que les taux réels à long terme vont diminuer. La plupart des facteurs qui, selon les économistes, ont contribué à la longue baisse que l’on a connue avant la pandémie de Covid-19 ne semblent pas avoir grandement changé. Mais le fait est que les taux longs sont élevés aujourd’hui et que les ministères des Finances doivent financer leur budget à ces taux et ne peuvent pas parier sur une telle baisse.

Quand rg est égal à zéro, la dynamique du ratio dette publique sur PIB devient simple : si le gouvernement enregistre un déficit primaire, le ratio dette publique sur PIB augmente ; s’il enregistre un excédent, le ratio décroît. Aujourd’hui, pratiquement toutes les économies avancées enregistrent des déficits primaires ; plusieurs d’entre elles connaissent un déficit compris entre les 2 et 4 % du PIB. Donc, une fois que la dette courante a été refinancée et que les intérêts moyens sur la dette reflètent les taux longs plus élevés, en l’absence de changement de politique les ratios d’endettement vont augmenter.

En d’autres termes, la stabilisation du ratio d’endettement implique de ramener les déficits primaires à zéro. Pour des raisons économiques et politiques, les gouvernements ne peuvent le faire rapidement. Une consolidation drastique, immédiate serait probablement catastrophique, à la fois économiquement, en déclenchant une récession, et politiquement, en accroissant la part des suffrages allant aux partis populistes.

Donc, à quelle vitesse les gouvernements des pays avancés peuvent-ils, de façon réaliste, opérer une consolidation budgétaire ? Certaines mesures adoptées plus tôt, pour protéger les entreprises et les ménages contre les perturbations associées à l’épidémie de Covid-19 et, plus récemment, contre les larges hausses du prix de l’énergie, peuvent être supprimées. Même si cela peut aider, cela ne suffira toutefois pas pour combler les déficits publics. Il faut en faire davantage.

Le puissant tournant de l’austérité budgétaire, qui eut lieu de 2010 à 2014 en Europe, est largement considéré aujourd’hui comme ayant été trop rapide, entravant la reprise de l’activité européenne, doit servir de mise en garde. Ajoutez à cela les dépenses additionnelles nécessaires pour renforcer la défense et augmenter les dépenses publiques vertes. Il est clair que l’ajustement doit être régulier, mais il est également clair qu’il doit être lent. Avec au départ un déficit primaire de 3 %, en l’absence de bonnes surprises il faudra peut-être près d’une décennie pour atteindre l’équilibre et donc pour stabiliser la dette publique.

(..) Une consolidation budgétaire se heurte à deux problèmes. Premièrement, la nécessité de limiter des programmes populaires ou d’augmenter des impôts impopulaires. Deuxièmement, le risque d’une contraction soutenue de la demande globale, générant un chômage élevé. Ce dernier problème peut en principe être atténué, voire compensé, par une politique monétaire plus accommodante. Mais cela suggère de plus faibles taux d’intérêt à l’avenir, quand la contraction budgétaire sera mise en œuvre. On peut se demander si c’est cohérent avec les croyances actuelles des investisseurs quant à des taux d’intérêt élevés dans le futur. En d’autres termes, on peut se demander si les taux longs actuellement plus élevés ne contiennent pas les germes de taux longs plus bas dans le futur.

Retournons au raisonnement principal : Il ne sera pas facile d’atteindre la trajectoire requise pour une consolidation budgétaire soutenue. Pour que les investisseurs croient en celle-ci et n’exigent pas un spread plus élevé, il doit y avoir un projet crédible, avec des mesures spécifiques soit du côté des dépenses publiques, soit du côté des impôts, pour l’atteindre. Mais, même dans un tel scénario, le ratio dette publique sur PIB augmentera aussi longtemps que les déficits primaires n’auront pas été éliminés.

Une telle hausse est inévitable (à moins que les taux d’intérêt à long terme décroissent de nouveau, auquel cas nous retournerons à un monde où la stabilisation de la dette publique permettrait un certain déficit primaire et où l’ajustement pourrait ralentir ou s’arrêter complètement). Ce n’est pas bon, mais ce n’est pas catastrophique. J’ai affirmé ailleurs que les éléments empiriques suggéraient que les économies avancées pouvaient connaître un ratio dette publique sur PIB plus élevé, aussi longtemps qu’elle n’explose pas.

Ce qu’il faut en effet éviter à tout prix est l’explosion de la dette publique, qui surviendrait si les déficits primaires ne disparaissaient pas. Donc, si on considère l’ensemble des arguments, le bon plan est un plan crédible de réduction régulière du déficit primaire, mais en acceptant le fait que le ratio dette publique sur PIB va s’accroître pour un certain temps et se stabiliser à un niveau plus élevé.

En ce qui concerne l’Union européenne et l’actuelle discussion sur la façon de réformer les règles budgétaires, cela implique que (...) toute nouvelle exigence d’une baisse du ratio d’endettement sur un horizon limité serait probablement infaisable dans un certain nombre de pays. Si une telle règle était introduite, soit elle serait violée, au détriment de la crédibilité des nouvelles règles, soit elle mènerait à des conséquences économiques et politiques catastrophiques, sans mentionner une probable réduction d’un investissement public vert pourtant indispensable.

En ce qui concerne les Etats-Unis, où le déficit primaire est d’environ 4 % et (rg) semble positif en cet instant, le défi est encore plus grand. Et, compte tenu des dysfonctionnements actuels du processus budgétaire, on doit craindre que l’ajustement ne s’opère pas de sitôt. Donc, le ratio dette publique sur PIB est susceptible d’augmenter pendant un certain temps. Nous devons espérer qu’il ne finisse pas par exploser. »

Olivier Blanchard, « If markets are right about long real rates, public debt ratios will increase for some time. We must make sure that they do not explode », PIIE, Realtime Economics (blog), 6 novembre 2023. Traduit par Martin Anota



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