« Les gouvernements des pays développés font face à deux problèmes majeurs. Le premier est la nécessité de lutter contre le changement climatique. L’Accord de Paris appelle à limiter la hausse des températures mondiales à 1,5 °C par rapport aux moyennes préindustrielles. L’Union européenne s’est accordée pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55 % en 2030 par rapport à 1990 et à atteindre la neutralité nette des émissions de dioxyde de carbone d’ici 2050. Cela sera coûteux.

Le deuxième est de maintenir la dette publique sous contrôle. En raison de la dérive, mais aussi de la crise financière mondiale de 2007-2010 et de la pandémie de Covid-19, les ratios dette publique sur PIB ont atteint des niveaux historiquement élevés. Pour de nombreux pays-membres de l’Union européenne, ils dépassent les 100 %. Il est essentiel d’éviter l’explosion de la dette. Même en laissant de côté les externalités liées au défaut de paiement d’un grand État, le risque de défaut rend la politique budgétaire et même la politique macroéconomique en général extrêmement difficiles à utiliser.

La tension entre les deux est évidente et elle est en effet au centre des désaccords à propos des nouvelles règles budgétaires européennes qui sont actuellement discutées à Bruxelles. Comment concilier au mieux les deux ?

La première étape consiste à établir les marges de manœuvre sur chacun des deux fronts.

Prenez le réchauffement climatique. Les estimations du coût de l’atténuation et de l’adaptation dans les pays développés couvrent un large intervalle, de 1 à 3 % du PIB par an, répartis entre investissements privés et publics. Le problème ici est la probable conséquence pour les budgets gouvernementaux. La réponse dépend pour beaucoup des outils utilisés par le gouvernement pour réaliser la transition de l’énergie brune à l’énergie verte, à savoir l’ampleur des investissements dans les infrastructures publiques et la nature des incitations données au secteur privé. La décision la plus importante est de savoir s’il faut taxer l’énergie brune, que ce soit par le biais de taxes carbone ou de la vente de permis d’émission de carbone, ou bien s’il faut plutôt subventionner l’énergie verte.

Le choix a des implications budgétaires de premier ordre. Par exemple, en 2024, l’État français a l’intention de consacrer environ 40 milliards d’euros, soit environ 1,5 % du PIB, à des mesures de lutte contre le réchauffement climatique. Mais grâce aux taxes carbone et aux autres taxes, il s’attend à obtenir 26 milliards d’euros de recettes, soit environ 1 % du PIB, ce qui entraînera une augmentation nette des dépenses vertes de 0,5 % du PIB. Par contraste, les États-Unis, dans le cadre de la l’Inflation Reduction Act de 2022, ont décidé d’agir au moyen de subventions, pour un coût d’environ 120 milliards de dollars par an, soit environ 0,5 % du PIB. Ainsi, la différence de stratégies, sans tenir compte des implications non fiscales (les subventions sont nettement moins efficaces et coûteuses par tonne de CO2 économisée), peut coûter à l’État environ 0,5 % + 0,5 %, soit 1 % du PIB. Les arguments fiscaux en faveur des impôts plutôt que des subventions sont très solides et, s’ils sont bien appliqués, le coût budgétaire annuel peut être limité.

Prenez la soutenabilité de la dette publique. Il est essentiel d’éviter une explosion de la dette qui finirait par entraîner à terme un défaut de paiement et des coûts économiques majeurs. En d’autres termes, il est essentiel que la trajectoire de la dette conduise, avec une forte probabilité, à un ratio dette publique sur PIB qui soit stable. Ce n’est évidemment pas la même chose qu’exiger une réduction du taux d’endettement. Une telle réduction est peut-être hautement souhaitable, mais elle n’est pas aussi existentielle que la soutenabilité. La soutenabilité de la dette permet même une certaine hausse du ratio d’endettement au fil du temps, à condition que cela conduise, avec une forte probabilité, à un ratio d’endettement qui soit stable à long terme.

Un ratio d’endettement, s’il est stable, est-il vraiment réalisable ? Le cas du Japon et de son ratio d’endettement extrêmement élevé, ainsi que le fait que de nombreux pays ont des ratios d’endettement qui auraient été considérés comme dangereux il y a quelque temps mais qui ne sont pas considérés comme risqués aujourd’hui, indiquent que le ratio d’endettement peut être élevé, même s’il n’est sûrement pas infini. Le principal effet de la dette est indirect et dépend dans une large mesure de la différence entre le taux d’intérêt et le taux de croissance, r − g. Si la différence est positive, alors plus le niveau de la dette publique est élevé, plus l’excédent primaire qu’un pays doit maintenir pour maintenir un taux d’endettement stable est important. Cependant, avec un r − g proche de zéro, le ratio d’endettement a peu d’influence sur l’excédent primaire requis. Si le ratio d’endettement d’un pays passe de 100 % à un niveau stable de 110 %, sa dette ne sera pas perçue comme insoutenable ("stable" est le mot important ici).

Nous pouvons maintenant enfiler l'aiguille. La première étape consiste à commencer par une évaluation de la soutenabilité. Selon les politiques actuelles et celles envisagées, le ratio d’endettement est-il susceptible de se stabiliser ou d’exploser ? Comme l’a clairement montré le débat sur les règles de l’UE, de simples chiffres ne suffiront pas. Le bon outil pour répondre à cette question est une analyse stochastique de la soutenabilité de la dette publique, qui permet de prendre en compte tous les aspects pertinents et les particularités des pays, tels que les dettes implicites, les ventes futures d'actifs, etc., ainsi que l'incertitude associée aux taux de croissance du PIB, aux taux d’intérêt et d’autres variables. Elle permet une répartition de la dette à moyen terme. Par implication, elle donne la probabilité que la dette publique converge vers un ratio stable et soit donc soutenable.

Pour nos besoins, le message essentiel est que la simulation doit inclure toutes les recettes et toutes les dépenses, vertes ou non. Si les dépenses vertes entraînent une augmentation de la dette publique, cette dernière doit être financée, qu’importe la fonction essentielle pour laquelle elle a été utilisée. En d’autres termes, les dépenses vertes ne bénéficient pas d’un laissez-passer pour la dette.

Parfois, les investissements publics entraînent vraisemblablement une augmentation des recettes publiques, soit directement, par exemple dans le cas des péages sur les nouvelles autoroutes, soit indirectement parce qu’ils stimulent la croissance et, en conséquence, les recettes publiques. Mais ce résultat est peu probable ici. Au contraire, la transition vers l’énergie verte risque de ralentir la croissance, du moins pendant un certain temps. Et la transition pourrait davantage diminuer les recettes. Une étude récente du ministère des Finances français suggère que, compte tenu des taxes sur le gaz élevées relativement à l’électricité, le passage aux véhicules électriques pourrait à terme réduire les recettes publiques de 0,3 % du PIB.

Dans le même ordre d’idées, une interprétation simpliste de la soi-disant règle d’or des finances publiques, permettant automatiquement le financement par emprunt des investissements verts, serait tout simplement erronée. De nouveau, la dette est une dette et l’investissement public ne génère pas automatiquement, ni même généralement, assez de recettes pour financer entièrement les intérêts de la dette. C’est encore plus vrai dans le cas des investissements publics verts.

L’argument selon lequel il faudrait automatiquement autoriser le financement par emprunt parce que les dépenses vertes sont nécessaires pour sauver le monde ne tient pas. Il se pourrait bien que de telles dépenses soient nécessaires et montrer les implications potentiellement catastrophiques d’un scénario contrefactuel d’inaction peut être extrêmement utile pour convaincre les électeurs de la nécessité d’agir. Un budget vert séparé peut aider à montrer comment l’argent est utilisé et si l’objectif sera atteint. Mais la dette doit rester soutenable.

Dans le même ordre d’idées, certains observateurs ont suggéré que les investissements verts soient financés par une dette verte spécifique. Les rendements d’une séparation de la dette en deux parties seront probablement faibles. Les éléments empiriques suggèrent qu'il est improbable que les investisseurs acceptent des rendements beaucoup plus faibles sur la dette verte que sur la dette non verte et que le marché de la dette verte est moins liquide et entraînera probablement une prime. En fin de compte, ce qui importe, c’est la dette totale, qu’elle soit verte ou non.

Quelle est alors la marge qui peut être utilisée pour atteindre ces deux objectifs ? C'est la vitesse à laquelle le ratio d'endettement se stabilise.

Voici des calculs simples : de nombreux pays ont aujourd’hui une valeur de r − g proche de zéro. Pour le moment, supposons qu’il soit égal à zéro et ignorons l’incertitude. La stabilisation du ratio d’endettement implique alors simplement que les soldes primaires finissent par revenir à zéro.

A présent, réintroduisons l’incertitude et la nécessité que la dette soit soutenable avec une probabilité élevée, donc supérieure à 50 %. L’objectif final doit alors être un peu plus ambitieux, à savoir un niveau positif des soldes primaires.

Le point important ici est que la contrainte finale, qu’il s’agisse de soldes primaires nuls ou légèrement positifs, ne peut pas être modifiée. Mais la vitesse à laquelle cet objectif est atteint constitue la marge dont dispose le gouvernement pour y parvenir.

Certes, le calcul est particulièrement simple lorsque r − g est égal à zéro. Mais la logique se généralise facilement. Si, comme je pense que c’est tout à fait probable dans de nombreux pays, r − g revient à une valeur négative à l’avenir, l’ajustement peut être plus limité. Si, par exemple, r − g = −1 % et que le ratio d’endettement est initialement égal à 100 %, alors, en ignorant l’incertitude, l’objectif final est un déficit primaire de 1 % plutôt qu’un équilibre primaire. Si et quand une telle baisse des taux d’intérêt se produit, voire un changement inattendu dans l’environnement macroéconomique, le plan peut et doit être réajusté. Pour le moment, néanmoins, les gouvernements doivent se financer aux taux actuels, et il est raisonnable pour eux de partir de l’hypothèse que r − g est et restera (en valeur anticipée) égal à zéro. Une diminution serait certainement utile, mais ils ne peuvent pas parier là-dessus.

Retournons à la vitesse. Les gouvernements ne peuvent pas éliminer les déficits primaires du jour au lendemain. Beaucoup partent avec des déficits primaires substantiels, compris entre 2 et 4 % du PIB. Il existe à la fois des contraintes politiques et des contraintes macroéconomiques qui limitent la vitesse de l’ajustement.

Les contraintes politiques : réduire les déficits signifie de facto réduire certaines dépenses populaires ou augmenter certains impôts impopulaires. (On peut toujours espérer que les réformes stimuleront la croissance, augmenteront les recettes publiques et diminueront naturellement le déficit. Les données historiques montrent encore une fois que nous ne devons pas compter là-dessus.) Les électeurs dans certains pays peuvent être préoccupés par la dette publique et plus enclins à faire des sacrifices ; dans d’autres pays, les électeurs peuvent être moins ouverts.

Les contraintes macroéconomiques : la consolidation budgétaire diminue la demande. La marge de manœuvre de la politique monétaire pour baisser les taux d’intérêt est limitée, surtout si elle bute sur la borne inférieure zéro ou lorsque le pays fait partie d’une zone monétaire et doit s’ajuster davantage que d’autres pays-membres.

Mettons quelques chiffres sur la table. Supposons qu'en l'absence de dépenses vertes et en partant d'un déficit primaire de 3 % du PIB, un gouvernement estime, compte tenu de l'incertitude et de la nécessité de viser un léger excédent primaire, qu'une réduction du déficit primaire de 0,5 % du PIB par an pendant sept ans, afin d'atteindre un excédent primaire de 0,5 % du PIB à la fin, est la bonne façon d'y parvenir, car elle permettrait d’équilibrer, d'une part, la nécessité de stabiliser la dette et, d’autre part, les contraintes politiques et macroéconomiques. Tant que les déficits primaires resteront positifs, le ratio d’endettement augmentera. Au bout de sept ans, si les choses se déroulent comme prévu, le ratio d'endettement sera stabilisé et commencera même à diminuer de 0,5 % par an, mais entre-temps il aura augmenté de 6,5 %.

Maintenant, supposons que le gouvernement doive dépenser 0,5 % de plus en dépenses vertes pour toujours (on peut raisonnablement affirmer que les dépenses requises diminueront avec le temps, mais cela se situe probablement trop loin dans le futur pour être pertinent pour cet exercice budgétaire). L’ajustement global du budget non vert doit être supérieur de 0,5 %, donc de 4,0 %. Le gouvernement pourrait augmenter le taux d’ajustement à 0,57 % par an tout en atteignant l’objectif dans sept ans, mais ce rythme pourrait s’avérer politiquement irréalisable. Une meilleure solution serait probablement de le faire sur une période plus longue, disons huit ans, à un taux inchangé de 0,5 %par an. Étant donné que les déficits primaires dureront plus longtemps, l’augmentation du ratio d’endettement sera plus importante, à savoir 10 %. Mais cela en vaut quand même la peine : cela permet d’atteindre les objectifs verts, et si la dette était soutenable à 100 %, elle le sera presque certainement à 110 %. Si r − g devient plus favorable plus tard, en raison d'une croissance plus élevée ou de taux d'intérêt plus faibles, et devient, disons, égal à −1,0 %, le programme peut être réajusté : moins d'années, disons six au lieu de sept, à 0,5 %, ou un ajustement plus lent, 0,42 % pendant sept ans.

Un ajustement trop rapide est irréalisable et potentiellement contre-productif. Mais un ajustement long et régulier, même à un rythme raisonnable, soulève deux problèmes : la crédibilité et la fatigue face à l’ajustement.

La crédibilité est essentielle. Le gouvernement ne peut pas annoncer un plan fantaisiste, "éliminer le gaspillage et la fraude", ni supposer avec optimisme des taux de croissance élevés. Les investisseurs financiers et les agences de notation ne seront pas convaincus et réduiront la note de la dette, ce qui entraînera une augmentation des primes et compliquera l’ajustement budgétaire. Cette situation implique d’expliquer dès le départ aux électeurs le fait que la lutte contre le réchauffement climatique sera coûteuse, la nécessité d’un ajustement budgétaire et les mesures probablement impopulaires à venir, ce qui n’est certes pas une chose facile à faire.

Éviter la fatigue liée à l’ajustement est certainement un défi majeur. Il n’y a pas de recette magique, mais un débat impliquant les partis d’opposition, même s’il est peu probable qu’il aboutisse à un accord, est susceptible d’accroître la saillance et s’avère probablement utile. En fin de compte, il faut faire quelque chose et il n’y a pas de meilleure alternative qu’un ajustement crédible, raisonnable, de moyen terme.

En résumé : un ajustement budgétaire est nécessaire, tout comme une augmentation des dépenses vertes. L’augmentation peut être limitée si le gouvernement s’appuie sur des taxes carbone plutôt que sur des subventions, mais, en fin de compte, la lutte contre le réchauffement climatique coûtera cher à l’État et impliquera à terme une diminution plus importante du déficit primaire non vert. Un ajustement lent et régulier implique une augmentation du ratio d’endettement pendant un certain temps ; c'est un coût acceptable à payer. Demander un ajustement plus rapide, voire une réduction de la dette dans un avenir proche, est trop ambitieux et dangereux. »

Olivier Blanchard, « Reconciling the tension between green spending and debt sustainability », PIIE, Realtime Economics (blog), 19 décembre 2023. Traduit par Martin Anota



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