« L'inflation a augmenté, mais à présent elle est en baisse. Pas seulement au Royaume-Uni, mais aussi un peu partout ailleurs. Quelles leçons macroéconomiques pouvons-nous en tirer et quelles questions subsistent encore ? Est-ce que "l’équipe transitoire" (team transitory) avait raison après tout ? Les banques centrales ont-elles été trop lentes à relever leurs taux ? Une fois qu’elles ont commencé à les relever, les ont-elles relevés trop vite ?

Un point préliminaire à souligner est que l’inflation n’est pas le coût de la vie. Une période où l’inflation augmente puis redescend signifie que les prix finissent par être beaucoup plus élevés à la fin de cette période qu’ils ne l’étaient initialement. Ceux dont les revenus n’ont pas suivi l’inflation ont vu leur situation se détériorer, peut-être considérablement. Pour ceux qui avaient déjà du mal à joindre les deux bouts, c’est un très grave problème, qui n’a pas disparu avec la baisse de l’inflation.

Ce qu’il faut maintenant bien comprendre, c’est que cette période de forte inflation n’était pas seulement due aux prix élevés de l’énergie et des produits alimentaires. Il y a eu d’autres problèmes d’approvisionnement qui ont fait monter les prix, mais plus important encore, les tensions sur les marchés du travail dans la plupart des grandes économies étaient également fortes. Presque sans exception, le chômage en 2022 était plus faible qu’à tout autre moment de ce siècle aux États-Unis, en Allemagne, en France et au Royaume-Uni.

Cela signifie que toute augmentation des prix de l’énergie et des produits alimentaires était susceptible d’entraîner une certaine hausse de l’inflation des salaires. Cette dernière aurait à son tour rendu plus persistant le choc inflationniste provoqué par la hausse des prix des produits alimentaires et de l’énergie, car les entreprises qui ne produisent pas d’énergie ou de produits alimentaires répercuteraient une grande partie de l’augmentation du coût du travail sur leurs prix de vente. Pour éviter que cela ne se transforme en une augmentation permanente de l’inflation, les banques centrales aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans la zone euro ont augmenté leurs taux directeurs.

Les banques centrales ont-elles été trop lentes pour relever les taux d’intérêt ? Il est important de comprendre que les banques centrales ne peuvent pas et ne doivent pas toujours essayer de maintenir l’inflation à un niveau cible. Lorsque le prix relatif des matières premières augmente, il serait extrêmement préjudiciable d’essayer de réduire tous les autres prix afin que l’inflation globale n’augmente pas. Il devait y avoir une bulle inflationniste en 2021-2023. La question est de savoir si les banques centrales auraient pu la modérer davantage qu’elles ne l’ont fait.

Il est également important de rappeler qu’en 2021, la principale préoccupation était, avec raison, d’assurer une reprise complète après la pandémie. Rares sont ceux qui avaient anticipé l’ampleur du choc inflationniste (c’est-à-dire anticipé que la Russie reprendrait son invasion de l’Ukraine ou qu’il y aurait autant de goulots d’étranglement du côté de l’offre) et, avec la pandémie, il a été plus compliqué de jauger la situation du marché du travail. Mon propre point de vue, et contrairement à beaucoup d’autres (...), est que les banques centrales ont eu raison de retarder la hausse des taux jusqu’en 2022. Une fois qu’elles ont compris que la reprise après la pandémie avait été forte et que, par conséquent, le marché du travail était tendu, elles ont agi en augmentant les taux assez rapidement.

Le fait que l’inflation diminue maintenant assez rapidement suggère que les banques centrales en ont fait suffisamment pour empêcher que le choc sur les prix de l’énergie et des produits alimentaires ne conduise à une inflation durablement plus élevée. Ce que nous ne savons pas encore, c'est si elles en ont fait de trop, car le décalage entre la hausse des taux d'intérêt nominaux et la baisse de l'activité économique peut être assez long (1). Néanmoins nous pouvons souligner un point important.

Lorsque l’inflation était proche de son pic, certains économistes (appelons-les les "pessimistes de l’inflation") affirmaient qu’une période significative d’activité économique déprimée serait nécessaire pour ramener l’inflation à un niveau proche de l’objectif de 2 %. Ce n’est que lorsque le chômage sera nettement plus élevé qu’il ne l’est aujourd’hui, suggèrent-ils, que l’inflation des salaires commencera à retomber vers des niveaux compatibles avec l’objectif de 2 %.

Nous savons maintenant que cet argument est certainement faux. L’inflation des salaires a diminué aux États-Unis et ailleurs sans augmentation significative du chômage. Bien sûr, le chômage peut encore augmenter en raison de l’effet différé de la hausse des taux d’intérêt, mais il est un peu exagéré de suggérer, dans le cas des États-Unis tout du moins, que la baisse de l’inflation des salaires est une réponse aux anticipations d’un chômage supérieur à sa tendance.

Ce qui n’est pas souvent discuté, c’est que la théorie macroéconomique actuelle ne suggère pas qu’une période de chômage significativement plus élevée soit nécessaire pour réduire l’inflation des salaires. En ce sens, les pessimistes de l’inflation pourraient être accusés d’être démodés. L’idée selon laquelle "si cela ne fait pas mal, cela ne marchera pas" vient d’une courbe de Phillips traditionnelle, selon laquelle ceux qui fixent les prix et salaires ne prennent en compte que l’inflation passée lorsqu’ils forment des anticipations quant à l’inflation future. Le point clé lorsqu’une banque centrale tente d’atteindre un objectif d’inflation est que ceux qui fixent prix et salaires prennent en compte les actions de cette banque centrale lorsqu’ils forment leurs anticipations.

Si la banque centrale a de la crédibilité (un mot souvent mal utilisé signifiant simplement ici que les banques centrales réussiront à atteindre leur objectif d’inflation), alors cela ancre les anticipations d’inflation future à la cible d’inflation. Ceux qui fixent les salaires et les prix savent que l’inflation reviendra à 2 % une fois que les chocs inflationnistes auront disparu ou que l’excès de demande aura été éliminé et ils forment donc leurs anticipations en conséquence. Dans cette situation, il n’est pas nécessaire de connaître une période d’excès d’offre de travail (c’est-à-dire de chômage) ou de biens pour faire baisser l’inflation. Pour reprendre un autre cliché macroéconomique très galvaudé, des atterrissages en douceur sont tout à fait possibles et devraient être ce que recherchent les banques centrales.

Bien sûr, les banques centrales peuvent toujours se tromper. Il se peut qu’elles n’en fassent pas assez pour éliminer l’excès de demande, auquel cas l’inflation restera supérieure à la cible. Elles pourraient également en faire trop pour dégonfler la demande, ce qui entraînerait une période d'excès d’offre, ce qui pourrait conduire à une inflation inférieure à sa cible. Cette deuxième possibilité est encore très réelle au Royaume-Uni et en Europe, même si elle semble moins probable aux États-Unis.

Comme le montrent De Grauwe et Yi, il a été beaucoup plus facile de faire baisser l’inflation dans les années 2020 que dans les années 1970. Cela s’explique en partie par le fait que le choc inflationniste a été de plus courte durée (les prix du gaz ont chuté et les perturbations pandémiques dans l’approvisionnement sont terminées, même si les prix des produits alimentaires restent élevés), de sorte qu’une contraction permanente de l’offre n’a pas été nécessaire. Cependant, c’est aussi parce que nous avons désormais des banques centrales indépendantes avec des cibles d’inflation et un historique récent où l’inflation a été proche de la cible (ces banques centrales ont donc de la crédibilité).

Si les pessimistes de l'inflation, qui pensaient qu'une période d’excès d’offre et de chômage plus élevé était nécessaire pour faire baisser l'inflation, se sont trompés, l'équipe transitoire a-t-elle eu raison ? Eh bien, cela dépend de ce que "l’équipe transitoire" a cru et dit. Par souci d’explication, définissons l’équipe transitoire comme désignant ceux qui disaient que l’inflation serait revenue à l’objectif sans la forte augmentation des taux d’intérêt que nous avons connue.

Cette question est difficile à juger, car nous ne savons pas quelle aurait été la trajectoire de l’inflation si les banques centrales n’avaient pas autant augmenté leurs taux directeurs. (…) Beaucoup de choses dépendront de l’évolution de l’activité économique et de l’inflation d’ici un an. Il semble y avoir deux possibilités et il se pourrait que les grandes économies finissent par illustrer les deux cas.

La première possibilité est que l’économie réalise un atterrissage en douceur : l’inflation se rapproche de la cible sans aucun ralentissement économique par rapport à la tendance. Si cela se produit, cela suggère que la hausse des taux d’intérêt était nécessaire et, en ce sens, l’équipe transitoire avait tort (2). La deuxième possibilité est que l’activité économique soit déprimée et que l’inflation soit inférieure à sa cible de 2 %. Dans ce cas, les banques centrales auront exagéré dans leur resserrement monétaire et l’équipe transitoire pourrait bien avoir eu raison.

Tout indique que pour les États-Unis un atterrissage en douceur est plus probable qu’improbable. Si cela se produit, alors les pessimistes de l’inflation et l’équipe transitoire auront eu tort et la Fed (la banque centrale américaine) aura très bien fait. Pour le Royaume-Uni et la zone euro, il est trop tôt pour dire si nous connaîtrons ou non un atterrissage en douceur. Mais aux États-Unis au moins, il semble pour le moment que les experts de la banque centrale soient plutôt meilleurs dans la gestion de l’inflation que de nombreux experts extérieurs. Ce n’est pas une conclusion populaire à ma connaissance, mais elle n’est peut-être pas non plus surprenante.

(1) Cela s’explique en partie par le fait que l’activité économique est influencée par les taux d’intérêt réels (taux nominaux moins inflation anticipée). Ce n’est que maintenant, avec la baisse de l’inflation, que les taux réels deviennent positifs.

(2) Cela suppose que des taux d’intérêt plus élevés réduisent la demande globale. Comme je l’ai soutenu ici, les données empiriques vont dans ce sens. »

Simon Wren-Lewis, « Lessons (so far) from the inflation bubble of 2021-3 », in Mainly Macro (blog), 12 décembre 2023. Traduit par Martin Anota