« L'actualité de la semaine dernière est le fossé qui s'est ouvert entre la banque centrale américaine, la Fed, et les banques centrales européenne et britannique. Apparemment, les trois institutions ont adopté la même stratégie, en décidant de laisser les taux d'intérêt inchangés face à la baisse de l'inflation et au ralentissement de l'économie. Mais pour les banques centrales, ce que vous dites est tout aussi important que ce que vous faites ; et tandis que la Fed a annoncé que dans les mois à venir (sauf surprise, bien sûr) elle commencerait à desserrer les rênes en réduisant son taux d'intérêt, la Banque d'Angleterre et la BCE ont refusé d'annoncer des baisses de taux d'intérêt dans un avenir proche.

Pour comprendre pourquoi la BCE reste faucon, on peut lire l'entretien accordé au Financial Times par le gouverneur de la Banque centrale de Belgique, Pierre Wunsch, l'un des partisans de la ligne dure au sein du Conseil de la BCE. Wunsch affirme que, même si les données sur l’inflation sont bonnes (il convient également de noter que, comme beaucoup le disent depuis des mois, l’inflation continue de baisser plus rapidement que ne le prévoient les prévisionnistes), la dynamique des salaires est une source d’inquiétude. Dans la zone euro, en effet, ceux-ci ont augmenté de 5,3 % au troisième trimestre 2023, le rythme le plus élevé de ces dix dernières années. Le gouverneur belge évoque le risque que cette augmentation des salaires pèse sur les coûts des entreprises, les poussant à augmenter les prix et suscitant de nouvelles revendications salariales ; aussi longtemps que la croissance des salaires n’est pas maîtrisée, conclut Wunsch, il faudra continuer d'appuyer sur le frein. De nouveau, cette orientation restrictive est justifiée par le risque d’une spirale prix-salaires qui, jusqu’à présent, ne s’est jamais concrétisé, bien qu’il soit évoqué par les partisans de la hausse des taux d'intérêt depuis 2021. Ceux qui, comme Wunsch, craignent une spirale salaires-prix, citent l’expérience des années 1970, lorsque la hausse des salaires avait effectivement alimenté une inflation de plus en plus hors de contrôle. La comparaison semble pertinente à première vue étant donné que, dans les deux cas, c’est un choc externe (énergétique) qui a déclenché la hausse des prix. Mais en fait, il n’était pas nécessaire d’attendre que l’inflation baisse pour comprendre que le risque d’une spirale salaires-prix était surestimé et utilisé par beaucoup comme un instrument. En fait, en comparaison avec les années 1970, beaucoup de choses ont changé. J'en parle en détail dans mon livre Oltre le Banche Centrali, récemment publié par les éditions Luiss University Press (en italien) : les mécanismes d'indexation automatique ont été abolis, le pouvoir de négociation des syndicats a considérablement diminué et, en général, la précarisation du travail a réduit la capacité des travailleurs à voir leurs revendications satisfaites. Pour ces raisons et d’autres encore, la corrélation entre les prix et les salaires s’est considérablement réduite au cours de trois décennies.

Mais les années 1970 constituent en réalité l’exception, pas la norme. Une récente étude réalisée par des chercheurs du Fonds monétaire international examine les données historiques et montre que, par le passé, les poussées inflationnistes ont généralement été suivies d'un retard dans l'évolution des salaires. Ceux-ci ont tendance à varier plus lentement que les prix, de sorte qu'une augmentation de l'inflation n'est pas suivie d'un ajustement immédiat des salaires et qu'il y a dans un premier temps une réduction du salaire réel (le salaire ajusté au coût de la vie). Lorsqu’à moyen terme les salaires rattrapent enfin les prix, le salaire réel revient au niveau d’équilibre, aligné sur la croissance de la productivité. Si la même chose devait se produire en ce moment, disent les chercheurs du FMI, nous devrions non seulement nous attendre, mais aussi espérer que la croissance des salaires nominaux continue à être forte pendant un certain temps à l’avenir, maintenant que l’inflation est revenue à des niveaux raisonnables : en regardant les données publiées par Eurostat, nous observons que pour la zone euro, les prix ont augmenté de 18,5 % du troisième trimestre 2020 au troisième trimestre 2023, tandis que la croissance des salaires s'est arrêtée à 10,5 %. Les salaires réels, une mesure du pouvoir d'achat, ont donc baissé de 8,2 %. L'Italie se démarque : elle a connu une évolution similaire des prix (+ 18,9%), mais une quasi-stagnation des salaires (+ 5,8%), de sorte que le pouvoir d'achat s'est effondré de 13 %.

Les choses sont pires que ne le montrent ces chiffres. Premièrement, pour que la convergence soit considérée comme accomplie, les salaires réels devront augmenter au-delà des niveaux de 2021. Dans les pays où la productivité a augmenté ces dernières années, le nouveau niveau d’équilibre des salaires réels sera plus élevé. Deuxièmement, même lorsque les salaires se sont réalignés sur la croissance de la productivité, il restera un écart à combler. Durant la période actuelle de transition, quand les salaires réels sont inférieurs au niveau d’équilibre, les travailleurs subissent une perte de revenu qui ne sera pas compensée (à moins que le salaire réel n’augmente plus que la productivité pendant un certain temps). De ce point de vue, il est donc important non seulement que l’écart entre les prix et les salaires soit refermé, mais aussi que cela se produise le plus rapidement possible.

En bref, contrairement à ce que beaucoup prétendent (plus ou moins de bonne foi), le fait qu’à l’heure actuelle les salaires augmentent plus que les prix n’est pas le début d’une dangereuse spirale salaires-prix, ni l’indicateur d’un retour de l’inflation ; il s’agit plutôt de la deuxième phase prévisible d’un processus de rééquilibrage qui, comme le soulignent les chercheurs du FMI, est non seulement normal, mais également nécessaire.

La conclusion mérite d’être soulignée aussi clairement que possible : si la BCE ou les gouvernements nationaux tentaient de limiter la croissance des salaires par des politiques restrictives, ils n’agiraient pas seulement contre les intérêts de ceux qui ont payé le prix le plus élevé pour le choc inflationniste ; d’une manière contre-productive, ils empêcheraient aussi l’ajustement de s’achever et retarderaient la fin du choc inflationniste. »

Francesco Saraceno, « Wages and inflation: Let workers alone », in Sparse Thoughts of a Gloomy European Economist (blog), 20 décembre 2023. Traduit par Martin Anota



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