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Tag - Francesco Saraceno

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lundi 4 mars 2024

Austérité : le passé qui ne passe pas

« La Commission européenne a récemment révisé à la baisse ses prévisions de croissance économique et d'inflation ; cette dernière continue de baisser plus vite que prévu. Contrairement aux États-Unis, il n’y a pas ici d’"atterrissage en douceur" (soft landing). Comme beaucoup le soutiennent, le resserrement monétaire n’a pas joué un rôle majeur dans la maîtrise de l’inflation (même aujourd’hui, la dynamique des prix est principalement déterminée par celle des coûts de l’énergie et des transports). Au contraire, selon ce que nous dit la littérature sur le sujet, ce n’est que 18 mois après son début qu'un cycle de hausse des taux commence à peser sur le coût du crédit, donc sur la consommation, l'investissement et la croissance économique.

Ce ralentissement de l’économie intervient dans un contexte différent de celui de la pandémie. À l’époque, les banquiers centraux et les ministres des Finances étaient tous d’accord sur le fait que les entreprises devaient être soutenues par la politique budgétaire "quoiqu’il en coûte" (whatever it takes). Aujourd'hui, le climat est très différent et le discours public est dominé par l'obsession de la réduction de la dette publique, comme en témoignent les récentes prises de position de Lindner, le ministre des Finances allemand, et la décevante réforme du Pacte de stabilité. Le risque que l’Europe répète les erreurs du passé, en particulier la calamiteuse austérité de 2010-2014, est donc particulièrement élevé.

Dans ce contexte, on ne peut que regarder avec inquiétude ce qui se passe en France, où le gouvernement a également annoncé une révision à la baisse de la prévision de croissance pour 2024, de 1,4 % à 1 %. Dans le même temps, Bruno Le Maire, le ministre des Finances, a annoncé une réduction des dépenses publiques de dix milliards d'euros (l’équivalent de 0,4 % du PIB), afin de maintenir les objectifs de déficit et d'endettement qui avaient été précédemment annoncés. C'est un mauvais choix, pour au moins deux raisons. La première est que le gouvernement envisage de procéder à la correction exclusivement en réduisant les dépenses publiques, en se concentrant notamment sur les "dépenses d'avenir". 2 milliards d'euros seront prélevés sur le budget de la transition écologique, 1,1 milliard d'euros sur celui du travail et de l'emploi, 900 millions d'euros sur celui de la recherche et de l'enseignement supérieur, etc. Bref, il a été choisi, une fois de plus, non pas d’augmenter les impôts des riches, mais de réduire les investissements dans le capital futur (matériel ou immatériel).

Mais, quelle que soit la composition, le choix de poursuivre des objectifs de finances publiques en réduisant les dépenses à un moment où l’économie ralentit va à l’encontre de ce que nous enseigne la théorie économique. Plus problématique encore, pour une classe politique à la tête d’une grande économie, cela va à l’encontre des enseignements des événements qui se sont récemment déroulés en Europe.

Le ratio dette publique sur PIB est généralement considéré comme un indicateur de la soutenabilité des finances publiques. (En fait, c’en est un indicateur très imparfait, mais nous pouvons l’ignorer ici). Lorsque le dénominateur de la nation, le PIB, baisse ou bien augmente moins que prévu, il semblerait à première vue logique de ramener le ratio à la valeur souhaitée en réduisant la dette, qui est au numérateur, c'est-à-dire en augmentant les impôts ou en réduisant les dépenses publiques. Mais les choses ne sont pas si simples, car en fait les deux variables, PIB et dette publique, sont liées l’une à l’autre. La réduction des dépenses publiques ou l’augmentation des impôts, en réduisant notamment le revenu disponible des ménages et des entreprises, déprimeront la demande de biens et de services et donc la croissance économique. Laissons de côté ici une théorie un peu farfelue, mais qui refait périodiquement surface, selon laquelle l’austérité pourrait être "expansionniste" si la réduction des dépenses publiques amenait les ménages et les entreprises à anticiper une réduction de la pression fiscale à l’avenir, stimulant ainsi la consommation et l’investissement privé. Les données ne soutiennent pas ce conte de fées. Devinez quoi ? L’austérité est récessive !

En bref, une baisse du numérateur, la dette publique, entraîne une baisse du dénominateur, le PIB. Le fait que le ratio dette publique sur PIB diminue ou augmente dépend donc de l’influence du numérateur sur le dénominateur, ce que les économistes appellent le multiplicateur. Si l’austérité a un impact limité sur la croissance économique, alors la réduction de la dette publique sera plus importante que la réduction du PIB et ainsi le ratio diminuera : bien qu’au prix d’un ralentissement économique, l’austérité peut ramener les finances publiques sous contrôle. Les plans d’austérité imposés par la troïka aux pays de la zone euro au début des années 2010 reposaient sur cette hypothèse et toutes les institutions internationales prévoyaient un impact limité de l’austérité sur la croissance économique. L’histoire a montré que cette hypothèse était erronée et que le multiplicateur est très élevé, surtout en période de récession. Un mea culpa public du Fonds monétaire international a fait sensation à l'époque (les économistes ne sont pas connus pour admettre leurs erreurs !), expliquant comment un calcul correct donnait des multiplicateurs jusqu'à quatre fois plus élevés qu'on ne le pensait auparavant. Au nom de la discipline, la politique budgétaire de ces années-là a été procyclique, freinant l’économie alors qu’elle aurait dû la faire avancer. Les nombreux programmes d’aide conditionnant le soutien de la troïka à l’adoption de l’austérité n’ont pas permis de sécuriser les finances publiques ; au contraire, en plongeant ces pays dans la récession, ils les ont rendus plus fragiles. Non seulement l’austérité n’a pas été expansionniste, mais elle était en outre vouée à l’échec. Ce n'est pas un hasard si, au cours de ces années-là, les attaques spéculatives contre les pays qui ont adopté l'austérité se sont multipliées et que, sans l'intervention de la BCE, avec le "quoiqu’il en coûte" de Draghi en 2012, l'Italie et l'Espagne auraient dû faire défaut et l'euro n'aurait probablement pas survécu.

Depuis, les travaux empiriques se sont multipliés, avec des résultats très intéressants. Par exemple, les multiplicateurs sont plus élevés pour les investissements publics (en particulier pour les investissements verts) et les dépenses sociales ont un impact important sur la croissance économique à long terme. Et ce sont précisément les postes de dépenses que le gouvernement français a le plus réduit en réaction à la détérioration des conditions économiques.

Alors qu’en 1937 le président Roosevelt cherchait prématurément à réduire le déficit public en plongeant l’économie américaine dans la récession, John Maynard Keynes a déclaré que "le boom, et non la récession, est le bon moment pour l’austérité". La crise de la zone euro a été colossale et très douloureuse (la Grèce n’a pas encore retrouvé son niveau de PIB de 2008), une expérience naturelle qui a donné raison à Keynes.

On peut peut-être pardonner à Bruno Le Maire et aux nombreux porte-drapeaux de la discipline budgétaire leur ignorance de la littérature académique sur la taille des multiplicateurs dans les bons et les mauvais moments. On peut peut-être aussi leur pardonner leur méconnaissance de l’histoire économique et des débats qui ont enflammé le vingtième siècle. Mais la tendance à répéter les erreurs qui ont déclenché une crise financière il y a seulement dix ans et menacé de faire dérailler la monnaie unique est impardonnable, même pour une classe politique sans culture et sans mémoire. »

Francesco Saraceno, « Austerity. The past that doesn’t pass », in Sparse Thoughts of a Gloomy European Economist (blog), mars 2024. Traduit par Martin Anota



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« Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ? »

« L’austérité est-elle vouée à l’échec ? »

« La fée confiance ou le mythe de l’austérité expansionniste »

« L’austérité laisse des cicatrices permanentes sur l’activité »

« Quelles ont été les répercussions de l’austérité dans le sillage de la Grande Récession ? »

mercredi 3 janvier 2024

Les idées de Wolfgang Schäuble sont toujours bien vivantes

« Wolfgang Schäuble a été une figure centrale du paysage politique allemand. Député du parti de centre-droit démocrate-chrétien de 1972 jusqu'à sa mort mardi soir à l'âge de 81 ans, il était très proche du chancelier Helmut Kohl et, en tant qu'avocat, il a participé aux négociations du traité qui a abouti la réunification avec l'Allemagne de l'Est.

Mais c’est sous la présidence d’Angela Merkel que Schäuble s’est fait connaître au-delà des frontières nationales. Ministre de l'Intérieur pendant quelques années, il a été nommé ministre des Finances en 2009, quelques semaines avant les révélations sur la situation réelle des finances publiques grecques qui déclenchèrent la crise de la dette souveraine. Depuis, il est devenu l’une des figures centrales de la gestion calamiteuse de cette crise. Certes il a été un fervent pro-européen, mais, tout influencé par la doctrine ordolibérale, il a toujours été convaincu que l'intégration ne pouvait se réaliser qu'en enserrant l'économie européenne dans un réseau dense de règles qui garantiraient l'épargne publique et privée nécessaire pour rendre l'UE compétitive sur les marchés mondiaux.

Schäuble était le principal porte-drapeau de la "vue de Berlin" (ou de Bruxelles ou de Francfort, celle des dirigeants de la Commission européenne et de la BCE à l’époque) qui attribuait la crise de la dette à la prodigalité budgétaire et au manque de réformes des pays dits "périphériques" de l’UEM. Ce récit de la crise a imposé des "devoirs" (austérité budgétaire et réformes structurelles) aux pays en crise : on doit à l'intransigeance de Schäuble, soutenu par Angela Merkel, la Commission européenne et la BCE (et parfois contre le FMI, qui a souvent eu une approche plus pragmatique), les conditions draconiennes imposées aux gouvernements grecs en échange de l’aide financière de la "Troïka". Au cours de ces années-là, Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE, et lui ont défendu, contre toute évidence empirique, l’idée d’une austérité expansionniste, l’idée selon laquelle l’austérité budgétaire libérerait les esprits animaux des marchés et relancerait ainsi la croissance. Une austérité que Schäuble a imposée aux pays en crise, mais qui a également été embrassée par l’Allemagne. A l'occasion de son départ du ministère des Finances en 2017, la photo des salariés formant un grand zéro dans la cour en hommage à l'atteinte de l’objectif d'équilibre budgétaire a fait le tour du monde.

L’histoire a montré l’inefficacité et le coût de cette stratégie. Sans surprise, l’austérité budgétaire ne s’est révélée presque jamais expansionniste et elle ne l’a certainement pas été dans la zone euro. L'ajustement budgétaire imposé aux pays périphériques de l'UEM a déclenché une crise qui, pour certains d'entre eux, n'était pas encore résorbée à la fin de la décennie. Une crise qui aurait d’ailleurs pu être moins douloureuse si les pays en meilleure forme avaient soutenu la croissance de la zone euro par des politiques expansionnistes au lieu de resserrer également leurs politiques budgétaires. L’UEM est la seule grande économie avancée à avoir connu une deuxième récession en 2012-2013, après la crise financière mondiale de 2008. Et ce n’est pas tout : depuis lors, la demande domestique est restée anémique et l’économie européenne s’est "germanisée", ne réussissant à croître que grâce aux exportations. Cela a contribué à intensifier les tensions commerciales et l’Allemagne est régulièrement accusée par les organismes internationaux et les États-Unis d’exercer une pression déflationniste sur l’économie mondiale.

Le récit d’une crise causée par l’irresponsabilité budgétaire de gouvernements dépensiers a rapidement perdu de sa superbe et, en 2014, beaucoup de ses premiers partisans (par exemple Mario Draghi, devenu entre-temps président de la BCE) avaient déjà opté pour une explication plus "symétrique", celle selon laquelle le déclencheur de la crise était les déséquilibres de la balance des paiements pour lesquels les pays trop dépensiers et les pays trop austères étaient autant responsables les uns que les autres. Mais Schäuble n’a jamais renoncé à sa conviction selon laquelle le seul remède nécessaire était la réduction des dépenses publiques : l'Allemagne a également imposé cette vision à ses partenaires lors des réformes des institutions européennes (du Mécanisme européen de Stabilité au Pacte budgétaire).

Avec la crise du Covid-19 et le soutien indéfectible de l’Allemagne à Next Generation EU, il semblait que la doctrine ordolibérale ait finalement pris sa retraite, tout comme Schäuble, son plus fier partisan. Mais de récents événements nous montrent qu’il s’agissait là d’un vœu pieux. Schäuble aurait probablement approuvé la (non-)réforme du Pacte de stabilité imposée par son successeur Lindner, dont le seul fil conducteur est la réduction de la dette publique. Schäuble nous a quittés, mais le fétichisme de l’épargne publique et privée comme vertu curative est bel et bien vivant. »

Francesco Saraceno, « Wolfgang Schäuble’s ideas are alive and kicking », in Sparse Thoughts of a Gloomy European Economist (blog), 29 décembre 2023. Traduit par Martin Anota



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« Le cœur de la zone euro aiderait-il la périphérie en adoptant un plan de relance ? »

jeudi 28 décembre 2023

Salaires et inflation : laissez les travailleurs tranquilles !

« L'actualité de la semaine dernière est le fossé qui s'est ouvert entre la banque centrale américaine, la Fed, et les banques centrales européenne et britannique. Apparemment, les trois institutions ont adopté la même stratégie, en décidant de laisser les taux d'intérêt inchangés face à la baisse de l'inflation et au ralentissement de l'économie. Mais pour les banques centrales, ce que vous dites est tout aussi important que ce que vous faites ; et tandis que la Fed a annoncé que dans les mois à venir (sauf surprise, bien sûr) elle commencerait à desserrer les rênes en réduisant son taux d'intérêt, la Banque d'Angleterre et la BCE ont refusé d'annoncer des baisses de taux d'intérêt dans un avenir proche.

Pour comprendre pourquoi la BCE reste faucon, on peut lire l'entretien accordé au Financial Times par le gouverneur de la Banque centrale de Belgique, Pierre Wunsch, l'un des partisans de la ligne dure au sein du Conseil de la BCE. Wunsch affirme que, même si les données sur l’inflation sont bonnes (il convient également de noter que, comme beaucoup le disent depuis des mois, l’inflation continue de baisser plus rapidement que ne le prévoient les prévisionnistes), la dynamique des salaires est une source d’inquiétude. Dans la zone euro, en effet, ceux-ci ont augmenté de 5,3 % au troisième trimestre 2023, le rythme le plus élevé de ces dix dernières années. Le gouverneur belge évoque le risque que cette augmentation des salaires pèse sur les coûts des entreprises, les poussant à augmenter les prix et suscitant de nouvelles revendications salariales ; aussi longtemps que la croissance des salaires n’est pas maîtrisée, conclut Wunsch, il faudra continuer d'appuyer sur le frein. De nouveau, cette orientation restrictive est justifiée par le risque d’une spirale prix-salaires qui, jusqu’à présent, ne s’est jamais concrétisé, bien qu’il soit évoqué par les partisans de la hausse des taux d'intérêt depuis 2021. Ceux qui, comme Wunsch, craignent une spirale salaires-prix, citent l’expérience des années 1970, lorsque la hausse des salaires avait effectivement alimenté une inflation de plus en plus hors de contrôle. La comparaison semble pertinente à première vue étant donné que, dans les deux cas, c’est un choc externe (énergétique) qui a déclenché la hausse des prix. Mais en fait, il n’était pas nécessaire d’attendre que l’inflation baisse pour comprendre que le risque d’une spirale salaires-prix était surestimé et utilisé par beaucoup comme un instrument. En fait, en comparaison avec les années 1970, beaucoup de choses ont changé. J'en parle en détail dans mon livre Oltre le Banche Centrali, récemment publié par les éditions Luiss University Press (en italien) : les mécanismes d'indexation automatique ont été abolis, le pouvoir de négociation des syndicats a considérablement diminué et, en général, la précarisation du travail a réduit la capacité des travailleurs à voir leurs revendications satisfaites. Pour ces raisons et d’autres encore, la corrélation entre les prix et les salaires s’est considérablement réduite au cours de trois décennies.

Mais les années 1970 constituent en réalité l’exception, pas la norme. Une récente étude réalisée par des chercheurs du Fonds monétaire international examine les données historiques et montre que, par le passé, les poussées inflationnistes ont généralement été suivies d'un retard dans l'évolution des salaires. Ceux-ci ont tendance à varier plus lentement que les prix, de sorte qu'une augmentation de l'inflation n'est pas suivie d'un ajustement immédiat des salaires et qu'il y a dans un premier temps une réduction du salaire réel (le salaire ajusté au coût de la vie). Lorsqu’à moyen terme les salaires rattrapent enfin les prix, le salaire réel revient au niveau d’équilibre, aligné sur la croissance de la productivité. Si la même chose devait se produire en ce moment, disent les chercheurs du FMI, nous devrions non seulement nous attendre, mais aussi espérer que la croissance des salaires nominaux continue à être forte pendant un certain temps à l’avenir, maintenant que l’inflation est revenue à des niveaux raisonnables : en regardant les données publiées par Eurostat, nous observons que pour la zone euro, les prix ont augmenté de 18,5 % du troisième trimestre 2020 au troisième trimestre 2023, tandis que la croissance des salaires s'est arrêtée à 10,5 %. Les salaires réels, une mesure du pouvoir d'achat, ont donc baissé de 8,2 %. L'Italie se démarque : elle a connu une évolution similaire des prix (+ 18,9%), mais une quasi-stagnation des salaires (+ 5,8%), de sorte que le pouvoir d'achat s'est effondré de 13 %.

Les choses sont pires que ne le montrent ces chiffres. Premièrement, pour que la convergence soit considérée comme accomplie, les salaires réels devront augmenter au-delà des niveaux de 2021. Dans les pays où la productivité a augmenté ces dernières années, le nouveau niveau d’équilibre des salaires réels sera plus élevé. Deuxièmement, même lorsque les salaires se sont réalignés sur la croissance de la productivité, il restera un écart à combler. Durant la période actuelle de transition, quand les salaires réels sont inférieurs au niveau d’équilibre, les travailleurs subissent une perte de revenu qui ne sera pas compensée (à moins que le salaire réel n’augmente plus que la productivité pendant un certain temps). De ce point de vue, il est donc important non seulement que l’écart entre les prix et les salaires soit refermé, mais aussi que cela se produise le plus rapidement possible.

En bref, contrairement à ce que beaucoup prétendent (plus ou moins de bonne foi), le fait qu’à l’heure actuelle les salaires augmentent plus que les prix n’est pas le début d’une dangereuse spirale salaires-prix, ni l’indicateur d’un retour de l’inflation ; il s’agit plutôt de la deuxième phase prévisible d’un processus de rééquilibrage qui, comme le soulignent les chercheurs du FMI, est non seulement normal, mais également nécessaire.

La conclusion mérite d’être soulignée aussi clairement que possible : si la BCE ou les gouvernements nationaux tentaient de limiter la croissance des salaires par des politiques restrictives, ils n’agiraient pas seulement contre les intérêts de ceux qui ont payé le prix le plus élevé pour le choc inflationniste ; d’une manière contre-productive, ils empêcheraient aussi l’ajustement de s’achever et retarderaient la fin du choc inflationniste. »

Francesco Saraceno, « Wages and inflation: Let workers alone », in Sparse Thoughts of a Gloomy European Economist (blog), 20 décembre 2023. Traduit par Martin Anota



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« Doit-on s’attendre à une spirale inflationniste ? »

« Faut-il s’attendre à une boucle prix-salaires ? »

« Le conflit, cette cause de l’inflation trop souvent négligée par les économistes »

jeudi 10 août 2023

Les dommages du resserrement monétaire commencent à se faire sentir

« Les dernières semaines nous ont donné quatre nouvelles concernant le front de l’inflation. Plus exactement, deux nouvelles et deux non-nouvelles. Commençons avec ces dernières. Ce n’est plus une nouvelle que les banques centrales continuent avec leur stratégie de resserrement monétaire. La Fed et la BCE ont toutes les deux relevé leurs taux d’un quart de point et leurs présidents respectifs, Powell et Lagarde, n’indiquent pas ce qui va se passer en septembre. Ce qui est certain est que, après la neuvième hausse, le taux d’intérêt de la zone euro est à son plus haut niveau depuis 2001, quand la BCE cherchait à soutenir la valeur de la jeune monnaie commune avec des taux d’intérêt.

La seconde non-nouvelle est que l’inflation continue de diminuer à un rythme plus rapide qu’attendu. En France et en Allemagne, l’inflation a rejoint des niveaux relativement faibles (en ce qui concerne la période débutant avec l’invasion de l’Ukraine), tandis qu’elle a été légèrement plus haute qu’attendu en Espagne. Par conséquent, le resserrement monétaire continue, alors même que l’inflation chute. Selon la ligne officielle des banques centrales, c’est une nécessité parce que l’inflation a été "trop longtemps trop haute" et le risque est qu’elle devienne chronique, affectant les anticipations d’inflation et les négociations salariales.

Pas de spirale prix-salaires


Cet argument est extrêmement faible et malheureusement je dois ajouter qu’il n’y a pas le signe de salaires rattrapant l’inflation. L’OCDE l’a confirmé il y a quelques semaines dans son rapport 2023 Employment Outlook, qui inclut un chapitre sur la baisse généralisée des salaires réels (un signe que les salaires nominaux ont moins augmenté que les prix).

Même les anticipations restent sous contrôle. (…) La première nouvelle de la semaine dernière est les résultats de l’enquête trimestrielle des prévisionnistes professionnelles conduite par la BCE. Selon celle-ci, les prévisionnistes professionnels s’attendent à ce que l’inflation retourne à 2 % en 2024 (et à 3 % au dernier trimestre 2023). La BCE, de l’autre côté, continue de croire que l’inflation ne reviendra pas à 2 % avant 2025. Par conséquent, même parmi ceux qui ont soutenu le tournant restrictif de la BCE par le passé, de plus en plus de voix appellent à mettre sur pause la hausse des taux.

Pour l’essentiel, la baisse de l’inflation ne tient pas à la BCE


Les faucons, d’un autre côté, voient le déclin de l’inflation comme une justification des hausses de taux passées et comme plaidant en faveur de nouvelles hausses cet automne. Le raisonnement est que le resserrement fonctionne et doit continuer jusqu’à ce que l’inflation retourne à la cible des 2 %. Malheureusement, ce raisonnement est erroné. La littérature empirique a étudié l’impact des décisions de la banque centrale sur l’économie. Cet impact passe essentiellement via le canal du crédit : la hausse des taux d’intérêt de la banque centrale amène les banques commerciales à relever leurs taux pour les entreprises et ménages désirant emprunter. La hausse du coût du capital entraîne une baisse des dépenses et le refroidissement de l’économie. Le processus n’est pas immédiat. Même s’il est vrai que les taux bancaires réagissent assez rapidement aux décisions de la banque centrale (en particulier pour les hausses de taux), les dépenses sont plus visqueuses. Par exemple, l’investissement est un processus qui prend du temps, souvent des années. Il est improbable que les entreprises abandonnent des projets en cours juste parce que le coût de l’argent a augmenté. Par conséquent, la hausse des taux est transmise avec un certain délai, le temps que les entreprises achèvent les projets d’investissement en cours et décident si elles en lancent de nouveaux. La même chose peut être dite pour l’autre canal de transmission, celui des taux de change. La hausse des taux d’intérêt entraîne une appréciation du taux de change et par conséquent une détérioration des soldes commerciaux, ce qui refroidit l’économie. De nouveau, ce processus n’est pas immédiat parce qu’il y a des contrats à honorer, les habitudes de dépenses ne changent pas immédiatement, et ainsi de suite.

Pour toutes ces raisons, les délais de transmission de la politique monétaire sont mesurés en semestres, voire en années. La littérature est abondante. Une méta-analyse publiée il y a quelques années a essayé de résumer ces constats et rapporte qu’en moyenne cela prend 12 à 18 mois que les effets d’une variation des taux sur l’économie réelle se matérialisent et environ deux ans et demi pour que le processus soit complet. Ces délais sont particulièrement longs pour les pays avec des systèmes financiers plus développés, parce qu’il est plus difficile pour la banque centrale d’influencer la création de crédit par le secteur bancaire. Cela signifie que l’impact du resserrement monétaire qui a débuté début 2022 ne commence à se faire sentir qu’à présent et que les banques centrales ont peu à voir avec la baisse de l’inflation.

Cela nous amène à la dernière nouvelle de la semaine dernière, tirée aussi d’une enquête. Les résultats de la dernière enquête trimestrielle (juillet) de la Bank Lending Survey conduite par la BCE montre, pour le second trimestre consécutif, un déclin abrupt de la demande de crédit par les entreprises (ces dernières, anticipant un ralentissement économique, ne sont pas enclines à emprunter à des taux de plus en plus élevés). Même pour les consommateurs, il y a une contraction du crédit.

En bref, alors que l’inflation a sa propre vie, influencée seulement marginalement par les décisions de la banque centrale, ces décisions nous poussent dans un ralentissement économique, qui se manifeste par de multiples signaux. En Allemagne, l’indice de confiance des entreprises Ifo est à son plus bas niveau depuis l’automne dernier et l’économie stagne après deux trimestres de légère contraction. Les choses ne sont pas meilleures en Italie, même si une récession n’est actuellement pas prévue malgré la croissance négative du deuxième trimestre 2023. Le rapport "Congiuntura Flash" publié par Confindustria le 29 juillet montre un ralentissement de l’économie italienne principalement dû à la faiblesse de la production industrielle et de l’investissement, avec une consommation incertaine et une baisse des exportations. Seulement le secteur des services (en particulier le tourisme) garde l’économie italienne à flot. (...) »

Francesco Saraceno, « The damage of monetary tightening is about to begin », 4 août 2023. Traduit par Martin Anota

mercredi 20 janvier 2021

Des arguments zombies contre la relance budgétaire

« (…) Je voulais juste dire un petit mot à propos d’un article qui vient d’être publié dans le Financial Times et qui me déconcerte à plusieurs niveaux. Ruchir Sharma rejette le plan de relance de Joe Biden au motif qu’il risquerait d’"exacerber les inégalités et d’affaiblir la croissance de la productivité". L’essentiel de sa démonstration se trouve dans le paragraphe suivant :

"Monsieur Biden a bien saisi cette vision des choses lorsqu’il dit, en annonçant son programme de dépenses, qu’avec des taux d’intérêt à des niveaux historiquement faibles, nous ne pouvons nous permettre l’inaction. Cette vision des choses néglige les effets corrosifs que des déficits et des dettes toujours plus élevés ont déjà eus sur l’économie mondiale. Ces effets, contrairement à une forte inflation ou à effondrement du dollar, ne sont pas les signaux spéculatifs d’une crise future. Il y a de plus en plus de preuves empiriques, provenant de la Banque des règlements internationaux, de l’OCDE et de Wall Street suggérant que quatre décennies d’interventions croissantes des gouvernements dans l’économie se sont traduites par un ralentissement de la croissance de la productivité, c’est-à-dire au rétrécissement du gâteau global, et au creusement des inégalités de patrimoine."

Si on lit les deux articles cités par Sharma, ils disent, en résumé, (a) que les politiques monétaires expansionnistes ont accru les inégalités via une hausse des prix d’actifs (alors que pour les faibles taux d’intérêt et les cours obligataires, il n’y a pas de lien clair) ; (b) que l’accroissement de la part des entreprises zombies freine la performance des entreprises les plus productives, ce qui freine la croissance de la productivité globale.

Jusqu’à présent, tout va bien. Donc, où est le problème ? C’est tiré par les cheveux de relier ces résultats à un niveau excessive de dette et de déficit, à la "relance constante" (et encore, je reste poli). C’est un cas manifeste d’économie zombie.

Commençons avec la politique monétaire et son impact sur les inégalités (petite note : l’effet n’est pas si évident). On peut voir les politiques monétaires expansionnistes comme la conséquence de la domination budgétaire, d’un niveau excessif du déficit et de la dette qui force les banques centrales à financer le gouvernement. Mais, elles peuvent aussi être perçues comme la conséquence d’une stagnation de la demande globale due à des politiques budgétaires excessivement restrictives, ce qui force les banques centrales à intervenir. Beaucoup ont affirmé au cours de la dernière décennie que l’une des causes de l'activisme de la banque centrale, en particulier au sein de la zone euro, a été l’inertie des politiques budgétaires. Vous n’êtes pas tenu de me croire. Mais lisez le discours d’adieu de l’ancien président de la BCE, Mario Draghi, en octobre 2019 :

"Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où les faibles taux d’intérêt ne délivrent pas le même degré de relance que par le passé, parce que le taux de rendement sur l’investissement dans l’économie a chuté. La politique monétaire peut toujours atteindre son objectif, mais elle pourrait le faire plus rapidement et avec moins d’effets collatéraux si les politiques budgétaires étaient alignées avec elle. C’est pourquoi, depuis 2014, la BCE a de plus en plus souligné l’importance de la combinaison des politiques macroéconomiques dans la zone euro."

Une politique budgétaire plus active dans la zone euro aurait permis d’ajuster nos politiques plus rapidement et de retrouver plus vite des taux d’intérêt plus élevés. (…) De façon à revenir à la politique monétaire standard, la politique budgétaire doit faire sa part des choses. Notez que Draghi pointe une autre source de problèmes : la causalité ne va pas des politiques expansionnistes aux faibles taux d’intérêt, mais dans l’autre sens. Nous avons connu une longue période de stagnation séculaire, d’excès d’épargne, de faibles taux d’intérêt et d’insuffisance chronique de la demande globale que la politique monétaire accommodante peut contenir en maintenant ses taux au plus proche du taux "naturel", mais pas régler. A nouveau, la politique budgétaire doit faire son boulot.

En ce qui concerne les entreprises zombies, il n’est pas clair (…) pourquoi cela démontrerait que la relance n’est pas conseillée. L’article décrit une tendance séculaire dont les racines seraient l’investissement insuffisant des entreprises et une chute du taux de croissance potentiel (qui serait liée selon les auteurs à une chute de la productivité multi-factorielle). Le débat sur le rôle de la politique budgétaire sur ces problèmes est aussi vieux que la macroéconomie. Toutefois, au cours des vingt dernières années, le curseur est allé à l’encontre des idées de Sharma et de plus en plus d’études soulignent la présence d’effets d’entraînement : en particulier quand le stock de capital public est trop faible (ce qui est précisément le cas dans la plupart des pays développés) une hausse de l’investissement public (une "relance constante") a un impact positif sur l’investissement privé et la croissance potentielle (…). Le manque d’investissement public est aussi largement perçu comme l’un des facteurs maintenant nos économies piégées dans la stagnation séculaire.

Il y a quinze ans, on aurait pu lire l’attaque de Sharma contre la politique budgétaire dans plusieurs revues (plus ou moins prestigieuses). Mais même alors, il aurait été facile de démontrer qu’elle s’avère inexacte et qu’elle dépend fondamentalement d’un a priori idéologique. Aujourd’hui, elle semble tout simplement avoir été écrite par une personne vivant dans une autre galaxie. »

Francesco Saraceno, « Zombie arguments against fiscal stimulus », in Sparse Thoughts of a Gloomy European Economist (blog), 20 janvier 2021. Traduit par Martin Anota



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« Politiques conjoncturelles : une décennie de divergences »

« La stagnation séculaire n'est-elle qu'un mythe ? »

« Les taux neutres, la stagnation séculaire et le rôle de la politique budgétaire »

« C’est le moment de relancer les infrastructures »

« Quel est l’impact de la politique monétaire sur les inégalités ? »

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