« Dans ce qui est devenu un cycle prévisible, les autorités se retrouvent sous pression pour relever le "plafond de la dette", la limite légale du montant de dette que le gouvernement fédéral peut accumuler. Malgré la fréquence à laquelle cette situation se répète, les discussions autour du plafonnement de la dette sont souvent confuses. Pourquoi les Etats-Unis ont-ils plafonné leur dette publique ? Qu’est-ce que cela signifie de relever le plafond ? Comment les négociations sur la limite de la dette ont-elles changé au cours du temps ? Que se passerait-il si la limite de la dette était atteinte ?

Le gouvernement américain est constamment en besoin de financement en raison d’une tendance à générer des déficits. Quand le gouvernement dépense davantage qu’il ne collecte de recettes (et donc génère un déficit budgétaire fédéral), il doit emprunter la différence. Le gouvernement emprunte en vendant des titres aux investisseurs financiers à travers le monde. Alors que le déficit mesure le montant d’emprunt que le gouvernement réalise sur une période donnée, typiquement une année, la dette est la somme des emprunts, moins les remboursements, que le gouvernement a accumulés jusqu’à un certain point du temps. Le gouvernement fédéral a connu un déficit budgétaire presque chaque année depuis les années 1970, à la seule exception des quatre années allant de 1998 à 2001. Le déficit annuel a dépassé les 1.000 milliards de dollars en 2009, au summum de la Grande Récession. Plus récemment, la pandémie de Covid-19 a brutalement accru le besoin de dépenses fédérales. Celle-ci s’est produite dans le sillage du Tax Cuts and Jobs Act de 2017, qui a réduit les recettes gouvernementales. En conséquence, le déficit du gouvernement américain a dépassé les 3.000 milliards de dollars en 2020, les 2.700 milliards de dollars en 2021 et les 1.300 milliards de dollars en 2022. La contrepartie de ces dépenses déficitaires a été un besoin continuel d’emprunter.

Pourquoi avons-nous un plafond de la dette publique ? La Constitution accorde au Congrès le pouvoir de taxer, d’emprunter et de dépenser. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, chaque émission de dette du gouvernement fédéral exigeait explicitement l’approbation du Président et du Congrès. Durant le conflit, cependant, le Président Wilson et le Congrès ont éliminé cette règle et créé une limite globale pour faciliter le financement de la mobilisation. C'est ainsi que le plafond de la dette publique est né. Depuis lors, les Présidents et Congrès ont relevé ou suspendu le plafond de la dette plus de 100 fois, notamment 78 fois depuis 1960 et environ une fois par an ce siècle. C’est quelque chose de récurrent. (La suspension du plafond de la dette ou la permission temporaire du Trésor à le dépasser furent relativement rares au cours de l’histoire du plafonnement de la dette. Cependant, le Congrès a suspendu sept fois la limite de la dette depuis 2013, essentiellement entre août 2019 et septembre 2021.) Cela s’est produit aussi bien sous les administrations et Congrès républicains que sous les administrations et Congrès démocrates. Jusqu’à présent, le plafond fut relevé ou suspendu quand cela fut l’action nécessaire.

Les électeurs supposent souvent (et les responsables politiques affirment souvent) qu’un vote pour relever le plafond de la dette est un vote pour de nouveaux programmes de dépenses. En fait, relever la limite de la dette concerne le paiement des choix passés et les débats autour de la limite de la dette se ramènent financement à savoir si le Congrès doit autoriser le gouvernement à emprunter pour payer les dépenses qui ont été autorisées par le passé. Le gouvernement ne peut pas dépenser de l’argent sans approbation du Congrès. La seule raison pour laquelle le plafond de la dette publique est devenu un problème est que, lorsque le Congrès autorise par exemple un accroissement de 100 dollars des dépenses et de 70 dollars des impôts, il n’autorise pas forcément le gouvernement à emprunter 30 dollars. Pour l’essentiel, le Congrès exige du gouvernement qu’il dépense un certain montant d’argent mais, à cet instant précis, il n’autorise pas nécessairement le gouvernement à lever les fonds nécessaires pour payer ce programme. Ainsi, les propos autour du relèvement du plafond de la dette qui se centrent sur la "responsabilité budgétaire" et la discipline de la dette devraient plutôt avoir lieu avant que ne soit votée une hausse des dépenses publiques ou une baisse des recettes publiques.

Dette brute versus dette nette : le plafond de la dette s’applique à un concept qui n’a pas de fondement économique. Pour des raisons historiques et légales, la limite de la dette s’applique à ce qui est appelé la "dette brute", c’est-à-dire la somme de la dette nette et de la dette intragouvernementale. La dette nette est ce que le gouvernement doit au public (notamment aux investisseurs financiers, aux fonds de pension ou aux banques centrales domestiques ou étrangères) et c’est la mesure que les économistes considèrent comme important. La dette intragouvernementale est simplement la dette que le gouvernement se doit à lui-même. Un exemple est l’argent dans les fonds détenus par le gouvernement, comme le Social Security Trust Fund. Ce serait comme si votre poche de droite devait de l’argent à votre poche de gauche. La dette intragouvernementale n’a pas de signification économique. Par extension, alors, la dette brute est un concept légal qui n’a pas de signification économique. Malheureusement, les discussions se focalisent souvent sur la dette brute. (…)

Montant et plafond de la dette publique fédérale aux Etats-Unis (en % du PIB)

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Que se passerait-il si le plafond de la dette n’était pas relevé ? Si la dette publique atteignait sa limite légale, le Département du Trésor pourrait utiliser divers artifices comptables connus sous le nom de "mesures extraordinaires" pour retarder le jour fatidique. Mais cela ne pourrait durer que quelques mois et ensuite le gouvernement devrait faire défaut sur ses paiements d’intérêts ou d’autres obligations, comme la rémunération des militaires, les remboursements de taxes ou les paiements d’aides publiques. Les conséquences économiques d’un défaut intentionnel à grande échelle sont inconnues, mais les prédictions vont du "légèrement mauvais" au "vraiment catastrophique". Le fait même de flirter avec le défaut peut créer de l’incertitude, nuire à l’économie et conduire à une hausse des taux d’intérêts et des coûts de financement du gouvernement. En 1979, une erreur informatique a déclenché un défaut intentionnel sur un petit ensemble de titres du Trésor et suffisamment effrayé les investisseurs financiers pour que les taux d’intérêt exigés au Trésor augmentent. Ce défaut accidentel a coût environ 50 milliards de dollars (en dollars d’aujourd’hui) au gouvernement en termes de paiements d’intérêts.

Les négociations autour de la limite de la dette sont devenues assez litigeuses, en particulier les dernières. L’épreuve de force autour de la limite de la dette en 2011, exacerbé par la conduite des membres du Tea Party, en est un exemple parmi d’autres (…). A l’époque, des conservateurs menacèrent de bloquer toute hausse du plafond de la dette et de laisser le gouvernement faire défaut. Alors qu’ils pouvaient avoir cherché à améliorer leur position de négociation, ils ont joué avec le feu. Comme l’a noté Adam Posen, le président du Peterson Institute of International Economics (PIIE), ce fut la première fois qu’une démocratie solvable flirtait avec le défaut simplement en raison d’entêtements politiques. De son côté, l’administration Obama pensait que la menace du plafond de la dette permettait de faire passer plus facilement des mesures impopulaires pour améliorer la situation budgétaire de long terme (par exemple, en réduisant les dépenses publiques dans les programmes sociaux avec le relèvement de l’âge de départ à la retraite ou l’ajustement de la mesure de l’inflation pour la sécurité sociale) et qu’elle pouvait faire cela en obtenant en échange d’une hausse de l’imposition des riches. Alors que les responsables politiques finirent par relever la limite de la dette en 2011, une autre confrontation eut lieu en 2013. Les Républicains refusèrent de relever le plafond de la dette à moins que ne soient adoptées des lois pour répondre aux déficits de long terme, alors même qu’ils n’avaient pas proposé de telles lois. Face à une énorme pression du public, les Républicains firent marche arrière et "suspendirent" le plafond de la dette pendant quatre mois. Ces négociations ont eu un coût. L’épreuve de force autour du plafond de la dette en 2011 est estimée avoir eu un coût de 1.300 milliards de dollars pour les contribuables au cours de l’année fiscale et de 18,9 milliards de dollars sur dix ans. De même, à mesure que la date butoir approchait en 2013, les taux d’intérêt sur la dette publique explosèrent, comme les investisseurs financiers commencèrent à croire que le pays faisait face à une vraie menace de défaut de paiement.

Il y a d’autres facteurs qui font que c'est une mauvaise option politique de prendre le risque d’un défaut sur la dette publique. Premièrement, le défaut de paiement est inconstitutionnel, comme le Quatorzième Amendement affirme que "la validité de la dette publique (…) ne doit pas être questionnée". Deuxièmement, cela ne résoudrait pas les problèmes budgétaires de long terme ; cela ne ferait rien pour nous aider à payer la Sécurité sociale, Medicare et Medicaid à l’avenir. Troisièmement, cela aggraverait le problème budgétaire à long terme en accroissant le coût des futurs emprunts.

Les politiciens jouent avec le feu quand ils refusent de relever le plafond de la dette, en particulier au vu du rôle que la dette publique américaine joue dans le système financier mondial et du bénéfice dont le gouvernement fédéral jouit d’être capable de payer de faibles taux d’intérêt sur sa dette relativement aux autres actifs. Relever la limite de la dette n’a rien à voir avec le contrôle des dépenses futures ou des hausses d’impôts nécessaires pour rembourser les dépenses futures ; il est simplement question de payer les factures que le Congrès a déjà approuvées. Le débat autour des nouvelles dépenses ou de l’émission d’une nouvelle dette a implicitement eu lieu (ou aurait dû avoir explicitement eu lieu) quand les responsables politiques ont voté pour accroître les dépenses ou réduire les impôts en premier lieu. Alors qu’il est difficile de prédire la magnitude précise et la composition des effets économiques d’un défaut de paiement, il est clair qu’elles ne seront pas bonnes. A un niveau plus général, créer une telle crise pour des questions politiciennes n’est guère une chose intelligente ou patriotique. Pour toutes ces raisons, l’idée de législateurs de faire délibérément défaut sur la dette publique en ne relevant pas la limite de la dette est alarmante. C’est quelque chose à éviter. »

William G. Gale et Emily Merola, « Staring down the debt limit, again », Econofact, 11 mai 2023. Traduit par Martin Anota