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lundi 18 octobre 2021

Les expériences naturelles en économie du travail et au-delà : à propos de Card, Angrist et Imbens

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« J’ai un jour naïvement demandé au regretté Alan Krueger quels étaient les pionniers des expériences naturelles en économie. Sa réponse quelque peu penaude était que c’est comme demander qui sont les pionniers du rock. Il ne fallut pas beaucoup de recherche de ma part pour découvrir les nombreux protagonistes d’un mouvement dans l’économie du travail dans les années 1980 et 1990 qui transforma la façon de faire du travail empirique dans ce champ et dans divers autres domaines de la science économique. Pourtant, comme le rock, les expériences naturelles ont leur "Fab Four" et ce sont les lauréats du Nobel de 2021, David Card, Joshua Angrist et Guido Imbens, ainsi que le regretté Alan Krueger. J’espère que beaucoup seront d’accord avec moi à l’idée que ce prix récompense également Krueger.

Les questions importantes en science économique sont des questions de causalité. Comment l’immigration affecte-t-elle la situation des autochtones sur le marché du travail ? Quel est le gain tiré d’une année supplémentaire passée à l’école ou à l’université ? Quels sont les effets du salaire minimum sur les perspectives d’emploi des travailleurs peu qualifiés ? Mais il est difficile de répondre à ces questions parce que nous manquons des bons contrefactuels.

Par exemple, nous ne savons pas comment les natifs se seraient comportés s’il y avait eu moins d’immigrés. En fait, nous observons les survenues pour les natifs pour les traitements réalisés, les niveaux d’immigration qui prirent effectivement place. Les corrélations observées entre les traitements réalisés et les survenues peuvent avoir trois raisons possibles. Il y a tout d’abord l’effet causal de la variable d’intérêt ; par exemple, l’impact de l’arrivée d’immigrés sur les salaires des autochtones. Alternativement, la causalité peut aller dans l’autre sens ; par exemple, les immigrés peuvent privilégier les marchés du travail qui réalisent de bonnes performances. La possibilité finale est qu’il peut y avoir une troisième variable (appelé facteur confondant) qui affecte à la fois le traitement et les survenues. Dans le cas de la récompense pour aller à l’université, les diplômés peuvent être plus capables ou plus travailleurs que ceux qui abandonnent prématurément l’école et auraient eu des rémunérations plus élevées même s’ils n’étaient pas allés à l’université.

Le défi de la science social est de savoir comment dépasser ces problèmes de causalité.

Les méthodes qui finirent par prendre une place privilégiée dans la boîte à outils des concepteurs d’expériences naturelles furent bien connus depuis longtemps par les économistes. La clé pour découvrir les effets causaux consiste à déterminer la provenance de la variation de la variable d’intérêt et utiliser un groupe de contrôle crédible.

L’une des méthodes, celle des différences de différences (ou des doubles différences), est fréquemment utilisée pour analyser des changements de politique publique en comparant des zones ou groupes, où certains reçoivent le traitement et d’autres non. Les groupes sont suivis avant et après que le changement de politique publique ou l’intervention soit mis en œuvre. En comparant les changements au cours du temps dans le groupe de traitement et le groupe de contrôle, les groupes n’ont pas à être préalablement identiques. Il suffit qu’ils évoluent de la même façon en l’absence du traitement.

L’autre méthode est celle des variables instrumentales. Elle relie une source de variation, que l’on espère reliée ni aux survenues, ni aux facteurs confondants, appelé l’instrument, au traitement, qui doit à son tour affecter le survenues. Les variables instrumentales peuvent par conséquent être utilisées pour déterminer les effets causaux et se prêtent souvent bien pour isoler la variation découlant des expériences naturelles. Ces méthodes étaient connues et utilisées par les économistes bien avant les années 1980. Un exemple en est le travail de Theodore Schultz (1964) sur l’"hypothèse du surplus du travail". Schultz voulait estimer le produit marginal du travail dans une économie agricole et utilisait les morts dans les provinces indiennes durant la pandémie de grippe espagnole de 1918-1919 comme choc touchant l’offre de travail.

Qu’est-ce que les concepteurs d’expériences naturelles des années 1980 ont réalisé ? (…) Il est nécessaire de prendre conscience qu’un travail comme celui de Schultz était exceptionnel. Les années 1970 et 1980 ont été plutôt un âge sombre pour l’économie empirique. L’appel d’Edward Leamer (1983) à "abandonner l’économétrie" montre bien le désarroi ressenti par beaucoup à l’époque.

Leamer illustre sa frustration avec la situation en prenant pour exemple la question de savoir si la peine capitale désincite à commettre un crime. Deux études influentes réalisées par Isaac Ehrlich (1975, 1977) conclurent qu’elle le faisait, mais Leamer a démontré que le résultat opposé pouvait facilement être obtenu à partir d’un seul ensemble de données en changeant quelques aspects de l’estimation. Les critiques contemporains s’attaquèrent aussi à la question avec les analyses d’Ehrlich et mit en lumière la fragilité en ce qui concerne la forme fonctionnelle, les variables incluses dans les modèles de régression et les modifications dans l’échantillon.

Pourtant, toutes ces controverses manquèrent le point principal, qui est de savoir si l’association d’exécutions et de taux d’homicides nous dit quelque chose à propos de l’effet causal de la punition capitale. Ehrlich était bien conscient du fait que les taux de criminalité pouvaient aussi affecter les exécutions et il utilisa la méthode des variables instrumentales pour contourner le problème. Mais les instruments qu’il choisit (les dépenses publiques et les dépenses dans la police, la population, et la fraction de la population qui n’est pas blanche) ne sont pas particulièrement plausibles et Ehrlich n’expliqua pas en quoi ils aidaient.

Cet exemple et les discussions autour de lui sont assez représentatifs de l’époque. En fait, ce fut probablement l’une des enquêtes les plus méticuleuses. L’utilisation quelque peu mécanique des variables instrumentales faisait partie de l’orthodoxie empirique. Souvent, les instruments étaient simplement des valeurs passées du traitement dans les études de séries temporelles.

A la même époque, plusieurs économistes prirent conscience des problèmes posés par les facteurs confondants et la causalité inverse et que les approches les plus utilisées étaient souvent peu adaptées pour s’y attaquer. Orley Ashenfelter, à Princeton, écrit une série d’articles sur l’évaluation des programmes de formation soutenus par le gouvernement (Ashenfelter, 1974, 1978 ; Ashenfelter et Card, 1985).

Peut-être ironiquement, il a aussi utilisé la méthode des différences de différences pour comparer des travailleurs qui reçurent une formation à d’autres travailleurs qui n’en bénéficièrent pas. Mais regarder à différents horizons temporels avant et après la formation produisait des estimations très différentes de l’impact de la formation. Il devint clair à ses yeux que les trajectoires des rémunérations des travailleurs formés différaient de façon marquée de celles des groupes de contrôles : les travailleurs formés tendaient à avoir une chute des revenus juste avant le début de la formation. Par conséquent, ce qui semblait être un effet de la formation pouvait n’être qu’un rebond consécutif à une mauvaise période traversée par les personnes formées.

Entre-temps, il y a eu l’évaluation aléatoire d’un tel programme de formation (le National Supported Work demonstration) et le doctorant Robert Lalonde d’Ashenfelter compara les estimations expérimentales aux alternatives non expérimentales. L’étude de Lalonde (1986) souligna la fragilité des méthodes non expérimentales et fournit un important élan chez plusieurs jeunes économistes à l’époque pour essayer de mieux faire.

Tandis qu’Ashenfelter continua de conseiller l’évaluation expérimentale des programmes publics, un autre doctorant de Princeton, Gary Solon, adopta une approche différente. Solon s’intéressait aux effets de l’indemnisation du chômage sur le comportement de recherche d’emploi des chômeurs et au temps qu’il leur fallait pour trouver un nouvel emploi. Les allocations chômage varient pour deux raisons : d’une part, les règles pour déterminer le niveau des allocations et, d’autre part, les rémunérations précédentes et le parcours en termes d’emploi des individus. Alors que nous nous intéressons aux effets des règles, les chercheurs se sont souvent simplement contentés de comparer les allocations reçues avec les survenues, donc confondaient la politique avec l’hétérogénéité des individus en termes de perspectives sur le marché du travail.

Solon (1985) était prudent pour distinguer les effets des règles d’indemnisation en exploitant la taxation des allocations chômage des hauts revenus qui débuta en 1979 selon une conception de différences de différences les comparant à un groupe de contrôle d’individus non taxés. Ce fut une autre étude marquante qui influença beaucoup de monde autour de lui, mais aussi au-delà, notamment Lawrence Katz et Bruce Meyer, à l’époque doctorants au MIT, qui prolongeraient ce travail.

En effet, Princeton n’était pas le seul endroit où le mécontentement augmentait. A Harvard, Richard Freeman était très influencé par le travail de Schultz mentionné plus haut. Freeman essaya de répliquer Schultz en utilisant des chocs similaires dans ses propres travaux, mais il n’est pas allé assez loin pour que son travail puisse être considéré comme relevant d’une véritable expérience naturelle.

Mais l’un de ses étudiants en doctorat, Alan Krueger, le fit. Krueger rejoignit Princeton comme professeur assistant en 1986, où il devint un collègue de David Card ; Joshua Angrist était un doctorant à l’époque. Ils faisaient partie d’un groupe de jeunes économistes convaincus qu’ils pouvaient faire mieux et créer un travail empirique crédible.

L’étude de Card (1990) de l’exode de Mariel pour mesurer l’effet de l’immigration sur les travailleurs natifs permet de saisir la différence en termes d’approche entre le travail de cette génération et de ce qui faisait avant. Pour contourner le problème que les immigrés pouvaient bien privilégier les marchés du travail en expansion, il observa l’arrivée des immigrés cubains dans l’exode de Mariel en 1980. Les réfugiés cubains arrivèrent tous à Miami et beaucoup y restèrent, augmentant en quelques mois la population active de la ville de 7 %.

Card a soigneusement comparé les survenues pour les natifs de Miami dans une analyse de différences de différences simple, avec des villes de comparaison qui ressemblaient à Miami, mais qui n’avaient pas reçu un large afflux d’immigrés. L’évolution des rémunérations et des taux de chômage des résidents de Miami a été assez similaire à celle observée dans les autres villes, mais les résultats sont quelque peu bruités et pas entièrement concluants. Néanmoins, l’étude de Mariel reste une expérience naturelle par excellence et elle influença beaucoup de chercheurs à l’époque.

David Card et Alan Krueger sont peut-être mieux connus pour leur travail sur le salaire minimum et en particulier pour l’étude de Card et Krueger (1994) qui analyse la hausse du salaire minimum dans le New Jersey. Ils ont comparé les effets sur l’emploi dans les fast-foods dans le New Jersey avec ceux de la Pennsylvanie voisine dans un autre cadre de différences de différences et ils observèrent une évolution similaire de l’emploi. Peut-être que le New Jersey et la Pennsylvanie étaient différents sur un autre plan et que cette différence explique pourquoi l’un des Etats releva son salaire minimum mais pas l’autre et que cet effet compense tout déclin de l’emploi. Card et Krueger ont répondu à cette inquiétude en comparant aussi les restaurants qui fixaient des salaires différents avant la hausse du salaire minimum du New Jersey et ils ont abouti à des résultats similaires.

Une innovation de cette étude sur le salaire minimum était qu’ils collectèrent des données en utilisant leur propre enquête à une époque où les économistes s’appuyaient presque exclusivement sur des sources de données secondaires. Chercher de bonnes sources de données ou constituer les vôtres est à présent commun en économie empirique. Il s’avère que la qualité des données du New Jersey n’était pas très bonne, comme l’avaient souligné les critiques, et Card et Krueger (2000) l’améliorèrent en utilisant les données administratives dans une nouvelle analyse qui confirma leurs résultats. La réévaluation critique de leurs propres travaux et leur correction si nécessaire constituent un autre trait de ces auteurs.

Toutes ces études utilisaient la méthode des différences de différences, mais un outil clé du mouvement des expériences naturelles a été la méthode des variables instrumentales. Son usage a été mis en lumière dans l’étude d’Angrist et Krueger (1991) sur les rendements d’une année supplémentaire à l’école. Ils ont exploité la nature des lois concernant l’obligation de scolarité aux Etats-Unis, qui stimule que les études peuvent quitter l’école dès qu’ils ont atteint l’âge maximum de scolarité obligatoire (de 16 ans dans beaucoup d’endroits), même si leur anniversaire est au milieu de l’année scolaire. Puisque l’entrée à l’école a lieu seulement une fois par an, en septembre, la date d’anniversaire génère une variation dans le temps à l’école pour ceux qui décident d’arrêter dès qu’ils en ont la possibilité. Cela amena Angrist et Krueger à utiliser le trimestre de naissance, qui est disponible dans de larges échantillons du recensement rendus publics, comme instrument pour les années de scolarisation.

Cet article en particulier apparaît comme un point tournant pour l’utilisation des variables instrumentales (même s’il y en a d’autres). Angrist et Krueger ont soigneusement soutenu les hypothèses inhérentes avec des éléments empiriques subsidiaires. Par exemple, les auteurs montrent que les lois concernant l’obligation de scolarisation affectent la fréquentation scolaire dans les cohortes les plus jeunes dans le recensement exactement de la façon attendue, même si ce ne sont pas les principales cohortes utilisées dans l’analyse. Ils montrent aussi que l’effet du trimestre de naissance affecte avant tout ceux au lycée, qui doivent être affectés par les lois relatives à l’obligation de scolarité, mais pas les individus qui obtiennent davantage d’éducation. Comme dans beaucoup des articles avec expériences naturelles, les éléments empiriques graphiques simples soutiennent ce récit et cette transparence est un autre aspect clé du mouvement des expériences naturelles.

L’une des surprises de l’étude d’Angrist et de Krueger sur la scolarité était que les variables instrumentales apportent un gain plus élevé pour la scolarité qu’une analyse plus naïve. C’est surprenant parce que la plupart des analystes se seraient attendus à ce que l’association naïve soit trop large, parce que nous croyons que ceux qui auraient eu des rémunérations plus élevées de toute façon sont aussi ceux qui sont les plus scolarisés, biaisant vers le haut l’association naïve.

C’est là où le travail d’Angrist et Guido Imbens entre en jeu. Tous deux venaient juste de finir leur thèse et ils se rencontrèrent comme professeurs assistants à Harvard. Clairement, des individus différents vont avoir différents bénéfices d’une année supplémentaire à l’école. Quelqu’un peut avoir un emploi dans l’entreprise familiale, si bien que faire une année supplémentaire à l’école lui importe peu ; pour une autre personne, cela peut changer sa vie. Donc, quels rendements de l’éducation sommes-nous en train de mesurer ? Imbens et Angrist (19945) montrent que ce sont ces individus dont la scolarité est affectée par l’instrument.

Dans le cas d’Angrist et Krueger, ce sont les individus en position d’arrêter tôt l’école. Leur étude nous dit peu à propos de l’obtention d’un diplôme universitaire. Alors que nous n’apprenons pas les effets sur la rémunération d’une année de scolarité pour chacun et pas pour chaque année de scolarité, les résultats des études utilisant les variables instrumentales sont souvent particulièrement pertinentes pour les groupes qui inquiètent pour des propos de politique publique.

L’analyse d’Angrist et Imbens a joué un rôle clé dans l’interprétation que Card (2001) fit de la littérature sur les rendements de la scolarité et les intuitions ont été utilisées et approfondies par divers chercheurs depuis. Cela montre aussi que toute étude ponctuelle ne va fournir que des résultats partiels sur une question. Pour obtenir une image plus complète, nous devons avoir plusieurs analyses avec différents instruments ou sinon des individus affectés différents. Ces questions de validité externe ont reçu de plus en plus d’attention au fil du temps.

Les articles classiques de ces auteurs n’ont pas été sous faire l’objet de critiques. En fait, tous les articles mentionnés ici ont été méticuleusement disséqués et ré-analysés par d’autres. Ce processus a mené à une meilleure compréhension des méthodes utilisées et a permis de les améliorer. Les "Fab Four" ont eux-mêmes été très impliqués dans ce processus. (…) Chose peut-être surprenante, beaucoup de ces articles ont plutôt bien tenu à l’examen dont ils ont fait l’objet.

La méthodologie des expériences naturelles ne s’est pas diffusée seulement dans l’économie du travail, mais aussi dans plusieurs autres champs de la science économique. Certains se sont inquiétés à l’idée que nous manquerions bientôt de bonnes expériences naturelles et que la méthodologie nous amènerait à nous focaliser sur des questions étroites, relativement peu importantes. C’est l’opposé qui semble être survenu : comme davantage de chercheurs utilisent ces méthodes, nous nous retrouvons avec plus de cadres, de meilleurs cadres, à exploiter. Les bonnes questions ont attiré les bonnes réponses.

Un indicateur brut indiquant le succès de la révolution des expériences naturelles est le fait que depuis 1990 au moins la moitié des médailles Clark (un prix donné par l’American Economic Association aux meilleurs économistes de moins de 40 ans) ont récompensé des économistes utilisant les méthodes expérimentales. C’est remarquable, comme les lauréats proviennent de tous les champs, notamment de la théorie, et cela montre aussi le succès dont l’économie empirique a joui au cours de cette période. C’est en grande partie dû au fait que les lauréats du Nobel de cette année nous ont montré la façon de faire un travail empirique crédible. »

Jörn-Steffen Pischke, « Natural experiments in labour economics and beyond: The 2021 Nobel laureates David Card, Joshua Angrist, and Guido Imbens », 16 octobre 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « L’immigration nuit-elle à l’emploi ? »

lundi 11 octobre 2021

Card, Angrist et Imbens, ou comment les expériences naturelles peuvent aider à répondre à d’importantes questions

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« Les lauréats de cette année, David Card, Joshua Angrist et Guido Imbens, ont montré que les expériences naturelles peuvent être utilisées pour répondre à d’importantes questions de société, par exemple pour savoir comment le salaire minimum et l’immigration peuvent affecter le marché du travail. Ils ont aussi clarifié quelles conclusions à propos de la cause et de l’effet peuvent être tirées lorsque l'on utilise cette approche. Ensemble, ils ont révolutionné la recherche empirique dans les sciences économiques…

Pour prendre les bonnes décisions, nous devons comprendre les conséquences de nos choix. Cela s’applique aussi bien aux individus qu’aux responsables de la politique publique : les jeunes qui prennent leurs décisions en matière de poursuite d’études veulent savoir comment celles-ci affecteront leur revenu futur ; les politiciens considérant un éventail de réformes veulent savoir comment celles-ci affecteront l’emploi et la répartition du revenu, par exemple. Cependant, répondre à de grandes questions à propos de la cause et de l’effet n’est pas facile, parce que nous ne saurons jamais ce qui se serait passé si nous avions fait un choix différent.

Une façon d’établir une causalité est d’utiliser des expériences randomisées, où les chercheurs répartissent les individus à des groupes de contrôle de façon aléatoire. Cette méthode est utilisée pour étudier l’efficacité de nouveaux médicaments, parmi d’autres choses, mais elle n’est pas adaptée pour étudier plusieurs questions de société. Par exemple, nous ne pouvons pas réaliser une expérience aléatoire déterminant qui ira à l’université et qui n’y ira pas.

Malgré ces problèmes, les lauréats de cette année ont montré qu’il était possible de répondre à plusieurs des grandes questions de société. Leur solution consiste à utiliser des expériences naturelles, c’est-à-dire des situations survenant dans la vraie vie qui ressemblent à des expériences randomisées. Ces expériences naturelles peuvent résulter de variations naturelles aléatoires, de règles institutionnelles ou de changements de politique publique. Dans un travail pionnier au début des années 1990, David Card a analysé certaines questions centrales en économie du travail (telles que les effets d’un salaire minimum, de l’immigration et de l’éducation) en utilisant cette approche. Les résultats de ces études ont remis en cause la croyance conventionnelle et suscité de nouveaux travaux, auxquels Card a continué d’apporter d’importantes contributions. Globalement, nous avons à présent une bien meilleure compréhension du fonctionnement du marché du travail qu’il y a trente ans.

Les expériences naturelles diffèrent des essais cliniques sur un point important. Dans un essai clinique, le chercheur a le contrôle total sur l’identité des personnes qui se voient proposer un traitement et est ainsi susceptible de le recevoir (le groupe de traitement) et sur celle des personnes qui ne se voient pas proposer le traitement et qui ne le reçoivent pas par conséquent (le groupe de contrôle). Dans une expérience naturelle, le chercheur a aussi accès aux données du traitement et des groupes de contrôle, mais, à la différence d’un essai clinique, les individus peuvent eux-mêmes avoir choisi s’ils veulent participer à l’intervention qui est proposée. Cela rend encore plus difficile d’interpréter les résultats d’une expérience naturelle. Dans une étude innovante de 1994, Joshua Angrist et Guido Imbens ont montré quelles conclusions à propos de la causalité peuvent être tirées d’expériences naturelles dans lesquelles les gens ne peuvent être forcés de participer au programme qui est étudié (ni interdits de le faire). Le cadre qu’ils ont créé a radicalement changé la façon par laquelle les chercheurs s’attaquent aux questions empiriques en utilisant les données d’expériences naturelles ou d’expériences de terrain randomisées.

Un exemple d’expérience naturelle


Prenons un exemple concret pour illustrer comment fonctionne une expérience naturelle. Une question qui est pertinente pour la société et les jeunes considérant leur avenir est de savoir combien vous gagnez de salaire en plus en choisissant d’étudier plus longtemps. Une tentative initiale pour répondre à cette question peut impliquer de regarder les données sur le lien entre la rémunération des gens et leur éducation. Par exemple, pour les hommes nés aux Etats-Unis durant les années 1930, les rémunérations étaient en moyenne 7 % plus élevées pour ceux qui avaient une année supplémentaire d’éducation.

Donc, pouvons-nous conclure qu’une année supplémentaire d’éducation ajoute 7 % à votre revenu ? La réponse à cette question est non : les gens qui choisissent de rester longtemps scolarisés diffèrent de plusieurs façons de ceux qui choisissent de vite quitter l’école. Par exemple, certains peuvent être talentueux pour étudier et pour travailler. Ces gens sont susceptibles de continuer d’étudier, mais ils auraient tout de même probablement eu un revenu élevé s’ils ne l’avaient pas fait. Il se peut aussi que ce soit seulement ceux qui s’attendent à ce que l’éducation rapporte qui choisissent d’étudier plus longtemps.

Des problèmes similaires surviennent si vous voulez savoir comment le revenu affecte l’espérance de vie. Les données montrent que les gens avec des revenus plus élevés vivent plus longtemps, mais est-ce vraiment dû à leurs revenus plus élevés ou est-ce que ces gens avaient d’autres attributs qui expliquent à la fois qu’ils vivent plus longtemps et qu’ils gagnent plus ? Il est facile de trouver des exemples où il y a des raisons de se demander si la corrélation implique vraiment une relation de causalité.

Donc, comment pouvons-nous utiliser une expérience naturelle pour examiner si des années additionnelles d’éducation affectent le revenu futur ? Joshua Angrist et son collègue Alan Krueger (maintenant décédé) ont montré comment cela peut être fait dans un article majeur. Aux Etats-Unis, les enfants peuvent quitter l’école lorsqu’ils atteignent 16 ou 17 ans, en fonction de l’Etat où ils sont scolarisés. Parce que tous les enfants qui sont nés au cours d’une année donnée commencent l’école à la même date, les enfants qui sont nés plus tôt dans l’année peuvent quitter l’école plus tôt que les enfants nés plus tard. Quand Angrist et Krueger ont comparé les gens nés au premier trimestre avec ceux nés au quatrième trimestre, ils constatèrent que le premier groupe avait, en moyenne, passé moins de temps à l’école. Les gens nés au premier trimestre ont aussi eu des revenus plus faibles que ceux nés au quatrième trimestre. Lorsqu’ils atteignaient l’âge adulte, ils avaient à la fois moins d’éducation et de moindres revenus que ceux nés plus tard dans l’année.

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La date de naissance est aléatoire, Angrist et Krueger ont été capables d’utiliser cette expérience naturelle pour établir une relation causale montrant qu’un surcroît d’éducation mène à un revenu plus élevé : l’effet d’une année additionnelle d’éducation sur le revenu était de 9 %. Ce fut surprenant que cet effet soit plus fort que la corrélation entre l’éducation et le revenu, qui équivalait à 7 %. Si les gens ambitieux et intelligents ont à la fois des niveaux d’éducation plus élevés et de plus hauts revenus (qu’importe l’éducation) nous aurions dû voir l’opposé : la corrélation aurait dû être plus forte que la relation causale. Cette observation suscita de nouvelles questions à propos de la façon d’interpréter les résultats des expériences naturelles, des questions auxquelles Joshua Angrist et Guido Imbens apportèrent par la suite une réponse.

Il serait facile de croire que des situations qui permettent les expériences naturelles sont très rares, en particulier celles qui peuvent être utilisées pour répondre à des questions importantes. La recherche au cours des trente dernières années a montré que ce n’est pas le cas : les expériences naturelles surviennent fréquemment. Par exemple, ils peuvent survenir en raison de changements dans certaines régions d’un pays (…) ou les seuils de revenu dans les systèmes socio-fiscaux, ce qui signifie que certains individus sont exposés à une intervention, pendant que d’autres individus, similaires, ne le sont pas. Il y a donc un hasard inattendu qui répartit les individus entre groupes de contrôle et groupes de traitement, fournissant aux chercheurs des opportunités pour découvrir des causalités.

Mieux comprendre le marché du travail

Les effets d’un salaire minimum

Au début des années 1990, le consensus parmi les économistes était qu’une hausse du salaire minimum détériore l’emploi parce qu’elle augmente les coûts des entreprises. Cependant, les éléments empiriques soutenant cette conclusion n’étaient pas très convaincants : il y avait en effet plusieurs études qui indiquaient une corrélation négative entre salaire minimum et emploi, mais est-ce que cela signifiait pour autant qu’une hausse du salaire minimum entraînait un chômage plus élevé ? Il peut y avoir une causalité inverse : quand le chômage augmente, les employeurs peuvent fixer de plus faibles salaires, ce qui alimente la demande en faveur d’une hausse du salaire minimum.

Pour étudier comment le salaire minimum affecte l’emploi, Card et Krueger ont utilisé une expérience naturelle. Au début des années 1990, le salaire horaire minimum dans l’Etat du New Jersey est passé de 4,25 dollars à 5,05 dollars. Etudier simplement ce qui s’est passé dans le New Jersey après cette hausse ne donne pas une réponse fiable à la question, comme de nombreux autres facteurs peuvent influencer le niveau d’emploi au cours du temps. Comme avec les expériences randomisées, un groupe de contrôle était nécessaire, c’est un groupe où les salaires ne changent pas, mais pour lequel tous les autres facteurs sont les mêmes.

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Card et Krueger ont noté qu’il n’y a pas eu de revalorisation du salaire minimum dans l’Etat voisin de Pennsylvanie. Bien sûr, il peut y avoir des différences entre les deux Etats, mais il est probable que les marchés du travail évoluent assez similairement à proximité de la frontière entre les deux Etats. Donc, Card et Kruger ont étudié l’évolution de l’emploi dans deux zones voisines, le New Jersey et l’est de la Pennsylvanie, qui ont un marché du travail similaire, mais où le salaire minimum a augmenté d'un seul côté de la frontière, mais non l’autre. Il n’y avait pas de raison apparente de croire qu’un facteur autre que la hausse du salaire minimum (tel que la situation économique) affecterait différemment l’emploi des deux côtés de la frontière. Donc, si un changement dans le nombre de salariés était observé dans le New Jersey et non de l’autre côté de la frontière, il y avait de bonnes raisons d’interpréter ce changement comme un effet de la hausse du salaire minimum.

Card et Kruger se sont focalisés sur l’emploi dans les fast-foods, un secteur où la rémunération est faible et pour lequel le salaire minimum importe. Contrairement aux précédents travaux, ils trouvent qu’une hausse du salaire minimum n’a pas d’effet sur le nombre de salariés. David Card est arrivé à la même conclusion dans deux études au début des années 1990. Ce travail pionnier a suscité une vague d’études. La conclusion générale est que les effets négatifs d’une revalorisation du salaire minimum sont faibles et significativement plus faibles que ce que l’on croyait il y a trente ans.

Emploi dans le New Jersey et en Pennsylvanie (en indices, base 100 en février 1992)

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Le travail réalisé par Card au début des années 1990 a aussi suscité de nouveaux travaux cherchant à expliquer l’absence d’effets négatifs sur l’emploi. Une possible explication est que les entreprises peuvent répercuter la hausse des coûts à leurs clients sous la forme de prix plus élevés, sans réduction significative de la demande. Une autre explication est que les firmes qui dominent leur marché du travail local peuvent maintenir les salaires à un faible niveau. Quand les entreprises ont un tel pouvoir de marché, nous ne pouvons pas déterminer à l’avance comment l’emploi sera affecté par les changements du salaire minimum. Les diverses études inspirées par celle de Card et Krueger ont considérablement amélioré notre compréhension du marché du travail.

Des travaux sur l’immigration et l’éducation

Une autre question importante est de savoir comment l’immigration affecte le marché du travail. Pour vraiment répondre à cette question, il faudrait savoir ce qui se serait passé s’il n’y avait pas eu d’immigration. Parce que les immigrés sont susceptibles de s’installer dans les régions avec un marché du travail en expansion, comparer simplement les régions avec immigrés et celles sans immigrés ne suffit pas pour établir une relation causale. Un événement unique dans l’histoire américaine a donné lieu à une expérience naturelle, que David Card a utilisée pour déterminer comment l’immigration affecte le marché du travail. En avril 1980, Fidel Castro a de façon inattendue autorisé tous les Cubains qui le désiraient à quitter le pays. Entre mai et septembre, 125.000 Cubains émigrèrent aux Etats-Unis. Beaucoup d’entre eux s’installèrent à Miami, qui connut une hausse de la population active d’environ 7 %. Pour examiner comment cet afflux de travailleurs a affecté le marché du travail de Miami, David Card a comparé les tendances des salaires et de l’emploi à Miami avec l’évolution des salaires et de l’emploi dans quatre autres villes.

Malgré l’énorme hausse de l’offre de travail, Card n’a pas trouvé d’effet négatif pour les résidents de Miami avec de faibles niveaux d’éducation. Les salaires n’ont pas chuté et le chômage n’a pas augmenté relativement aux autres villes. Cette étude a généré de nombreux travaux empiriques et nous avons à présent une meilleure compréhension des effets de l’immigration. Par exemple, les études subséquentes ont montré que la hausse de l’immigration a un effet positif sur le revenu de plusieurs groupes de natifs, mais négatif sur ceux qui sont issus d’une vague récente d’immigration. Une explication est que les autochtones se tournent vers des emplois qui nécessitent une bonne maîtrise de la langue native et là où ils ne sont pas en concurrence avec les immigrés pour l’emploi.

Card a aussi fait d’importantes contributions en ce qui concerne l’impact des ressources scolaires sur la trajectoire future des étudiants sur le marché du travail. A nouveau, ses résultats remettent en cause la croyance conventionnelle : de précédentes études suggéraient que la relation entre ressources accrues et performance scolaire, aussi bien que les opportunités ultérieures sur le marché du travail, est faible. Cependant, un problème était que les précédents travaux n’avaient pas considéré la possibilité d’une allocation de ressources compensatrices. Par exemple, il est probable que les responsables investissent davantage dans la qualité éducationnelle dans les écoles où la réussite des élèves est plus faible.

Pour examiner si les ressources scolaires ont un impact sur la trajectoire ultérieure des étudiants sur le marché du travail, David Card et Alan Krueger ont comparé les rendements de l’éducation pour les personnes qui vivaient dans le même Etat aux Etats-Unis, mais qui avaient grandi dans des Etats différents, par exemple ceux qui avaient grandi en Alabama ou dans l’Iowa, mais qui vivaient désormais en Californie. L’idée est que les personnes qui ont déménagé en Californie et qui ont le même niveau d’éducation sont comparables. Si les rendements de l’éducation diffèrent, c’est probablement dû au fait que l’Alabama et l’Iowa n’ont pas investi autant dans leur système éducatif. Card et Krueger ont constaté que les ressources sont importantes : les rendements de l’éducation augmentent avec la densité d’enseignants dans l’Etat dans lequel les individus ont grandi.

Cette recherche a aussi inspiré de nombreuses études. Il y a désormais des éléments empiriques montrant de façon robuste que les investissements dans l’éducation influencent la trajectoire ultérieure des étudiants sur le marché du travail. Cet effet est particulièrement fort pour les étudiants issu de milieux défavorisés.

Un nouveau cadre pour étudier les relations causales

Dans tous les scénarii réalistes, l’effet d’une intervention (par exemple, l’effet d’une année supplémentaire de scolarité) varie d’une personne à l’autre. En outre, les individus ne sont pas affectés de la même façon par une expérience naturelle. La possibilité de quitter l’école à 16 ans va peu affecter ceux qui avaient déjà prévu d’aller à l’Université. Des problèmes similaires surviennent dans les études basées sur des expériences, parce que nous ne pouvons typiquement pas forcer les individus à participer à une intervention. Le sous-groupe qui finira par participer se composera probablement d’individus croyant qu’ils vont tirer un bénéfice de l’intervention. Cependant, un chercheur qui analyse les données sait seulement qui participe, non pourquoi ; il n’y a pas d’informations indiquant quelles personnes ont seulement participé parce qu’on leur en a donné la possibilité grâce à l’expérience naturelle (ou l’expérience randomisée) et quelles personnes y auraient de toute façon participé. Comment peut-on établir une relation causale entre éducation et revenu ?

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Joshua Angrist et Guido Imbens se sont attaqués à ce problème dans une étude influente du milieu des années 1990. En l’occurrence, ils se sont posé la question suivante : dans quelles conditions pouvons-nous utiliser une expérience naturelle pour estimer les effets d’une intervention particulière, telle qu’un cours d’informatique, quand les effets varient d’un individu à l’autre et que nous n’avons pas complètement contrôlé qui participe ? Comment pouvons-nous estimer cet effet et comment doit-il être interprété ?

Si l’on simplifie un peu, nous pouvons imaginer une expérience naturelle comme si elle répartissait aléatoirement les individus entre un groupe de traitement et un groupe de contrôle. Le groupe de traitement a la possibilité de participer à un programme, tandis que le groupe de contrôle n’en a pas la possibilité. Angrist et Imbens ont montré qu’il est possible d’estimer l’effet du programme en appliquant un processus en deux étapes (connu sous le nom de "méthode des variables instrumentales"). La première étape évalue comment l’expérience naturelle affecte la probabilité de participer à un programme. La deuxième étape considère alors cette probabilité quand elle évalue l’effet du programme effectif. Au prix de quelques hypothèses, qu’Imbens et Angrist ont formulées et discutées en détails, les chercheurs peuvent donc estimer l’impact du programme, même quand il n’y a pas d’information sur l’identité de ceux qui ont été affectés par l’expérience naturelle. Une importante conclusion est qu’il est seulement possible d’estimer l’effet parmi les personnes qui ont changé leur comportement en conséquence de l’expérience naturelle. Cela implique que la conclusion d’Angrist et Krueger à propos de l’effet sur le revenu d’une année supplémentaire de scolarité (un gain qu’ils ont estimé être de 9 %) s’applique seulement aux personnes qui ont effectivement choisi de quitter l’école quand la possibilité leur a été donnée. Il n’est pas possible de déterminer quels individus sont inclus dans ce groupe, mais nous pouvons déterminer sa taille. L’effet pour ce groupe a été qualifié d’"effet de traitement moyen local".

Joshua Angrist et Guido Imbens ont donc montré exactement quelles conclusions à propos de la cause et de l’effet peuvent être tirées des expériences naturelles. Leur analyse est aussi pertinente pour les expériences randomisées où nous n’avons pas un contrôle complet sur l’identité des participants à l’intervention, ce qui est le cas de presque toutes les expériences de terrain. Le cadre développé par Angrist et Imbens a été largement adopté par les chercheurs qui travaillent avec des données observationnelles. En clarifiant les hypothèses nécessaires pour établir une relation causale, leur cadre a aussi augmenté la transparence (et donc la crédibilité) de la recherche empirique. (...) »

L'Académie royale des sciences de Suède, « Natural experiments help answer important questions », 11 octobre 2021. Traduit par Martin Anota



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