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Tag - coronabonds

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vendredi 8 mai 2020

Le Covid-19 et la nouvelle bataille des idées en Europe

« L’Europe peut voir la lumière au bout du tunnel du Covid-19 comme les chiffres des infections et morts quotidiennes liées à l’épidémie chutent graduellement à travers le continent. Mais les retombées économiques du "Grand Confinement" (Great Lockdown) ne se sont pas encore pleinement matérialisées. Selon les prévisions du FMI, la zone euro devrait connaître une chute de son PIB réel de plus de 7 % cette année et elle ne rebondirait que partiellement en 2021, ce qui ferait de cet épisode une contraction de l’activité bien plus sévère que la Grande Récession de 2008-2009.

L’Europe, ou plutôt l’Union européenne, a déçu durant la plus grave crise que le continent ait connue depuis plusieurs générations. Les Etats-membres se sont non seulement engagés dans une affligeante ruée pour sécuriser le matériel médical, mais ils ont aussi fait peu d’avancées tangibles en ce qui concerne la contribution de l’UE aux coûts économiques et financiers de la crise.
Certes, la Banque Centrale Européenne a correctement fait tout ce qu’elle devait faire pour calmer les marchés financiers. Mais les Etats-membres de l’UE restent coincés sur la question clé quant à savoir ce que le bloc peut et doit faire pour aider les pays en difficultés budgétaires.

En surface, le principal débat concerne l’éventualité pour l’UE démettre des "cononabonds" mutualisés pour financer les dépenses sanitaires et autres dépenses liées à la crise dans les pays les plus touchés. Pourtant, le vrai combat ne porte pas sur l’usage d’"instruments financiers innovants", comme les ministres des Finances de la zone euro les ont présentés de façon diplomate lors de leur plus récente réunion, mais sur la direction future de la politique budgétaire et même de l’euro lui-même.

Dans leur livre instructif, The Euro and the Battle of Ideas, les économistes Markus Brunnermeier, Harold James et Jean-Pierre Landau ont analysé le rôle joué par les idées entre 2010 et 2014, quand la zone euro semblait sur le point d’éclater. Ils affirment que la gestion de la crise de l’euro a été dominée par les affrontements entre la France et l’Allemagne et que les positions des deux pays étaient largement déterminées par les idées économiques fondamentales qui dominaient alors leurs débats nationaux.

Cette fois-ci, cependant, la ligne de fracture clé se situe clairement entre l’Allemagne et l’Italie. Le Président français Emmanuel Macron est dans une position relativement confortable, parce que la plupart des électeurs français n’ont pas de véritable opinion sur les eurobonds ou coronabonds. A l’inverse, ces instruments sont au centre du débat domestique en Italie et en Allemagne et ils sont perçus très différemment des deux côtés des Alpes.

En Italie, les coronabonds sont perçus comme l’expression naturelle de la solidarité européenne. Le gouvernement italien affirme que la crise du Covid-19 ne pouvait pas être anticipée, que l’Italie mérite par conséquent une aide de la part de ses partenaires européens et que les coronabonds sont la seule solution acceptable. Plusieurs Allemands, d’un autre côté, voient dans les coronabonds un danger mortel, parce que ces derniers ouvriraient la porte à la perspective, effrayante à leurs yeux, que des eurobonds soient émis, puisque ces derniers signifieraient que les contribuables allemands seraient alors responsables pour la dette italienne.

Les partisans raisonnables des coronabonds en France, en Espagne et en Italie ne comprennent pas cette objection. Après tout, affirment-ils, ils ne demandent pas une garantie allemande pour la dette italienne existante, seulement que les dépenses additionnelles découlant de la crise soient financées par un instrument européen commun. Mais les politiciens hollandais et allemands craignent un dérapage, en l’occurrence qu’une émission limitée de coronabonds ouvre la voie à des sommes larges et incontrôlées d’autres instruments. Il faut dire que beaucoup en Italie et ailleurs espèrent en effet que les coronabonds ouvrent la voie aux eurobonds. Ils ont longtemps pensé que la zone euro a besoin d’instruments de dette communs pour qu’elle devienne une union monétaire "complète" et ils regardent la crise courante comme le moment idéal pour atteindre ce but.

La raison fondamentale expliquant cette défiance mutuelle est l’absence de vision partagée en ce qui concerne les principes budgétaires sous-jacents à long terme. Et parce que les gens lors des crises voient ce qu’ils veulent voir (ce qui, comme Dani Rodrik, le professeur de Harvard, l’a récemment souligné, est souvent une affirmation de leurs croyances de longue date), le biais de confirmation a seulement creusé le fossé entre leurs positions respectives.

Donc, les Allemands voient dans la crise une justification de leur approche prudente de la politique budgétaire, parce que plusieurs années de Budgets équilibrés permettent à leur gouvernement de dépenser aujourd’hui davantage pour aider les travailleurs et entreprises allemands à surmonter la crise. Mais les détracteurs de l’austérité voient dans l’ample déficit budgétaire de l’Allemagne une confirmation de leur propre position. Après tout, personne ne peut s’opposer aux gros déficits aujourd’hui.

Malheureusement, ce dialogue de sourds nous détourne de la vraie question, à savoir la direction de la politique budgétaire une fois que la crise immédiate sera surmontée. Les gouvernements devront-ils essayer d’équilibrer leur Budget le plus vite possible et chercher de nouveau à réduire l’endettement public ? Ou devront-ils continuer d’être en déficit aussi longtemps que les taux d’intérêt resteront faibles ? Le dénouement final de cette bataille d’idées budgétaires sera décisif pour l’avenir de l’euro.

Ce n’est pas une question qui sera pertinente seulement dans un avenir lointain, quand l’économie renouera avec la reprise. Plus immédiatement, aussi longtemps que cette bataille n’est pas terminée, les Etats-membres vont avoir des difficultés à s’accorder sur une stratégie européenne commune pour faire face à la crise actuelle. »

Daniel Gros, « COVID-19 and Europe’s new battle of ideas », 23 avril 2020. Traduit par Martin Anota

lundi 27 avril 2020

Ce n’est pas de solidarité dont l’Europe a besoin

« (…) Un démon malveillant qui chercherait à maximiser la désunion européenne n’aurait pas pu mieux calibrer la façon par laquelle l’épidémie de Covid-19 a touché l’Europe. L’Italie, toujours l’économie de l’UE la plus affaiblie une décennie après la crise de l’euro (avec le potentiel de croissance le plus faible, le ratio d'endettement public le plus élevé, la moindre marge de manœuvre budgétaire et la politique la plus fragile) a subi le plus lourd tribut humain de la pandémie. L’implosion économique provoquée par la pandémie va davantage accentuer les souffrances. De même, l’Espagne, dont la population a souffert d’un énorme chômage et de massives saisies de logements suite à la crise de l’euro, est devenue l’épicentre du coronavirus. Comme pour la Grèce, qui subit une moindre tragédie humaine, l’écroulement des recettes tirées du tourisme dont son économie dépend s’ajoute à une crise longue d’une décennie qui l’a fait basculer dans une véritable dépression.

Parallèlement, les pays avec les finances les plus saines ont moins souffert sur les fronts économique et sanitaire.

Comme la crise s’est aggravée en Europe, neuf dirigeants des gouvernements de la zone euro ont appelé à l’émission de "coronabonds" pour répartir plus également à travers l’Europe le supplément de dette que les gouvernements vont avoir besoin pour contenir la chute des revenus privés. Etant donné que, à la différence du Japon, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, l’Europe n’a pas de banque centrale capable de financer directement les gouvernements en difficulté, les eurobonds assureraient que le fardeau de la nouvelle dette ne soit pas seulement portée par ceux les moins à même de le faire.

L’idée derrière de telles obligations n’est ni nouvelle, ni compliquée. Ce qui est nouveau est que, durant cette pandémie, l’appel aux eurobonds s’est fait au nom de la solidarité vis-à-vis des pays en difficulté du sud.

Comme certains d’entre nous l’ont anticipé avant les réunions cruciales de l’Eurogroupe des ministres des Finances de la zone euro, il n’y en aura pas. Comme on pouvait s’y attendre, les "coronabonds" ont été définitivement écartées lors de la réunion de l’Eurogroupe du 9 avril, reléguées aux oubliettes pour plusieurs années, voire à jamais.

Cette tournure des événements n’est pas difficile à expliquer. Les neuf dirigeants de gouvernement avaient fait le pari que leur évocation des obligations comme l’incarnation financière de la solidarité européenne susciterait l’adhésion. Ils se sont trompés.

On a beaucoup parlé de la forte résistance aux eurobonds dont a fait preuve Wopke Hoekstra, le ministre des Finances hollandais, qui a opposé son veto lors de la réunion à chaque idée impliquant un minimum de dette européenne commune. Une majorité de commentateurs à l’ouest du Rhin et au sud des Alpes a peint Hoekstra comme un nordiste sans cœur pour lequel le mot solidarité n’aurait aucun sens. La division géographique et émotionnelle de l’Europe n’a jamais été aussi profonde qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Hélas, Hoekstra a raison : la solidarité est une mauvaise justification pour les eurobonds ou toute autre forme de mutualisation des dettes publiques. Quand je rencontre des individus ou des communautés en souffrance, je me sens obligé de leur donner de l’argent, de leur offrir un abri ou de leur fournir un prêt d’un montant important, qu’ils pourraient rembourser sur une longue échéance avec un faible taux d’intérêt. C’est de la solidarité. Mais la solidarité ne m’oblige pas et ne peut m’obliger à m’endetter avec eux.

En appelant à la solidarité pour justifier leur appel à l’émission d’eurobonds, les neuf dirigeants de gouvernements ont perdu la bataille avant même de l’avoir commencé. Jacques a tort de demander à ce que Gilles, au nom de la solidarité, se joigne à lui pour contracter un prêt. Même Jacques pourra difficilement penser que c’est injuste que Gilles ait le droit de lui opposer son veto à sa proposition. Et donc l’Eurogroupe a enterré les eurobonds. Les pays en difficulté ont toutefois reçu 27,7 milliards d’euro (soit 0,22 % du revenu de la zone euro) en aide directe et quelques centaines de milliards d’euros de prêts.

Les détracteurs des gouvernements "radins" du nord de l’UE mettent en avant de fortes disparités. La relance budgétaire domestique du gouvernement allemand représente l’équivalent de 6,9 % du PIB, soit un niveau plus élevé que celui des Etats-Unis (5,5 % du PIB). Par contraste, les gouvernements italien et espagnol, qui sont confrontés à de plus grandes crises sanitaire et économique, ne peuvent se permettre qu’une relance budgétaire de seulement 0,9 % et 1,1 % du PIB respectivement. N’est-ce pas la preuve d’un manque de solidarité ?

Peut-être. Mais supposons pour l’instant que, au nom de la solidarité, l’Allemagne soit prête à partager sa relance avec les pays du sud qui manquent de marge de manœuvre budgétaire. Le bénéfice macroéconomique serait négligeable, parce que l’argent allemand se disperserait trop peu dans le reste de la zone euro. Bref, la solidarité n’est pas seulement un mauvais argument pour justifier les eurobonds ; c’est également une politique peu pertinente sur le plan macroéconomique. Pire, les appels à un surcroît de solidarité pourraient être contreproductifs dans la mesure où ils divisent davantage l’Europe et détruisent la solidarité qui y existe.

Bien avant l’épidémie de Covid-19, les Européens du nord craignaient que les sudistes endettés ne cherchent des excuses pour profiter de leur épargne. Les sermonner à propos de la signification du mot solidarité ne peut que renforcer cette suspicion. Il serait plus facile d’assurer l’unification de l’Europe et d’empêcher sa désintégration si l’on cessait de parler de solidarité et que l’on appelait plutôt à la rationalité.

Les épargnants hollandais et allemands doivent reconnaître qu’ils auraient bien moins épargné si les emprunteurs italiens, grecs et espagnols n’avaient pas partagé l’euro avec eux. Après tout, ce sont les déficits du sud qui maintiennent le taux de change de l’euro suffisamment faible pour que l’Allemagne et les Pays-Bas puissent maintenir leurs exportations nettes. Le mérite des eurobonds n’a donc rien à voir avec la solidarité. En transférant la dette des pays déficitaires vers une Union forte et, au cours du processus, en réduisant la dette totale de la zone euro (grâce aux taux d’intérêt de long terme plus faibles impliqués par la plus grande solvabilité de l’UE), les eurobonds permettraient de maintenir un pays comme l’Italie dans la zone euro, ce qui empêcherait l’épargne des Hollandais et des Allemands de disparaître.

Comme le dit Adam Smith en 1776 : "ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt". De même, aujourd’hui, les eurobonds et un changement des règles ridicules de la zone euro ne s’obtiendront pas en appelant à la "bienveillance" des pays ayant un excédent. Pour éviter les vetos du nord, il faut en appeler à ce que Smith appelait leur "égoïsme", en rendant manifeste que les politiques autodestructrices du nord feront aussi l’objet d’un veto. »

Yanis Varoufakis, « Solidarity is not what Europe needs », 20 avril 2020. Traduit par Martin Anota



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