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Tag - géoingénierie

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vendredi 7 octobre 2022

Les nouvelles technologies peuvent-elles résoudre le problème du changement climatique ?

« Il est clair que des progrès significatifs peuvent être réalisés dans l’atténuation du changement climatique via le passage à une énergie décarbonée, la réduction de la déforestation et des changements dans nos façons de produire et de consommer les aliments. L’énergie renouvelable devient de moins en moins chère à produire relativement aux carburants fossiles ; une récente étude de l’Université d’Oxford suggère que le remplacement des combustibles fossiles par de l’énergie propre pourrait permettre d’économiser plus de 12.000 milliards de dollars d’ici 2050. Et l’Agence Internationale de l’Energie a souligné qu’il y a maintenant plus d’emplois dans l’"énergie propre" (notamment les énergies renouvelables, les véhicules électriques, l’efficience énergétique et l’énergie nucléaire) que dans l’industrie des combustibles fossiles, si bien que même le seul raisonnement "économique" devrait constituer une incitation suffisante pour procéder rapidement à une décarbonation du système énergétique.

Nous savons aussi qu’une transition hors des carburants fossiles apporterait d’importants bénéfices en termes de santé et de bien-être en réduisant la pollution de l’air et en imposant l’adoption de styles de vie plus actifs et des régimes alimentaires plus équilibrés. Et les efforts déployés pour réduire les émissions nettes de carbone peuvent aussi contribuer à réduire les inégalités sociales, en particulier dans les sociétés déjà très inégalitaires, si des investissements sont réalisés, par exemple, dans des transports publics à faible carbone abordables et fiables, dans des espaces verts en ville et dans l'efficacité des systèmes de refroidissement et de réchauffement des logements.

Pourtant, le fait est que les émissions mondiales de carbone augmentent toujours et que les pays semblent résister à l’adoption des fiscalités et réglementations nécessaires à l’accélération de la transition énergétique si cruciale pour ramener les émissions nettes à zéro. Cela s’explique notamment par les intérêts privés et par le fait qu’une attention insuffisante est portée à la justice de la transition, par exemple à l’égard des travailleurs dont l’existence est liée aux carburants fossiles.

Il serait difficile de ne pas rechercher de nouvelles solutions technologiques si le monde espère parvenir atteindre les objectifs de l’Accord de Paris en matière de températures. En effet, d’ici 2050, presque la moitié des réductions d’émissions nécessaires pour ramener les émissions nettes à zéro viendra de technologies qui sont actuellement à l’étape de prototypes, selon l’Agence Internationale de l’Energie.

Que peuvent encore offrir les technologies ?


Nous devons continuer de développer des technologies qui augmentent l’efficience énergétique et réduisent la demande d'énergie, pour développer des méthodes de création d’énergies qui soient peu carbonées et pour déplacer le carbone présent dans l’atmosphère. En ce qui cerne ce dernier point, la capture du carbone (utilisée soit pour réduire les émissions industrielles qui sont les plus cruciales à réduire, soit pour déplacer le carbone directement de l’atmosphère) est souvent considérée comme un élément essentiel de la trajectoire vers le zéro net. (…) Les coûts sont toutefois pour l’instant très élevés (…).

L’hydrogène est un autre domaine dans lequel il y a un large potentiel d’innovation pour un passage vers une énergie propre. Ce carburant versatile n’est peu carboné que dans la mesure où il est produit d’une façon qui soit peu carbonée. La méthode la plus courante pour produire de l’hydrogène à bas carbone requiert une ample offre d’énergies renouvelables et d’eau. Pour fournir cette dernière, certains scientifiques travaillent afin de réussir à faire sortir ce combustible "du néant". Ces méthodes sont très coûteuses, avec des estimations suggérant que l’hydrogène vert ne serait pas compétitif, même si les prix du carbone étaient autour de 200 dollars la tonne.

On considérait que la fusion nucléaire, susceptible de constituer une source illimitée d’énergie peu carbonée, serait à portée de mains en quelques décennies… il y a déjà plusieurs décennies. Le coût de l’ITER, le mégaprojet international visant à donner vie à la fusion, pourrait maintenant coûter 22 milliards d’euros, bien plus que l’estimation initiale de 6 milliards d’euros. Mais la croyance en l’idée que la fusion va finir par être commercialisée est peut-être plus forte aujourd’hui que jamais, avec la hausse rapide de l’investissement du secteur privé ces dernières années et un record de production d’énergie par fusion battu cette année.

A l’extrémité la plus controversée du spectre se trouvent les techniques de géoingénierie telles que la géoingénierie solaire, qui réfléchit la lumière du soleil dans l’espace, ou l’"ensemencement" (seeding) des nuages et des océans pour modifier les chutes de pluie et accroître l’absorption du carbone par les océans. (Certains scientifiques ont même suggéré un projet pour rafraîchir les pôles nord et sud.) De telles techniques offrent la possibilité de réduire les températures mondiales sans réduire les concentrations en dioxyde de carbone de l’atmosphère, ce qui signifie qu’elles ne s’attaquent pas à la cause profonde du changement climatique et que les températures pourraient fortement varier si elles étaient utilisées de façon discontinue. Elles ne réduisent pas non plus l’acidification de l’océan, alors que réduire ou déplacer le dioxyde de carbone le permettrait. Il y a aussi une considérable incertitude autour des effets que ces technologies pourraient avoir : si elles altèrent les pluies des moussons tropicales, par exemple, les répercussions pour la sécurité alimentaire pourraient être significatives, en particulier pour les pays à faible revenu.

Qu’importe les promesses, nous ne devons pas nous reposer excessivement sur une solution technologique

Même si de nouvelles technologies constituent la meilleure (et peut-être la seule) chance que le monde ait pour ramener les émissions nettes à zéro, nous ne devons pas retarder l’adoption de solutions aujourd’hui disponibles dans l’espoir qu’une future solution technologique nous sauve. Si nous le faisons, nous prenons le risque de ne pas respecter les objectifs de l’Accord de Paris en matière de températures et de menacer l’équité intergénérationnelle en mettant en péril l’avenir des plus jeunes générations et de celles qui ne sont pas encore nées. Le temps que ces nouvelles technologies soient disponibles sous des formes fonctionnelles, à un prix abordable, il pourrait être trop tard. L’expérience avec certains projets de capture et de stockage du carbone montre que la technologie peut ne pas parfaitement fonctionner tout d’abord et que l’apprentissage par la pratique (qui prend du temps) est une part essentielle du processus d’innovation.

La chute rapide du coût du solaire photovoltaïque et de l’énergie éolienne peut suggérer que la même chose pourrait se passer pour des technologies plus récentes. Cependant, la suraccumulation de ressources publiques à de nouvelles innovations (avec la possibilité de conséquences socialement régressives, selon la façon par laquelle les coûts sont recouvrés) peut saper la légitimité publique de la transition dans son ensemble. Cette menace peut être plus forte au regard de l’investissement dans des technologies controversées, qui ont actuellement de faibles niveaux de soutien public, telles que la géoingénierie.

(…) Nous avons déjà une très bonne idée des mesures qui pourraient immédiatement nous donner les réductions d’émissions que nous avons besoin en urgence, une croissance économique compatible avec une émission nette nulle et des bénéfices en termes de santé et de bien-être. Il n’y a donc pas de raison de retarder les mesures d’atténuation des émissions que nous pouvons et devons adopter aujourd’hui. »

Elizabeth Robinson et Esin Serin, « Could new technology solve climate change? », LSE Business Review, 20 septembre 2022. Traduit par Martin Anota

mardi 4 mai 2021

Changement climatique versus utopie technologique

« L’Humanité n’a jamais fait face à un défi collectif aussi considérable que celui que représente le changement climatique. Les émissions nettes mondiales de gaz à effet de serre doivent être réduites à zéro dans les trois prochaines décennies pour nous donner une chance de maintenir à 2 °C la hausse des températures relativement aux niveaux préindustriels. Plus nous tardons à atteindre ce seuil, plus il est probable que nous allons vers un scénario catastrophe. Avec les Etats-Unis de retour dans l’Accord de Paris, c’est le moment pour le monde de se réengager dans ces défis historiques.

La voix très respectée de Bill Gates offre une contribution bienvenue à ces efforts. Dans son nouveau livre, Climat : comment éviter un désastre, Gates affirme que nous avons besoin d’expérimenter davantage de nouvelles idées et d’innovations technologiques si nous voulons trouver une solution. Mais la géo-ingénierie solaire qu’il promeut est un pas dans la mauvaise direction, parce qu’elle peut saper les incitations qui sont nécessaires pour répondre au problème du changement climatique.

L’idée derrière la géo-ingénierie solaire est simple : si nous ne pouvons pas limiter la quantité de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, peut-être pouvons-nous bloquer le rayonnement solaire qui génère la chaleur, par exemple en créant un couvercle réfléchissant. Les éruptions volcaniques le font naturellement. Suite à l’éruption du Mont Pinatubo dans les Philippines en 1991, d’amples volumes d’acide sulfurique et de poussières se retrouvèrent dans la stratosphère, réduisant temporairement le volume de rayonnement solaire que recevait la Terre. Au cours des trois années suivantes, les températures chutèrent de 0,5 °C dans le monde et de 0,6 °C dans l’hémisphère nord.

De nombreux chercheurs travaillent à présent dans des projets de géo-ingénierie solaire. Les scientifiques de la Stratospheric Controlled Perturbation Experiment de l’Université de Harvard, par exemple, ont proposé d’utiliser du carbonate de calcium plutôt que des aérosols de sulfate toxiques, mais l’idée reste la même et Gates lui-même a soutenu plusieurs de ces efforts technologiques.

Qu’est-ce qui pourrait mal aller ? Pour commencer, les risques associés à la géo-ingénierie solaire sont aussi grands que ses potentiels bénéfices. En plus d’avoir créé une instabilité climatique, l’éruption du Pinatubo semble aussi avoir accéléré la destruction de la couche d’ozone. Pour avoir un effet significatif sur le changement climatique, nous devrions répliquer l’effet de cette éruption mais à une bien plus grande échelle, ce qui pourrait provoquer une bien plus ample variabilité climatique, notamment de brutales baisses de températures dans certaines parties du monde. Parce que ces effets ne seraient pas répartis uniformément entre les pays ou régions, nous pouvons craindre qu’ils n’alimentent l’instabilité géopolitique.

Si une proposition a d’importants bénéfices potentiels, mais aussi de massifs coûts potentiels, la chose sensée à faire est de mener des expérimentations à petite échelle pour en tester la viabilité, ce qui est précisément ce que certains projets soutenus par Gates sont en train de faire. Le problème est que des expérimentations à petite échelle ne vont pas forcément révéler les véritables coûts, étant donné la complexité des dynamiques climatiques au niveau mondial. Créer une couche de poussières bloquant les rayons du soleil peut produire un certain effet à une petite échelle et un effet complètement différent à une plus grande échelle.

En outre, même si elle est poursuivie avec de bonnes intentions, la géo-ingénierie a un mauvais côté. Plus nous croyons en son efficacité, plus nous allons rejeter des solutions essayées et testées comme la taxe carbone ou les investissements dans les énergies renouvelables. C’est ce que les économistes appellent un "aléa moral" : une fois que les agents économiques comprennent qu’ils ne vont pas supporter les coûts de leurs imprudences, il est plus probable qu’ils adoptent un comportement imprudent.

Dans le contexte de la lutte contre le changement climatique, une fois que les gouvernements croient qu’il y a une façon de continuer de polluer sans faire les choix difficiles qui sont nécessaires pour éviter un désastre, ils vont éviter de faire ces choix. Les taxes carbone seront définitivement écartées, le soutien à la recherche verte se fera plus rare et les consommateurs auront moins d’incitations à réduire leur propre empreinte carbone.

Cet aléa moral n’est pas qu’une simple curiosité intellectuelle. Par exemple, Gates lui-même suggère que même si une taxe carbone pouvait être introduite aux Etats-Unis, les énergies solaire et éolienne ne suffiraient pas. Mais une telle réflexion est une erreur fatale. Il est facile d’imaginer à quel point ce scepticisme peut se révéler attrayant pour les politiciens qui ne veulent pas poursuivre des politiques qui vont nuire aux communautés qui dépendent toujours de la production de charbon. Mais ne devons pas ignorer les énormes progrès réalisés dans le rapport efficacité-coût des énergies solaire et éolienne. Et nous ne devons pas ignorer les énormes progrès qui pourraient être réalisés en combinant ces sources d’énergies avec des avancées en matière de technologies de stockage.

L’aléa moral n’est pas confiné aux gouvernements. Mes propres travaux avec Will Rafey de l’Université de Los Angeles trouvent que la poursuite de la géo-ingénierie peut brider les incitations du secteur privé à opérer la transition vers les énergies propres. Les entreprises qui ont déjà commencé à investir dans les énergies renouvelables opèrent à partir de l’hypothèse qu’il y aura de plus sévères réglementations environnementales et une réelle fiscalité carbone dans le futur. Si elles commencent à croire en la possibilité que la géo-ingénierie solaire empêchera le réchauffement climatique, les firmes vont commencer à s’attendre à ce que la réglementation environnementale reste lâche et la fiscalité carbone allégée, elles vont réduire en conséquence leurs investissements verts.

Finalement, il n’y a pas de solution facile, ni d’alternative aux taxes carbone et aux énergies renouvelables si nous voulons éviter le désastre climatique. Ce message s’est perdu dans l’enthousiasme de Gates pour la géo-ingénierie solaire. Mais plus nous tardons à adopter des taxes carbone et à entreprendre les investissements massifs qui sont nécessaires pour développer les énergies renouvelables, plus il sera difficile de faire face au défi climatique.

Le soutien de Gates en faveur de la géo-ingénierie solaire est une expression de techno-utopisme. La technologie fait partie intégrante de la solution, mais elle ne sera pas le remède miracle pour des siècles d’émissions excessives de carbone. Le problème avec le techno-utopisme est qu’au lieu d’accepter le fait qu’il est nécessaire d’entreprendre des investissements coûteux et de cultiver des solutions communautaires tirées de diverses perspectives, il cherche des solutions rapides et, une fois celles-ci trouvées, les impose ensuite à la société. Comme le politiste James C. Scott l’a montré, cette perspective a produit plusieurs désastres sociaux au cours du vingtième siècle et elle peut encore en produire avec son enthousiasme actuel pour la géo-ingénierie.

Nous pouvons déjà voir les dommages provoqués par le techno-utopisme dans des domaines comme l’intelligence artificielle, où on nous a promis des avancées spectaculaires, mais où nous ne voyons que des destructions d’emplois à grande échelle provoquées par les algorithmes ou des phénomènes de discrimination. Ils sont également visibles dans le domaine de la santé, où les Etats-Unis dépensent massivement, en l’occurrence environ 18 % de leur PIB, en partie parce qu’ils privilégient les solutions de haute technologie plutôt que les investissements dans la santé publique, la prévention et l’assurance-santé. Le résultat est une détérioration de la santé malgré d'énormes dépenses.

Le changement climatique pose un défi encore plus grand. Il est trop important pour être laissé à ceux qui promettent qu’une solution technologique radicale viendra, littéralement, des cieux. »

Daron Acemoglu, « Climate change vs. techno-utopia », 28 avril 2021. Traduit par Martin Anota



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