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Tag - taxe carbone

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jeudi 5 mai 2022

Nous devons payer le coût du carbone si nous voulons le réduire

« Devons-nous en faire plus pour répondre à l’urgence climatique ? Il est naturel de se poser cette question. Mais peut-être que nous devons la reformuler et nous demander : pourquoi n’avons-nous pas déjà résolu le problème du changement climatique ?

La science économique a une réponse toute prête : les externalités. Malheureusement, le concept d’externalités est vieux d’un siècle et cela se voit. Donc pourquoi les économistes persistent à utiliser ce vieux terme poussiéreux ? et est-il toujours utile ? Une externalité est un coût (ou parfois un bénéfice) qui n’est supporté ni par l’acheteur, ni par le vendeur du produit. Et si aucun des deux ne supporte le coût, aucun des deux n’a beaucoup de raison de s’en inquiéter.

Ce n’est pas la façon par laquelle un marché fonctionne habituellement. Normalement, quand les entreprises font les produits qui nous entourent, elles sont incitées à limiter chaque source possible de gâchis. Considérons un produit qui nous est familier : une canette de limonade. La première de ces canettes, produite au milieu du vingtième siècle, pesait environ 80 grammes quand elle était vide. Maintenant ces canettes pèsent juste 13 grammes. Le gain en termes de poids signifie que les fabricants de canettes ont à payer moins de matériaux et transport. Cela coûte moins cher de mettre une canette de limonade en face de vous au magasin et cela signifie que soit le fabricant, soit le distributeur peut se faire plus de profit ou que vous payez moins pour la limonade ou souvent les deux. Les canettes sont aussi plus faciles à ouvrir et moins susceptibles de donner un arrière-goût de métal à la boisson.

Un meilleur produit, pour moins d’argent : c’est la façon par laquelle le libre marché tend à fonctionner. Mais il ne fonctionne pas forcément ainsi. Quelle incitation le fabricant d’une boisson a-t-il à réduire les émissions de dioxyde de carbone générées par la fabrication de la boisson, par exemple en utilisant une énergie renouvelable pour raffiner l’aluminium ? Il n’en a guère. Il y serait incité si l’énergie renouvelable était l’énergie la moins chère. Une entreprise cherchant à faire du profit ne s’inquiète guère des émissions de dioxyde de carbone. Et, en tant que consommateur, vous vous préoccupez avant tout du prix et de la qualité de la boisson. Mais en ce qui concerne les émissions de carbone ? Vous n’avez que de vagues inquiétudes en ce qui les concerne. Savez-vous quelles sont les boissons dont la production ne génère que de faibles émissions de carbone ? Même si vous vous en inquiétez, ce n’est pas le cas d’autres consommateurs.

Voilà le problème de l’externalité : un vendeur fait un produit, un consommateur achète le produit, mais les émissions de gaz à effet de serre associées au produit n’inquiètent pas vraiment l’un d’entre eux. Une armée de concepteurs, d’ingénieurs et de technologues peut être déployée pour réduire d’une fraction d’euro le coût de production d’un produit, mais l’idée de réduire les émissions de dioxyde de carbone ne vient qu’après coup.

Donc, que peut-on faire ? Il y a une certaine place pour la pression des consommateurs : nous voulons tous avoir le sentiment que nous faisons quelque chose qui aide. Mais la pression des consommateurs se limite à cela : nous pouvons n’avoir qu’une vague idée des produits qui sont les plus nuisibles à l’environnement ou des améliorations les plus faciles à réaliser. Certains produits attirent beaucoup l’attention, tandis que d’autres échappent aux radars.

Les autorités publiques peuvent directement réguler le marché. Cela peut fonctionner pour certains secteurs larges et évidents de l’économie ; par exemple, nous savons que le charbon est une source d’énergie qui produit un gros volume de dioxyde de carbone, donc les autorités publiques peuvent bannir l’usage des centrales au charbon. Une autre régulation simple consiste à imposer l’usage de voitures ou machines à laver moins énergivores.

Les gouvernements peuvent aussi essayer de financer les innovations qui peuvent résoudre le problème, de la charge des batteries à la lumière à faible consommation d’énergie. Mais ces efforts sont limités. Il est tentant de penser la transition vers une économie propre comme l’équivalent d’un grand bond, mais il faut plutôt y avoir un milliard de petits pas, les pas que chacun d’entre nous fait, plusieurs fois par jour, tout autour du monde, quand nous décidons comment vivre et quoi acheter. Dans chacun de ces milliards de pas il y a une externalité : un coût qui n’est supporté ni par l’acheteur, ni par le vendeur du produit, mais par toute l’humanité aujourd’hui et dans le futur. Et, à moins que nous n’éliminions un milliard de petites externalités, il y a peu de chances que nous résolvions le problème.

En 1920, l’économiste Arthur Pigou tentait une définition formelle d’une externalité et il proposait une façon de la résoudre : une taxe en proportion directe du coût externe. Dans certains cas, la taxe "pigouvienne" est difficile à calculer. Mais, dans le cas des émissions de carbone, il est possible de taxer le charbon, le pétrole et le gaz naturel à l’instant même où ils sont extraits. Cela a été encourageant de voir les coûts des énergies solaire et éolienne chuter rapidement. Une taxe carbone contribuerait à pousser vers l’avant cette révolution de l’énergie propre et dans les décisions que chacun de nous fait chaque jour. »

Tim Harford, « We must pay the cost of carbon if we are to cut it », 19 mars 2022. Traduit par Martin Anota



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« Les Européens se soucient-ils vraiment du changement climatique ? »

« Climat : il est urgent que les économistes se réveillent »

vendredi 26 novembre 2021

Pourquoi la taxe carbone fonctionne vraiment

« Un ami m’a récemment dit qu’il se cassait la tête sur une question éthique. Il aimerait faire un voyage sur long-courrier pour voir sa famille mais il sait qu’un vol aurait une forte empreinte carbone. Est-ce que ce déplacement pourrait se justifier ? J’ai suggéré à mon ami de trouver quelle est l’empreinte carbone d’un tel vol (il s’avère qu’elle est d’une tonne de CO2) et d’imaginer ensuite une hypothétique taxe carbone. Désirerait-il toujours voyager s’il avait à payer la taxe ? Si ce n’est pas le cas, le voyage n’en valait pas la peine.

Mon conseil soulève la question de savoir ce que cette taxe carbone serait. A une taxe carbone de 5 euros par tonne de CO2 (beaucoup d’émissions mondiales de carbone sont moins taxées que cela) le supplément de taxe pour un vol occasionnant une tonne de carbone serait négligeable. A 50 euros la tonne, une taxe serait significative, mais peut-être pas décisive. (Les marchés des quotas d’émissions en Union européenne et au Royaume-Uni ont jusqu’à récemment impliqué un prix du carbone d’environ 50 euros la tonne de CO2 : le prix a depuis bondi. Les démocrates aux Etats-Unis considèrent leur propre taxe carbone). Si la taxe carbone s’élevait à 500 euros par tonne de CO2, mon ami se priverait vraiment de voir sa famille.

Je sais qu’il est chimérique de conseiller de jauger les décisions de consommation individuelles au regard d’une taxe complètement hypothétique, mais cela montre ce à quoi sert fondamentalement une taxe carbone. Ce n’est pas simplement une incitation à changer de comportement ; c’est une source d’information à propos du comportement que nous avons le plus urgemment à changer.

Cette information n’est actuellement pas disponible. Les chaines d’approvisionnement mondiales sont formidablement complexes, fournissant des produits avec une empreinte carbone que l’on ne peut estimer que de façon imprécise. La vue d’ensemble est par contre assez nette : les vols sont mauvais, le vélo bat la voiture, le double vitrage est une bonne idée. Mais les habitants du Royaume-Uni doivent-ils acheter des tomates britanniques qui ont sûrement été conçues dans une serre chauffée artificiellement ou des tomates espagnoles qui ont fait plusieurs centaines de kilomètres en camions ? Même pour ceux qui sont vigilants, ces questions sont difficiles.

Il y a une décennie Mike Berners-Lee publiait How Bad Are Bananas?, un livre qui donnait l’empreinte carbone de plusieurs produits de la vie courante. (Les bananes sont bonnes.) Le titre souligne le désespoir qu'il y a à attendre des consommateurs qu'ils changent par eux-mêmes de comportement pour vaincre le changement climatique. A quel point le vin rouge est mauvais ? A quel point un iPhone est mauvais ? Collectivement, nous faisons plusieurs milliards de décisions chaque jour quant à savoir quoi acheter, comment nous déplacer et à quel niveau fixer le thermostat. On ne peut s’attendre à ce que nous le fassions avec le livre de Berners-Lee entre nos mains.

L’intérêt d’une taxe carbone est que nous n’avons pas à le faire. Le prix de toutes les choses que nous achetons est lié au coût des ressources requises pour les fabriquer et les transporter. Si quelque chose requiert des acres de terre, des tonnes de matières premières, des mégawatt-heures d’énergie et des journées de travail qualifié, vous pouvez être sûr que cela ne sera pas bon marché. Le lien entre le prix et le coût est flou, mais il existe. Pourtant, les émissions de carbone ne se reflètent pas dans ce coût.

Une taxe carbone change cela en faisant apparaître l’impact sur le climat comme un coût aussi réel qu’un autre. Elle envoie un signal tout au long des chaînes de valeur, nudgeant toute décision vers l’alternative à plus bas carbone. Un client peut décider qu’un tee-shirt incorporant une taxe carbone est trop cher, mais parallèlement l’usine textile cherchera à économiser en électricité, tandis que le fournisseur d’électricité donnera plus de place à l’énergie solaire. Chaque étape de la chaine de valeur devient plus verte. (...)

Le café offre un exemple instructif illustrant à quel point le changement serait imperceptible. Selon Mark Maslin et Carmen Nab de l’University College London, un kilogramme de graines de café fourni au Royaume-Uni a typiquement une empreinte d’environ 15 kilogrammes de CO2. Si le café était produit et transporté d’une façon plus soutenable, l’empreinte pourrait facilement être ramenée à 3,5 kilogrammes. Avec une taxe carbone de 100 euros la tonne, cela ferait une taxe à payer de 1,5 euro dans le premier cas et de 35 centimes dans le second. Vous pouvez faire des douzaines de cafés avec un kilogramme de graines de café, donc les buveurs de café ne noteraient guère la différence, mais vous pouvez être sûr que dans les coulisses les fermiers et les transporteurs chercheraient à réduire leurs coûts, donc à verdir leur production.

Mes collègues Gillian Tett et Simon Kuper ont écrit à propos des risques d’une "inflation du vert" (greeflation) et des souffrances qu’une taxe carbone significative provoquerait. Ils ont raison de s’inquiéter des dommages politiques qu’une taxe bâclée ferait. Mais on peut aussi s’inquiéter de trop. On a l’impression qu’il faudrait faire un bond de géant pour décarboner l’économie mondiale, mais en fait il faudrait plutôt voir la décarbonation comme le résultat d’un milliard de petits pas. D’une consommation plus sobre à une logistique plus efficace en passant par le développement de sources d’électricité renouvelables, les taxes carbone nous poussent délicatement à chaque instant vers la solution la plus verte, que nous soyons rongés par la culpabilité ou indifférents par la question climatique. Elles devraient être au coeur de notre lutte contre le changement climatique. »

Tim Harford, « Why carbon taxes really work », 29 octobre 2021. Traduit par Martin Anota