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« Avant la crise financière mondiale, il y avait consensus sur l’objectif principal des politiques monétaires : réguler l’inflation pour stabiliser l’économie. Depuis le milieu des années 90, plusieurs banques centrales autour du monde ont adopté formellement le ciblage d’inflation, avec un certain succès. Cependant, depuis la crise, certains ont accusé le ciblage d’inflation d’être responsable (en partie) de la crise de 2007 en ayant conduit les banques centrales à ignorer les bulles d’actifs. Il en résulte de nouvelles propositions telles que le ciblage du PIB nominal, tandis que certaine banques centrales prennent déjà leur distance avec le ciblage de l’inflation.

Cependant, même si les banques centrales du monde entier ont modifié leur mandat de manière à inclure la stabilité financière, elles n’ont pas cessé de cibler l'inflation. Les banques centrales dominantes dans le monde (dont la Fed), ont officialisé leur objectif d’inflation de 2 % au début 2012 et la Banque du Japon leur a emboîté le pas un an après. En d'autres termes, en dépit de certaines critiques, le ciblage de l'inflation n'est pas mort et pourrait bien se poursuivre. Cela reflète la croyance selon laquelle les banques centrales ont victorieusement vaincu l’inflation grâce au ciblage d'inflation. Cela reflète la prédominance des modèles utilisés par les économistes où l’efficacité de la politique monétaire dépend de la crédibilité de la banque centrale et de sa capacité à agir sur les anticipations.

Cette croyance dans le ciblage de l'inflation est surprenante. Sur le plan empirique, des études récentes ont démontré que la politique monétaire n’a que peu d’effets sur des variables telles que le chômage et l'inflation depuis le milieu des années 1980. L’affaiblissement de l'efficacité de la politique monétaire, mesurée par l'impact de la variation des taux d'intérêt sur le chômage et l'inflation, s’explique par une meilleure anticipation de la production et de l’inflation. L'inflation est généralement moins sensible aux variations du chômage conjoncturel, or les anticipations d’inflation restent bien ancrées sur la cible poursuivie par la banque centrale, y compris pendant les profondes récessions telles que la récente crise financière mondiale. Ainsi, paradoxalement, la capacité de la politique monétaire à influencer les anticipations par les fluctuations du taux d'intérêt a diminué : les changements de taux d'intérêt ont un moindre impact sur l'économie.

Une étude souvent citée par le FMI a montré que l'inflation stagne autour de 2 % au cours des cycles économiques aux États-Unis et ne répond pas aux variations de l'écart de production (output gap). Les prix ont augmenté au même rythme qu’avant la crise mondiale, et ce malgré d'énormes baisses de la production. Cela explique pourquoi la politique monétaire expansionniste, d'une ampleur sans précédent, n'a pas eu un grand impact sur l'inflation ou la production. Cette même étude a identifié deux principales voies pour tenter d'expliquer ce phénomène : (1) la transformation structurelle de l'économie, en particulier le changement institutionnel dans le marché du crédit, et (2) les changements dans la façon dont la politique monétaire affecte les anticipations des agents économiques.

Certains ont affirmé que les changements institutionnels sur le marché du crédit expliquent la moindre efficacité de la politique monétaire. Selon eux, au cours des deux dernières décennies, le cadre régulateur a été affaibli et les marchés du crédit ont été libéralisés. De nouvelles formes de prêt (la titrisation en particulier) ont, en raison des meilleures technologies d’information et de l’amélioration de l’information, permis à un plus large ensemble d’institutions d’offrir du crédit. L’activité du système bancaire parallèle (shadow banking) qui en a résulté a facilité l’accès au crédit et conduit à une expansion du crédit au profit d'agents qui n'y avaient jusqu'alors pas accès, à savoir les agents à faible revenu. En principe, on s’attendait à ce que ces changements accroissent l’efficacité de la politique monétaire. Cependant, il se peut que les canaux de bilan pour les ménages aient en parallèle gagné en importance, si bien que les variations des prix du logement se soient davantage répercutées sur leurs décisions de consommation. Cela signifiait aussi que les chocs transitoires pouvaient être financés via le refinancement de l’immobilier, ce qui réduisait l’importance du canal du crédit et donc la sensibilité de l’activité économique aux changements de politique monétaire.

Selon un autre argument souvent avancé, les banques centrales ont, grâce à leur forte crédibilité, de plus en plus exécuté des "opérations de communication" (open mouth operations) leur permettant de gérer les anticipations sans avoir à faire autant varier les taux d'intérêt que par le passé. Par conséquent, lorsque les agents anticipent que la politique monétaire va réagir fortement aux déviations de la production réelle par rapport à son niveau potentiel ou aux déviations de l’inflation par rapport à sa cible, cela conduit à une plus grande stabilité des anticipations de revenus et d'inflation, et, par conséquent, à une plus grande stabilité des dépenses réelles et de l’inflation. Ceci signifie que les fluctuations des taux d'intérêt auront paradoxalement un effet plus faible sur l’économie.

Sans nier l'importance de ces facteurs, nous développons une nouvelle explication que les analyses ont jusqu'ici largement ignorée. Nous affirmons que la politique monétaire a de moindres effets sur l'économie en raison de l'évolution démographique. Les profils démographiques varient considérablement selon les pays : certains pays vieillissent plus rapidement que d'autres (Allemagne, Japon), mais aucune partie du monde ne reste épargnée par ce phénomène. Avec des taux de fécondité en chute libre dans le monde entier, souvent en dessous du taux de remplacement, y compris dans les pays à faible revenu, le monde traverse un changement démographique sans précédent, menant à un vieillissement rapide de la population mondiale. Les personnes âgées ont longtemps représenté une faible part de la population, mais les percées technologiques et les mutations sociales de ces deux derniers siècles ont transformé cette structure démographique. Sur la base de l'hypothèse du cycle de vie, nous nous attendrions à ce que les sociétés les plus vieillissantes aient généralement une grande proportion de ménages qui soient créanciers et soient donc moins sensibles aux variations de taux d'intérêt. En revanche, les sociétés les plus jeunes devraient normalement avoir une plus grande part d’agents qui sont débiteurs et donc plus sensibles à la politique monétaire. (…) C’est un autre facteur expliquant la moindre efficacité de la politique monétaire.

(…) Les sociétés dominées par des jeunes ménages auraient tendance à être plus sensibles aux variations des taux d'intérêt que les sociétés vieillissantes. La politique monétaire peut donc devenir moins efficace dans une société vieillissante, ce qui implique que la politique monétaire devra opérer différemment (...). Les futures recherches devraient tenter d'évaluer l'impact du vieillissement sur la politique optimale de manière plus approfondie, mais voici quelques conjectures :

  • Les changements dans la conduite optimale de la politique monétaire : Dans une société connaissant une évolution démographique, de nouveaux arbitrages pourraient surgir. Tout d'abord, la préférence relative de l'inflation par rapport à la stabilisation de la production est susceptibles de changer, car ce sont les ménages les plus âgés qui détiennent le plus d’actifs et qui ont, par conséquent, plus à perdre d'une inflation inattendue. En outre, la plus forte aversion face à l'inflation peut, ceteris paribus, conduire à une cible d’inflation optimale qui soit plus faible. Dans un même temps, la baisse des taux d'intérêts réels, considérée comme une conséquence importante du vieillissement, est alors susceptible d’œuvrer dans la direction opposée. Les banques centrales du monde entier vont donc avoir à prendre en compte ces arbitrages et ajuster leurs politiques en conséquence.

  • Une politique monétaire plus agressive est nécessaire : Si la politique monétaire est moins efficace dans une société vieillissante, une plus grande variation des taux directeur sera nécessaire pour agir sur l'économie que dans une société jeune. Cela implique que les variations traditionnelles de 25 points de base, qui ont été la norme dans les précédentes décennies, pourraient être amplifiées. La politique monétaire devra devenir plus "activiste" dans les sociétés vieillissantes, avec une variation plus importante des taux d'intérêt.

  • L'importance croissante d'autres outils de politique monétaire pour stabiliser l'économie : La politique monétaire est un instrument clé des décideurs politique et s'est avérée être une arme puissante au cours de la crise mondiale. Si les sociétés vieillissantes expliquent la perte d’efficacité des politiques monétaires, la stabilisation de l'économie et du système financier devra être prise davantage en charge par d'autres outils de politique économique, notamment la politique budgétaire et la politique macroprudentielle.

  • La politique monétaire dans le contexte des pays à faible revenu : nous avons mis l'accent sur les économies avancées, qui seront les premières à passer par l'évolution démographique. Cependant, les économies émergentes et les pays à faible revenu vont elles aussi connaitre cette évolution démographique, si bien que l'impact est susceptible d'être différent que celui observé dans les économies avancées, car la richesse n'est pas aussi biaisée vers les générations plus âgées. Les pays émergents et à faible revenu sont dans une situation particulière, car ils vont connaitre une transition démographique sans avoir rattrapé le niveau de richesse des économies avancées. Comme les personnes âgées sont souvent pauvres dans les pays émergents et à faible revenu et soutenues par des actifs de la famille, certains des facteurs dont nous avons parlé (tels que la domination croissante de l'effet de richesse sur le canal du crédit) sont susceptibles d'être moins importants, ce qui implique que l’efficacité de la politique monétaire peut ne pas s’affaiblir autant que dans les économies avancées ou qu’elle se manifestera de d’autres manières. »


Patrick Imam, « Shock from graying: Is the demographic shift weakening monetary policy effectiveness », FMI, working paper, n° 13/191, septembre. Traduit par Camille C.


aller plus loin... lire « La mort du ciblage d'inflation » et « Pourquoi l'inflation est-elle si faible et stable ? »