« Il est clair, du moins à certains d’entre nous, quelle politique macroéconomique aurait été appropriée en 2010. Ce n’est pas l’adoption généralisée de l’austérité budgétaire. Dans le billet que j’ai publié sur VoxEU.org, j’ai imaginé ce qui se serait passé aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en zone euro si les dépenses publiques avaient continué à croître après 2010 au même rythme qu’auparavant, au lieu d’être fortement réduites. Des calculs d’enveloppe suggèrent qu’en 2013 le PIB dans chacune de ces trois économies aurait alors été supérieur de 4 % au niveau qu’il a effectivement atteint. Dans cette éventualité les taux d’intérêt à court terme auraient probablement amorcé leur hausse dès 2013 et les gouvernements auraient pu ensuite commencer à réduire leurs déficits. Il n’y aurait bien sûr pas eu de crise de financement public au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Dans la zone euro, avec une politique monétaire appropriée de la BCE, la crise de la dette souveraine aurait été confinée à la Grèce. Nous aurions été dans une meilleure situation.

Mais une telle politique aurait-elle pu être adoptée par les responsables politiques ? Je pense que s’il y avait eu un consensus raisonnable politique derrière, ma réponse aurait peut-être été affirmative. Après tout, George W. Bush fut assez content d’utiliser des arguments keynésiens pour justifier sa réduction d’impôts en 2001. (…) La médiamacro (…) trouve cela bien difficile d’affirmer quelque chose lorsque le consensus politique affirme le contraire. Les médias auraient bien sûr exprimé quelques inquiétudes à propos des déficits budgétaires, mais si le consensus parmi les responsables politiques avait été que la macroéconomie nous assure de ne pas nous inquiéter du déficit public au cours d’une récession, je pense que cela aurait été possible. (Une exception aurait été l’Allemagne, où l’expérience de pensée se révèle un peu trop irréaliste.)

A l’instant où les partis politiques de droite décidèrent d’abandonner la macroéconomie consensuelle et d’utiliser le déficit public comme arme politique, alors il devint beaucoup plus difficile de dire que le déficit n’était pas un problème immédiat. Il y a deux raisons à cela.

Premièrement, le mode par défaut de plusieurs commentateurs politiques est de considérer qu’un gouvernement est à l’image d’en ménage et d’en conclure qu’il doit réagir à un déficit en resserrant sa ceinture. Pour contrer cette idée, il est nécessaire de s’appuyer sur l’expertise macroéconomique (bien que celle-ci reste finalement très simple). Cependant les économistes universitaires ne se sont pas mis d’accord s’il faut ou non se préoccuper du déficit lors d’une récession ; même si la majorité d’entre eux désavoue l’austérité (…). Or, si les économistes universitaires semblent en désaccord, les commentateurs politiques vont continuer de comparer l’Etat à un ménage.

Deuxièmement, (…) beaucoup d’économistes (en l’occurrence, beaucoup d’économistes travaillant à la City) se seraient alarmés de l’imminence d’une crise financière si le déficit public restait élevé. Ce sont des "vigiles du Trésor" (bond vigilantes) qui pointent toujours à l’horizon. (…)

Dans cette situation, ça pourrait être politiquement fatal d’affirmer publiquement que le déficit n’est un problème qui ne doit être résolu qu’une fois la reprise achevée. (Ici, on considère la reprise achevée que lorsque les taux d’intérêt commencent à s’accroître.) Non seulement c’est contre-intuitif, mais vous auriez beaucoup d’économistes de la City disant que vous courez à la catastrophe. Chaque fois que les taux d’intérêt de long terme s’élèveraient, ils passeraient à la télé pour dire que c’est à cause des craintes autour du déficit public. Nous n’avons pas à imaginer cela, précisément parce que les choses se sont passées ainsi.

Finalement, en Europe tout du moins, il y a un argument imparable. L’affirmation selon laquelle on peut et on doit ignorer le déficit lors d’une récession a été balayée par la crise de la zone euro. Ceux qui avaient prédit une crise financière provoquée par le déficit ont pointé du doigt la Grèce et purent lancer un "je vous l’avais bien dit !". La contagion subséquente résulta des décisions par la BCE, mais encore les médiats présentèrent cela comme le résultat des déficits excessifs dans ces pays. Même en dehors de la zone euro, tout politicien qui aurait essayé de dire qu’une crise similaire ne pouvait survenir dans son pays aurait été présenté par les médias comme complètement à côté de la plaque.

Dans cette situation, ce n’est pas du tout surprenant que la gauche n’ait pas cherché à faire de vagues. Les électeurs seront moins inquiets si vous leur dites "je comprends l’inquiétude soulevée par le déficit et nous allons faire quelque chose pour les réduire" plutôt que si vous leur dites "ces craintes à propos du déficit dont vous entendez tout le temps parler sont injustifiées". Il est facile pour quelqu’un qui s’y connait en macroéconomie d’accepter la seconde affirmation, mais ce n’est pas sa tâche d’obtenir un maximum de voix.

Vous pouvez voir tout ça dans les changements dans la rhétorique du parti travailliste au Royaume-Uni. Ils étaient initialement favorables pour la relance plutôt que pour l’austérité lorsqu’ils étaient au pouvoir en 2009, même si les conservateurs s’y opposaient. Avant et après les élections, ils disaient du plan d’Osborne qu’il allait "trop loin, trop rapidement". Pourtant cette position ne parvint pas à résister, si bien que le parti travailliste s’est ensuite engagé à (essayer de) réduire le déficit chaque année. (...)

Bien sûr, cela reste de la spéculation. Nous pouvons aussi nous demander si les choses auraient été différentes si la presse n’avait pas été aussi alarmiste par rapport au déficit public. Qu’en aurait-il été s’il n’y avait pas eu la crise de la zone euro ? Des questions comme celles-ci ne sont pas juste une vaine spéculation. Elles aident à déterminer si la politique budgétaire contracyclique sera de nouveau possible. Si chaque fois qu’il y a un large choc négatif la droite joue la carte du déficit, alors nous sommes condamnés à une politique procyclique et à être coincés dans une trappe à liquidité avec une politique monétaire inefficace. Cela m'amène à penser que nous devons changer la manière par laquelle la politique monétaire est faite. »

Simon Wren-Lewis, « Was an anti-austerity policy politically possible in 2010? », in Mainly Macro (blog), 6 mai 2015. Traduit par Martin Anota