« J’ai récemment eu le privilège de donner un discours lors de la célébration du dixième anniversaire du Macroeconomic Policy Institute (IMK) à Berlin. (…). (...) Récemment, j’ai cité d’importantes études réalisées par d’autres économistes de l’IMK cherchant à estimer les coûts de l’austérité budgétaire. Vous pouvez décrire le groupe IMK en Allemagne (…) comme un îlot de pensée keynésienne dans une mer plutôt hostile aux idées keynésiennes.

Mon discours et ce billet subséquent, expliquant pourquoi les idées keynésiennes dominent ailleurs, soulèvent bien évidemment une question : pourquoi la macroéconomie en Allemagne constitue une anomalie ? Etant donné les dommages occasionnés par l’austérité dans la zone euro et le rôle central que les décideurs allemandes ont joué dans tout ça, c’est une question que je me pose depuis plusieurs années. Les manuels utilisés pour enseigner la macroéconomie en Allemagne semblent être aussi keynésiens qu’ailleurs, pourtant Peter Bofinger est le seul keynésien présent dans le Conseil d’Experts économiques allemand et il m’a confirmé ce statut de minorité du keynésianisme en Allemagne. (1)

Il y a deux explications qui sont populaires en-dehors d’Allemagne, mais je pense désormais qu’elles sont toutes les deux insuffisantes. La première est que l’Allemagne est préoccupée par l’inflation suite à l’hyperinflation de la République de Weimar et que cet épisode aurait façonné leur attitude vis-à-vis de l’endettement public. (La récession des années trente entraîna pourtant un désastre bien plus sévère…) Une seconde explication est que les Allemands sont culturellement adverses à l’endettement et certains ont pu noter qu’en allemand le mot "dette" désigne également "culpabilité". Le problème avec ces deux tentatives d’explication est qu’elles impliquent que la dette publique allemande devrait être bien plus faible que dans d’autres pays, mais ce n’est pas. (Par exemple, en 2000, l'endettement net du gouvernement allemand en pourcentage du PIB était au même niveau que celui de la France et supérieurs à ceux du Royaume-Uni et des Etats-Unis.)

L’erreur ici serait de se focaliser excessivement sur la macroéconomie. L’Allemagne a récemment introduit un salaire minimum : bien plus tard qu’au Royaume-Uni ou qu'aux Etats-Unis. Il serait juste de dire que les économistes allemands se montraient plutôt hostiles à cette idée. Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, l’opinion des économistes sur la question du salaire minimum est plus nuancée, peut-être parce qu’il y a beaucoup de travaux universitaires suggérant qu’un niveau modéré de salaire minimum ne détruit pas significativement l’emploi. Donc ici, l’économie allemande apparaît aussi comme une anomalie.

Beaucoup ont entendu parler de l’ordolibéralisme. Il serait facile de considérer ordolibéralisme et néolibéralisme comme synonymes et d’affirmer que les attitudes allemandes reflètent simplement la dominance idéologique des idées néo- ou ordolibérales. Cependant, (…) l’ordolibéralisme reconnaît les écarts des situations concrètes par rapport à l’idéal de marchés parfaits et par conséquent le besoin d’une intervention publique pour éliminer ces écarts (par exemple le monopole), si bien qu’il devrait être plus favorable aux théories des nouveaux keynésiens que le néolibéralisme. Pourtant, en pratique, l’ordolibéralisme ne permet pas une telle flexibilité. C’est comme si, en divers aspects, la pensée économique en Allemagne n’avait pas changé depuis les années soixante : les idées keynésiennes sont toujours vues comme inconciliables avec le marché plutôt que comme permettant de corriger des défaillances de marché, tandis que la réflexion sur le salaire minimum ne prend toujours pas en considération qu’il puisse y avoir des perturbations de marché comme le monopsone. Mais cette observation nous amène à nous demander pourquoi, dans ces domaines, l’économie allemande est restée isolée des idées universitaires dominantes.

L’un des caractéristiques distinctives de l’économie allemande, ce n’est pas le néolibéralisme, mais la codétermination : l’importance des organisations de travailleurs dans la gestion et plus généralement la reconnaissance que les syndicats jouent un rôle important dans l’économie. Pourtant je me demande si ceci peut avoir eu une conséquence inattendue : la polarisation et la politisation du conseil de politique économique. L’IMK fait partie de la Hans Böckler Foundation, qui est lié à la Confédération allemande des syndicats. L’IMK fut notamment créé pour fournir un contrepoids aux think tanks existants qui avaient des liens étroits avec les entreprises et salariés. Si le conflit sur les salaires est institutionnalisé au niveau national, peut-être que l’influence exercée par l’idéologie sur la politique économique (dans la mesure où elle influe sur ce conflit (1)) serait susceptible d’être plus forte.

Comme vous pouvez voir, je ne suis pas encore parvenu à répondre pleinement à la question posée dans le titre de ce billet, mais je pense que j’ai progressé vers la réponse. »

(1) L’"Appel de Hambourg", signé en 2005 par plus de 250 économistes allemands, est clairement anti-keynésien. Les arguments fournis ici ne sont pas très clairs, mais l’un d’eux est que la manière la plus efficace d’accroître l’emploi est d’intensifier la compétitivité des produits domestiques en contenant les coûts domestiques. Si vous faites partie d’un régime de taux de change fixe ou d’une union monétaire et que vous disposez (pour des raisons institutionnelles) d’une capacité à influencer les coûts salariaux domestiques dont les autres pays appartenant au régime de change ne disposent pas, alors il est tout à fait rationnel d’un point de vue keynésien d’utiliser cet instrument. C’est exactement ce qui s’est passé (délibérément ou non) entre 2000 et 2007 et ça explique notamment pourquoi l’Allemagne ne souffre pas de la récession que traverse la zone euro dans son ensemble. (Bien sûr, à la différence d’une relance budgétaire, c’est une politique non coopérative, parce que la demande s’accroît aux dépens des autres pays du régime de change : pour le régime dans son ensemble, un taux de change flexible va compenser l’impact des moindres coûts sur la compétitivité.) »

Simon Wren-Lewis, « What is it about German economics? », in Mainly Macro (blog), 9 juin 2015. Traduit par Martin Anota