« Les preuves empiriques que nous avons assemblées et analysées suggèrent qu’il y a un faible lien direct entre la pauvreté, l’éducation et la participation au terrorisme et à la violence à caractère politique. En effet, les données empiriques disponibles indiquent que, en comparaison avec la population concernée, les participants à l’aile dure du Hezbollah à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix étaient aussi bien susceptibles de provenir de familles économiquement favorisées et dotées d’un niveau relativement élevé d’éducation que de provenir de familles modestes peu éduquées. Nous devons cependant faire attention au fait que les preuves empiriques que nous avons considérées restent fragiles en raison du manque de données. En outre, nous nous sommes focalisés principalement sur le Moyen-Orient, donc nos conclusions peuvent ne pas être généralisées aux autres régions ou à d’autres circonstances.

Néanmoins des études moins qualitatives des participants à diverses formes de terrorisme dans divers cadres différents ont abouti à une conclusion similaire. Nous sommes particulièrement frappés par les travaux de Russell et Miller (1983) à ce propos. Pour tirer un profil des terroristes, ils avaient assemblé des informations démographiques relatives à plus de 350 individus engagés dans des activités terroristes menées en Amérique latine, en Europe, en Asie et au Moyen-Orient, de 1966 à 1976, en se basant sur les comptes-rendus de journaux. Leur échantillon se composait d’individus appartenant à 18 groupes révolutionnaires connus pour s’être engagés dans le terrorisme urbain, notamment l’Armée Rouge japonaise, le groupe Baader-Meinhof en Allemagne, l’Armée Républicaine Irlandaise, les Brigades rouges en Italie et l’Armée de Libération du Peuple en Turquie. Russell et Miller constatèrent que "la vaste majorité de ces individus impliqués dans des activités terroristes comme cadres ou dirigeants est assez éduquée. En fait, approximativement les deux tiers de ceux identifiés comme terroristes sont des personnes ayant une certaine formation universitaire, des diplômés de l’université ou des étudiants postuniversitaires". Ils rapportent aussi que plus des deux tiers des terroristes qui ont été arrêtés "proviennent des classes moyennes ou supérieures dans leurs pays ou zones respectifs".

De même, Taylor (1988) conclut de sa propre revue de la littérature que "ni l’environnement social, ni les opportunités éducatives, ni la réussite scolaire ne semblent être particulièrement associées au terrorisme". Similairement, nous montrons que les membres du mouvement clandestin juif qui terrorisa les civils palestiniens à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt furent dans leur majorité très éduqués et avaient des professions assez prestigieuses. Bien que d’autres études n’ont pas systématiquement comparé les caractéristiques sociales de ceux impliqués dans le terrorisme avec celles de la population générale, ces constats suggèrent que la plupart des terroristes n’ont pas tendance à provenir de milieux modestes et que cette conclusion ne se limite pas au Hezbollah.

Même si la pauvreté économique n’est peut-être pas associée à la participation au terrorisme et à la violence à caractère politique au niveau individuel, elle peut néanmoins importer au niveau national. Par exemple, si un pays est appauvri, une minorité des bien lotis dans ce pays peut se tourner vers le terrorisme pour chercher à améliorer les conditions de leurs concitoyens. On peut se demander, cependant, si le but final de plusieurs organisations terroristes est vraiment d’installer un régime politique susceptible de réduire la pauvreté. En outre, il y a des cas bien documentés de terrorisme dans les pays économiquement avancés (par exemple, l’Irlande, l’Espagne et l’Italie), donc il est loin d’être clair que la pauvreté au niveau national soit associée au soutien du terrorisme. Néanmoins, cette question ne peut être traitée qu’avec des analyses transnationales.

En outre, la pauvreté peut affecter indirectement le terrorisme à travers l’apparente connexion entre les conditions économiques et la propension des pays à subir des guerres civiles. Fearon et Laitin (2001) constatent que le PIB par tête est inversement corrélé au déclenchement de guerres civiles et Collier et Hoeffler (2000) constatent que le taux de croissance du PIB par tête et la réussite des hommes dans le secondaire sont inversement corrélés avec la fréquence de guerres civiles. Le Liban, l’Afghanistan et le Soudan sont de bons exemples de pays où la guerre civile a fourni un environnement propice aux terroristes internationaux. Il y a d’autres cas, cependant, où les pays subissant une guerre civile n’ont pas fourni un terrain propice au terrorisme international, donc il n’est pas clair jusqu’où l’on doit extrapoler à partir de la relation entre le développement économique et la guerre civile. Et le terrorisme a pris son essor dans plusieurs pays qui ne subissaient pas de guerre civile. Avant que trop de choses ne soient inférées à propos du terrorisme à partir de la relation entre guerre civile et pauvreté, nous pensons qu’il serait utile pour les études futures d’examiner directement la relation entre les incidents terroristes et le PIB au niveau national, en utilisant des analyses transnationales similaires à celles utilisées dans la littérature sur les guerres civiles.

Suffisamment de preuves empiriques sont accumulées pour qu’il soit fructueux de commencer à conjecturer sur les raisons expliquant pourquoi la participation au terrorisme et à la violence à caractère politique n’est apparemment pas liée, ou alors positivement liée, au revenu et à l’éducation des individus. Le modèle économique standard de la criminalité suggère que ce sont les personnes accordant la plus faible valeur au temps qui doivent s’engager dans l’activité criminelle. Mais nous ferions l’hypothèse que, dans la plupart des cas, le terrorisme s’apparente moins à un crime contre la propriété et plus à une forme violente d’engagement politique. Des individus plus éduqués provenant de milieux privilégiés sont davantage susceptibles de participer à la politique, probablement en partie parce que la participation politique requiert un niveau minimum d’intérêt, d’expertise, d’engagement et d’efforts, choses dont les personnes éduquées et riches font davantage preuve que les autres. Ces facteurs peuvent au final se révéler plus important que l’effet du coût d’opportunité sur les décisions des individus à s’impliquer dans le terrorisme.

L’analyse doit aussi bien prendre en compte la demande que l’offre de terroristes. Les organisations terroristes peuvent préférer des individus hautement éduqués plutôt que des individus peu éduqués, même pour les attaques suicides à la bombe. En outre, les individus éduqués provenant de classes moyennes ou supérieures sont mieux préparés à perpétrer des actes de terrorisme international que les illettrés des classes populaires car les terroristes doivent parvenir à s’adapter à un environnement étranger pour être efficaces. Cette considération suggère que les terroristes qui menacent les pays développés vont être tirés de façon disproportionnée des rangs des couches riches et éduquées de la société.

Dans l’ensemble, nous concluons qu’il y a peu de raisons d’être optimistes à l’idée qu’une baisse de la pauvreté ou qu’une hausse de la réussite scolaire puissent entraîner une réduction significative du terrorisme international s’il n’y a pas d’autres changements en parallèle. Stern (2000) a observé que plusieurs madrasas, ou écoles religieuses, au Pakistan sont financées par des riches industriels, et que ces écoles éduquent délibérément les étudiants pour devenir des fantassins et des opérateurs d’élite dans divers mouvements extrémistes autour du monde. Elle constate également que "la plupart des madrasas offraient seulement de l’instruction religieuse et ignoraient les maths, la science et d’autres sujets profanes importants pour le fonctionnement des sociétés modernes". Ces observations suggèrent que, pour utiliser l’éducation comme axe d’une stratégie de réduction du terrorisme, la communauté internationale ne doit pas se contenter d’accroître la durée de scolarité, mais qu’elle doit aussi faire attention au contenu des savoirs enseignés. »

Alan B. Krueger et Jitka Maleckova, « Education, poverty, political violence and terrorism: Is there a causal connection? », NBER, working paper, n° 9074, juillet 2002. Traduit par Martin Anota