« En novembre, cette année, les électeurs américains vont devoir choisir entre le populisme et la ploutocratie. J’ai mis en lumière un tel choix dans le quatrième chapitre de mon ouvrage sur les inégalités mondiales, que j’ai écrit il y a plus d’un an, alors même qu’à l’époque je n’anticipais aucunement l’extraordinaire progression de Donald Trump.

Cette progression, combinée à la réaction populiste à l’encontre de la mondialisation, de l’immigration et des étrangers, est devenue la matière des articles de journaux et de magazines à l’ampleur que certains (…) affirment (bien sûr avec le recul) que le populisme était à la fois inévitable et prévisible. Une telle dynamique s’explique, non seulement aux Etats-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, en France, au Danemark, en Suède et ailleurs (…), par la très faible croissance, voire la stagnation, des revenus réels des classes moyennes dans les pays riches. Le graphique ci-dessous (…) montre cela clairement : au cours des trois dernières décennies, les parts des déciles intermédiaires ont décliné de 1 à 4 points de PIB dans les principaux pays développés. Par conséquent, le phénomène n’est pas seulement américain : il est commun à tous les pays riches.

GRAPHIQUE Part du revenu national des quatre déciles intermédiaires (en %)

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Mais si les origines du populisme dans l’Occident semblent avoir été bien saisies (…), un processus similaire d’essor du populisme en Chine semble difficilement trouver la même explication, parce qu’il s’accompagne, non pas d’un déclin, mais d’un essor de la classe moyenne. La théorie de la modernisation nous amène à croire que l’accroissement de la part des classes moyennes dans la population devrait accélérer la démocratisation. En effet, c’est ce que nous avons observé au cours des quatre dernières décennies, depuis la Révolution des Œillets au Portugal à la chute du Communisme, en passant par la diffusion de la démocratie en Corée du Sud et à Taïwan et dans toute l’Amérique latine.

Est-ce que la Chine peut être une exception à cette "régularité" ? C’est la question que les dirigeants du parti communiste doivent se poser. S’ils y répondent par l’affirmative, ils vont se jeter dans une lutte pour garder leur place. Puisqu’ils ne semblent pas désireux de le faire et semblent prendre conscience que l’idéologie du productivisme, visant à impulser une croissance annuelle des revenus réels à deux chiffres, ne peut être maintenue, ils ont essayé de déplacé l’opinion publique en direction du populisme, qu’il s’agisse ou non une sorte de maoïsme modéré ou de populisme soft. Aucune de ces deux tendances n’est pour l’heure suffisamment forte ou toxique, mais le potentiel pour qu’elles prennent de l’ampleur si nécessaire est là. Donc, dans le cas chinois, l’essor du populisme n’est pas provoqué par un échec économique, mais au contraire par le succès économique qui complique le maintien du vieux système politique, voire s’avère incompatible avec ce dernier. C’est une contradiction entre le développement des forces de production et l’inadéquation de la superstructure que chaque marxiste reconnaîtra facilement.

La troisième réaction populiste prend place en Russie. Elle est alimentée par une force encore différente. Cela ne relève pas d’un succès économique, ni vraiment d’un échec économique, mais par les privatisations, perçues comme injustes, et par le ressentiment et le revanchisme, deux sentiments qui remontent à la fin de la Guerre froide. Cette dernière a été (erronément) interprétée en Occident comme une victoire sur la Russie. C’est ce récit que Poutine et les classes moyennes russes rejettent et qui se trouve au cœur de leur populisme et de leur nationalisme. Il est faux de voir cela comme une construction de l’élite ; l’élite a juste permis à ces idées de s’exprimer enfin, de la même façon que l’essor de Trump aux Etats-Unis n’a pas produit le populisme, mais plutôt permis à ce dernier de s’exprimer plus facilement. Alors que par le passé les gens sentaient une certaine inhibition à présenter des propos fortement xénophobes ou racistes, cette inhibition fut balayée quand les meneurs politiques commencèrent à librement exprimer de telles idées et obtinrent un véritable soutien politique pour l’avoir fait.

Ceux qui personnalisent par conséquent le problème et considèrent que Trump, Xi ou Poutine sont coupables de "créer" le populisme et d’alimenter la xénophobie n’ont que très partiellement raison. Trump, Xi et Poutine ont permis aux sentiments populistes de s’exprimer plus librement, mais ils ne les ont pas inventés. Le populisme existait déjà avant et trouvent leurs racines dans des causes réelles et compréhensibles. Les diagnostics qui voient la cause de nos problèmes comme résidant principalement dans les responsables politiques eux-mêmes nous amènent ensuite à prescrire le mauvais remède. Un remède très imparfait consiste à essayer de les empêcher de venir au pouvoir ou de les destituer. Un tel remède ne contribue pas du tout à résoudre le problème sous-jacent, celui-là même qui les amène à prendre au pouvoir ou tout du moins à s’en rapprocher.

Pour obtenir le bon remède, il faut d’abord établir un diagnostic correct. Et ce dernier est que, aux Etats-Unis, le populisme est enraciné dans l’échec de la mondialisation à délivrer des bénéfices concrets pour la classe laborieuse ; en Russie, il est enraciné dans l’incapacité (ou les réticences) de l’Occident à considérer la Russie comme un partenaire égal ; en Chine, il est enraciné dans un système politique inadéquat. Une fois que vous identifiez la cause correcte du problème, vous pouvez commencer à essayer de le résoudre. Sinon, la maladie du populisme, qui pour tous les problèmes tient pour responsables la mondialisation et les étrangers et que l’on observe dans les trois principales puissances au monde, qui contrôlent 98 % de l’ensemble des armes nucléaires dans le monde, est en effet un réel motif d’inquiétude. »

Branko Milanovic, « The three middle classes and populism », in globalinequality (blog), 20 juin 2016. Traduit par Martin Anota