« En Europe, il y a vingt ans ce mois-ci, onze devises nationales historiques ont disparu et furent remplacées par une nouvelle monnaie : l’euro. Depuis, l’euro a connu des succès et des échecs. Passons en revue l’expérience de l’euro au cours de ses deux premières décennies. Là où il y a eu des échecs, dans quelle mesure ces derniers résultaient d’erreurs techniques évitables ? Combien d’échecs survinrent parce que des avertissements furent ignorés ? Dans quelle mesure ces échecs furent la conséquence inévitable d’une détermination à construire une union monétaire en l’absence de volonté politique pour soutenir les changements fondamentaux nécessaires pour qu’une telle union fonctionne ? Les trois réussites initiales

On oublie trois réussites initiales. Premièrement, la transition des monnaies nationales à l’euro en janvier 1999 s’est déroulée sans difficultés. A l’époque, on ne pensait pas que ce serait forcément le cas. Souvenez-nous des crises de devises européennes en 1992 et 1993 ou des plus récentes démonétarisations ailleurs. Deuxièmement, l’euro est instantanément devenu la deuxième devise internationale selon pratiquement toutes les mesures de l’usage international des devises. Troisièmement, l’incitation à être admis dans le club mena à des réformes favorables dans plusieurs pays candidats, en particulier les pays en Europe centrale et orientale qui rejoignirent la zone euro en 2002.

Sept échecs


Il y a eu peut-être plus d’échecs que de réussites. Considérons sept échecs.

  • Premièrement, il y a le problème des chocs asymétriques ou non synchronisés. Plusieurs économistes américains, en particulier, avaient alerté au préalable que les économies européennes manquaient de synchronisation conjoncturelle et d’autres critères clés pour qu’un groupe de pays constituent une "zone monétaire optimale". Il est plus facile d’abandonner l’indépendance monétaire si les besoins de votre économie sont les mêmes que ceux des pays avec lesquels vous allez adopter une politique monétaire unique. Il est aussi plus facile de le faire si vous avez des moyens alternatifs pour ajuster votre économie aux chocs, par exemple si les travailleurs peuvent facilement aller d’une région à l’autre ou s’il existe des mécanismes de transferts supranationaux permettant d’absorber les impacts locaux. Les pays européens disposaient moins de tels mécanismes alternatifs d’ajustement que, par exemple, les cinquante Etats fédérés qui composent les Etats-Unis et qui partagent la même monnaie.


Ces craintes se révélèrent exactes. Prenons un exemple, les Irlandais en 2004-2006 avaient besoin d’une politique monétaire bien plus stricte que celle que suivait alors la BCE, parce qu’ils connaissaient alors une bulle spéculative et une surchauffe de leur économie. Mais, bien sûr, ils avaient abandonné la possibilité de réévaluer leur monnaie ou de relever leurs taux d’intérêt. Inversement, durant la période 2009-2013, l’Irlande avait besoin d’une politique monétaire plus souple que celle adoptée par la BCE, parce qu’elle affrontait alors une sévère récession. Mais malheureusement pour elle, elle n’avait plus la possibilité de dévaluer, d’imprimer de la monnaie ou de réduire ses taux d’intérêt.

  • Deuxièmement, il y a eu de larges déficits de comptes courants dans les pays périphériques dans la première décennie de l’euro. A l’époque, de larges flux de capitaux vers la périphérie étaient considérés comme la preuve d’une intégration financière efficace. Avec le recul, les déséquilibres furent considérés comme moins bénins, attribuables en partie à la hausse des coûts du travail unitaires de la périphérie relativement à ceux de l’Allemagne.

  • Le troisième échec tient au niveau élevé des déficits budgétaires et de la dette publique dans certains pays, en particulier la Grèce. Le problème de l’aléa moral dans la politique budgétaire nationale (c’est-à-dire le fait que la croyance que le pays serait renfloué en cas de crise entraîne une érosion de la discipline budgétaire) n’était pas très présent dans les travaux académiques. (Ces derniers se focalisaient plutôt sur la question de la zone monétaire optimale.) Mais poussés par les contribuables allemands qui s’inquiétaient à l’idée d’avoir à renflouer les pays dépensiers du contour méditerranéen, les architectes de la zone euro identifièrent correctement l’aléa moral budgétaire comme une vulnérabilité centrale. Ils essayèrent vraiment de répondre à ce problème. Ils adoptèrent (1) les critères de Maastricht, notamment l’obligation pour chaque pays d’avoir un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB ; (2) la clause de "non-renflouement" et (3) plus tard, le Pacte de Stabilité et de Croissance, qui pérennisaient les obligations budgétaires.


En pratique, les règles budgétaires furent mal respectées. Presque tous les membres de la zone euro violèrent la règle des 3 %, même l’Allemagne. Les gouvernements affirmèrent régulièrement que les cibles budgétaires seraient respectées à l’avenir, des affirmations qui découlèrent notamment de prévisions de croissance systématiquement excessivement optimistes. Les responsables politiques durant la première décennie n’indiquèrent jamais prévoir un déficit budgétaire supérieur à 3 %, même s’ils avaient souvent connu des déficits excessifs au cours des précédentes années. Quand les déficits dépassaient les 3 %, les dirigeants évoquaient des "chocs négatifs inattendus".

  • Quatrièmement, quand les gouvernements des pays périphériques eurent soudainement la capacité d’emprunter à de faibles primes de risque souverain par rapport aux taux d’intérêt allemands, cela fut interprété comme une bonne nouvelle. Que les pays fortement endettés n’aient pas à payer des pénalités d’intérêt, contrairement à des Etats fédérés étasuniens comme l’Illinois, devait être interprété comme un signal que le problème de l’aléa moral n’avait pas été résolu.

Beaucoup ont parlé que cela constituait une erreur fatale de ne pas avoir transféré davantage de la politique budgétaire au niveau supranational, un échec qui devint manifeste lors de la crise de la zone euro et qui est aussi problématique dans le cas de l’Italie aujourd’hui que dans les pays périphériques en 2010. (La même chose s’applique à la réglementation bancaire. Quelques économistes soulignèrent correctement la nécessité d’une réglementation bancaire paneuropéenne si l’union monétaire se concrétisait, mais cet avertissement fut ignoré.) Il n’est peut-être pas juste de parler d’"erreurs", puisque l’opposition politique à l’encontre d’une fédéralisation de ces fonctions aurait été puissante à l’époque, comme elle l’est toujours d’aujourd’hui.

Dans d’autres domaines, cependant, les dirigeants ont mis des buts contre leur propre camp.

  • La BCE a commis l’erreur de relever ses taux d’intérêt en juillet 2008 et deux fois en 2011, malgré la récession mondiale.

  • Quand la crise grecque éclata au début de l’année 2010, les dirigeants européens ne l’ont pas gérée correctement. Ils avaient la possibilité de contenir le feu de forêt. Ils ont au contraire contribué à la propager. La première erreur a été l’échec à envoyer rapidement la Grèce au FMI. Bruxelles et Francfort pensaient que l’histoire des pays émergents n’était pas pertinente pour un pays-membre. La deuxième erreur fut le refus d’effacer rapidement la dette publique grecque, malgré l’analyse de soutenabilité de la dette montrant que la trajectoire du ratio dette publique sur PIB serait explosive même avec une forte austérité budgétaire.

  • L’insistance après 2009 sur l’austérité (appliquée en particulier à la Grèce, mais aussi à d’autres pays) a été une énorme erreur. Plus spécifiquement, la troïka (la Commission européenne, la BCE et le FMI) en 2010 sous-estima la chute de revenu qui suivrait l’adoption de plans d’austérité dans les pays périphériques. Même en laissant de côté le coût économique de la récession et le coût politique de la colère populiste qui lui est associée, l’austérité budgétaire ne pouvait atteindre l’objectif de ramener la dette publique de la Grèce et d’autres pays sur une trajectoire soutenable. Au contraire, la chute du PIB fut plus ample que celle de la dette, avec pour conséquence que les ratios dette publique sur PIB s’accrurent plus rapidement. (…)

Les troisième et septième échecs relèvent de la procyclicité de la politique budgétaire. La combinaison de fortes dépenses publiques en 2001-2007 et de l’austérité en 2010-2018 fit de la politique budgétaire grecque l’une des plus procyclique au monde. Les dépenses publiques dans d’autres pays périphériques se montrèrent aussi procycliques. Or une politique budgétaire procyclique exacerbe l’amplitude des cycles d’affaires. (…) »

Jeffrey Frankel, « Successes and failures of the euro’s first 20 years », in Econbrowser (blog), 28 janvier 2019. Traduit par Martin Anota



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