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Tag - zone euro

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mercredi 26 juin 2019

Quelle architecture pour la politique macroéconomique de la zone euro ?

« (...) L’architecture de la politique macroéconomique de la zone euro souffre de deux faiblesses sérieuses, qui ont largement façonné l’histoire des 20 dernières années et qui devraient façonner aussi les années qui arrivent. (…). La première est ancienne et bien connue, à savoir le manque d’ajustement des prix relatifs. Ce fut à la source des larges déficits de comptes courants dans le sud de la zone euro et cela se manifeste à présent à travers les larges excédents de comptes courants de l’Allemagne et des Pays-Bas. Ce problème n’est toujours pas résolu. La seconde est plus récente. C’est le cadre de la politique budgétaire, à la lumière des très faibles taux d’intérêt qui prévalent et qui devraient persister à l’avenir. Dans ce contexte, la politique budgétaire a un rôle bien plus actif à jouer, et elle n’est pas encore équiper pour ce faire.

Je vais commencer par brièvement évoquer la première fragilité. Elle nous est familière, mais elle ne doit pas être ignorée. Mais je vais surtout me focaliser sur la seconde. J’avoue que, dans le contexte géopolitique de la zone euro, cela paraît hors sol, mais il est utile de commencer par là.

L’architecture de politique macroéconomique dans l’"idéal"


Prenons un peu de recul et commençons avec l’architecture de la politique macroéconomique et l’allocation des tâches entre politiques budgétaire et monétaire dans l’idéal dans une zone monétaire telle que la zone euro. La politique monétaire devrait être en charge du maintien de la production potentielle de la zone euro à son potentiel ou, ce qui revient au même (selon moi), du maintien de l’inflation de la zone euro à sa cible. Dans chaque pays-membre, la politique budgétaire devrait suivre ce que j’appellerai des principes de pures finances publiques, le vieillissement démographique, la redistribution intergénérationnelle, le lissage des impôts. En d’autres mots, il devrait y avoir une nette séparation des tâches. Et si, comme c’est probable, cela laisse des pays en particulier avec des écarts de production, positifs ou négatifs, les prix relatifs devraient s’ajuster pour maintenir la production de chaque pays à son potentiel. Qu’importe ce que seront les soldes courants, (…) tout se passera bien.

Les prix relatifs ne s’ajustent pas, du moins pas assez vite


Pourquoi cela n’a-t-il pas eu lieu ? La principale raison est que les prix relatifs ne s’ajustent pas ou, du moins, ne s’ajustent pas assez vite. En conséquence, comme nous l’avons vu, certains pays finissent avec de larges déficits de comptes courants ou de longues et douloureuses contractions ou une combinaison des deux. Et maintenant nous voyons subsister de larges excédents de comptes courants, qui ne sont pas aussi mauvais, mais qui constituent pourtant un problème majeur. Nous nourrissions l’espoir, au début, que le taux de change nominal fixe mènerait à un ajustement plus rapide des prix et salaires. Ce ne fut pas le cas. Et, à cause de la faiblesse de l’inflation, la rigidité des salaires à la baisse s’est renforcée.

Est-ce que cela peut être résolu ? Pas facilement, et je pense que cela restera un problème à résoudre à l’avenir. Nous ne pouvons pas obtenir les mêmes amples chocs que nous avions eus au début de l’euro, mais il y aura des chocs spécifiques aux pays. Pour résoudre le problème, ou du moins le réduire, cela requiert un certain nombre de conditions. Premièrement, il doit y avoir un accord sur ce qui doit être fait, sur ce qui serait la bonne configuration des comptes courants et sur la façon par laquelle chaque pays doit s’ajuster. Et ensuite, il y a la mise en œuvre, via les ajustements des salaires et des prix au niveau de chaque pays, à la hausse comme à la baisse. Aucune de ces conditions n’est satisfaite.

Concernant la première, voici une anecdote. En 2015, le rapport des Cinq Présidents préconisait la création d’un système d’autorités de la compétitivité pour la zone euro et la création de conseils nationaux de la compétitivité. Après l’opposition de l’Allemagne, les conseils s’appellent désormais les "conseils nationaux de la productivité".

Même s’il y avait un accord à propos de la bonne configuration des soldes de comptes courants, il ne serait pas facile d’obtenir celle-ci. Il vaut mieux l’atteindre via l’inflation dans les pays dont le compte courant est excédentaire que via la déflation dans les pays dont le compte courant est déficitaire. La raison en est que la déflation entraîne une hausse des taux d’intérêt réels, rendant l’ajustement encore plus difficile pour les pays à déficits courants. Penser en ces termes serait un premier pas pour les pays-membres de la zone euro et requiert une cible d’inflation plus flexible pour la BCE. Nous n’en sommes pas là.

Finalement, au niveau d’un pays, même si un ajustement parallèle des salaires nominaux et des prix des biens produits dans l’économie domestique peut réduire le fardeau, il est très difficile à obtenir. La confiance nécessaire entre les partenaires sociaux pour atteindre un tel ajustement coordonné n’est pas là. J’ai conseillé des cadres institutionnels où de tels accords ou, du moins, de telles discussions peuvent prendre place, mais là aussi nous n’y sommes pas.

Le défi des très faibles taux d'intérêt neutres


Passons au deuxième défi, celui qui pose les très faibles taux d’intérêt neutres. Comme je l’ai affirmé dans une récente contribution, cela a deux implications générales. Ils impliquent un plus faible coût de la dette, à la fois budgétaire et économique. Je me suis focalisé sur un différentiel r-g négatif, mais le point général est le faible coût de la dette. Et (…) parce que la faiblesse des taux augmente la probabilité que la borne inférieure effective soit plus contraignante et réduit donc la marge de manœuvre de la politique monétaire, elle implique un rôle plus important pour la politique budgétaire.

Est-ce la situation dans laquelle se trouve la zone euro ? Ma réponse est oui. Y a-t-il un écart de production de la zone euro ? Comme nous le savons, c’est une question controversée, mais je continue de me fier au comportement de l’inflation. Selon moi, le fait que l’inflation soit inférieure à la cible indique qu’il y a en effet un écart de production. Et en regardant les pays à un, je vois un écart de production négatif dans plusieurs d’entre eux. Est-ce que la politique monétaire a perdu sa marge de manœuvre ? Elle est clairement réduite. Certes, elle peut acheter beaucoup plus d’actifs. Mais les effets de ces achats sur les taux sont sûrement très limités. Et il n’y a sûrement pas assez de marge de manœuvre pour répondre à une récession (…).

Cela a des implications pour la politique budgétaire en général et pour la politique budgétaire dans une zone monétaire en particulier. Commençons avec les implications générales (…) : La première, qui est assez évidente, est qu’il était peut-être urgent de réduire la dette publique, mais que sa réduction n’est pas urgente aujourd’hui. Les coûts sont plus faibles. Les risques sont aussi plus faibles. Alors que la dette est élevée, le service de la dette ne l’est pas, selon les normes historiques. Il n’y a pas de crise de la dette souveraine.

La deuxième implication est que, dans la mesure où la demande globale est insuffisante pour maintenir la production à son potentiel, les déficits sont nécessaires pour la soutenir. Certes, des réformes structurelles, qui stimulent la croissance et nourrissent l’optimisme et par là la demande aujourd’hui, peuvent aider, mais les preuves empiriques suggèrent qu’il serait dangereux de ne se reposer que sur elles.

La troisième implication, qui est complémentaire à la deuxième, est que, dans la mesure où les déficits budgétaires sont nécessaires, ils doivent être utilisés, autant que possible, pour investir dans le futur, soit via l’investissement public, compris dans un sens large, soit via le financement des réformes structurelles.

Les implications pour l’architecture budgétaire de la zone euro


Tournons-nous maintenant vers les implications pour l’architecture budgétaire de la zone euro (…). Focalisons-nous sur quatre implications. La première est qu’il faut réviser les diverses règles définissant des cibles de dette, les vitesses d’ajustement à ces cibles et la flexibilité avec laquelle la politique budgétaire peut répondre à une faible demande globale.

La deuxième implication est que, dans la mesure où des déficits publics sont nécessaires pour soutenir la demande globale, ils doivent être bien utilisés. Depuis 2007, le ratio rapportant l’investissement public au PIB dans la zone euro a baissé de 0,8 point de pourcentage, de 2,3 points de pourcentage en Grèce, 2,7 points de pourcentage en Espagne, 1,3 point de pourcentage au Portugal et 0,9 points de pourcentage en Italie. Cela suggère fortement de réviser ce que l’on appelle la règle d’or budgétaire, c’est-à-dire la séparation entre un compte courant et un compte de capital pour les gouvernements, avec la possibilité de financer les dépenses du compte de capital via l’emprunt. Je suis conscient du risque que les gouvernements cherchent à classer un maximum de dépenses comme investissement. (…) Donc, il faut clairement une certaine institution au niveau de la zone euro qui ait le pouvoir de dire ce qui doit être ou non classé comme tel.

Les troisième et quatrième implications reflètent la spécificité d’une zone monétaire. La troisième a à voir avec la coordination des politiques monétaire et budgétaire. Dans cet environnement, la coordination entre politiques monétaire et budgétaire devient plus cruciale. Elle est plus difficile quand il y a 19 pays qui y sont impliqués. Cela plaide davantage pour une sorte de ministère des finances au niveau de la zone euro.

Enfin, la quatrième découle des externalités spécifiques à la monnaie unique. Lorsque la politique budgétaire doit être expansionniste au niveau de la zone euro, elle risque de ne pas être suffisamment assouplie. La raison tient aux effets de débordement, c’est-à-dire aux externalités survenant dans un groupe de pays très intégrés les uns aux autres. La hausse de la demande domestique provenant de l’expansion budgétaire se traduira par une hausse des importations et non seulement une hausse de la demande de produits domestiques. Par conséquent, les pays sont susceptibles d’en faire trop peu et la production de la zone euro risque de rester inférieure à son potentiel.

Quelle peut être la solution ? (…) Premièrement, via une expansion budgétaire coordonnée, telle que celle qui a été menée par le G20 en 2009, lorsque chaque Etat avait émis de la dette publique. Cela se limiterait malheureusement aux Etats capables de le faire, même si je pense que les marchés seraient plus favorables à un creusement des déficits publics en Italie si celui-ci était la contrepartie d’un plan de relance coordonné. Deuxièmement, via un Budget commun, financé par l’émission d’eurobonds. Mais cela implique un partage des risques et nous connaissons les difficultés politiques auxquelles se heurte une telle idée (le nouvel embryon de Budget est un début et je l’espère pas une fin). (…) »

Olivier Blanchard, « ECB monetary policy in the post-Draghi era », discours prononcé à la conférence de la BCE tenue à Sintra le 17 juin 2019. Traduit par Martin Anota



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« Faut-il s'inquiéter de la dette publique lorsque les taux d’intérêt sont faibles ? »

« Le cœur de la zone euro aiderait-il la périphérie en adoptant un plan de relance ? »

« Unification budgétaire ou désintégration monétaire »

« Vers l’union budgétaire »

samedi 25 mai 2019

Après Draghi



« Le mandat de Mario Draghi en tant que président de la Banque centrale européenne s’achève en octobre. Ce fut un mandat tumultueux. Entre autres, il a clairement sauvé l’euro de l’effondrement en 2012-2013, ce qui fait probablement de lui le plus grand banquier central des temps modernes. Mais je ne cherche pas à célébrer Draghi, mais plutôt à m’interroger à propos de l’état de l’euro comme l’ère de Draghi arrive à sa fin. Ce n’est pas une diatribe. J’ai longtemps été un eurosceptique et il y a eu beaucoup de souffrances en Grèce et, dans une moindre mesure, en Espagne et au Portugal. Mais la performance globale de l’Europe depuis la crise de 2008 a été meilleure que ce que pensent la plupart des observateurs américains.

Je dirais que le gros problème aujourd’hui est l’extrême fragilité face à tout choc futur. Dans les années qui ont suivi l’arrivée de Draghi, la zone euro a su étonnamment bien restaurer la croissance et combler ses pertes en termes d’emploi. Mais ce succès repose sur des taux d’intérêt extrêmement faibles et un euro sous-évalué. Cela signifie qu’en Europe la politique monétaire n’a essentiellement aucune marge de manœuvre : elle ne pourra rien faire de plus qu’elle ne fait déjà si quelque chose se passait mal. S’il y avait une récession chinoise ou si Trump imposait des droits de douane sur les voitures allemandes ou qu'il y ait un quelconque autre choc négatif, qu’est-ce que la zone euro pourrait faire ? La BCE ne peut pas assouplir significativement sa politique monétaire. L’expansion budgétaire peut aider, mais elle devra être menée par l’Allemagne, ce qui semble peu plausible.

Pourtant, il semble opportun de dire comment les choses se sont passées jusqu’à présent ; en l’occurrence, elles se sont mieux passées que ce que beaucoup imaginent. Commençons avec la croissance économique dans la zone euro. Je montre ici la croissance du PIB réel depuis 2007, comparée avec celle des Etats-Unis :

GRAPHIQUE PIB réel des Etats-Unis et de la zone euro (en indices, base 100 au quatrième trimestre 2007)

Paul_Krugman__PIB_reel_Etats-Unis_zone_euro.png

Trois choses semblent évidentes. Premièrement, la zone euro a subi un violent contrecoup en 2011, en partie à cause de la crise de la dette souveraine, en partie parce que la BCE de Jean-Claude Trichet a pris la mauvaise décision de répondre à la hausse des prix des matières premières en relevant ses taux d’intérêt malgré un chômage élevé. Deuxièmement, les choses se sont stabilisées une fois que Draghi déclara que la BCE fera "tout ce qu’il faudra" ("whatever it takes") et mit en œuvre une politique durable d’expansion monétaire. Troisièmement, la croissance européenne globale a néanmoins a été moindre que celle des Etats-Unis.

Finalement, alors que le chômage européen est régulièrement plus élevé qu’aux Etats-Unis, on prend de plus en plus conscience que le chômage mesuré est un indicateur bien imparfait, qu’il vaut mieux regarder l’emploi des personnes d’âge intermédiaire. Et selon cet indicateur, l’Europe a réalisé des performances quasiment aussi bonnes que celles des Etats-Unis :

GRAPHIQUE Taux d’emploi des 25-54 ans aux Etats-Unis et en zone euro (en %)

Paul_Krugman__taux_d__emploi_25-54_ans_zone_euro_Etats-Unis_Grande_Recession.png

Donc, l’Europe s’en est beaucoup mieux tirée que ce que la plupart des Américains pensent. Mais elle y est parvenue seulement grâce à deux choses : des taux d’intérêt incroyablement faibles (littéralement négatifs pour certains actifs) et un gros excédent commercial dû à cet euro sous-évalué.

A nouveau, que se passerait-il si quelque chose allait mal ? La situation des Etats-Unis n’est pas grandiose, mais face à une récession la Fed a une certaine marge pour réduire ses taux et le Congrès peut adopter une certaine relance budgétaire. La BCE ne dispose pas d'une telle marge ; l'excédent commercial ne peut probablement pas être plus élevé ; l'Europe n’a pas de gouvernement pour fournir de relance budgétaire. Il y a une certaine marge de manœuvre pour la politique budgétaire en Allemagne, mais elle pourrait aussi bien être sur la face cachée de la lune. Donc, quel avenir pour l’Europe après Draghi ? Le continent va bien pour l’heure, dans une grande mesure grâce aux actions de Draghi. Mais il n’y a pas de forces en réserve, pas de munitions à tirer, pour faire face à quelque chose de mauvais. Et les mauvaises choses arrivent. »

Paul Krugman, « After Draghi », 24 mai 2019. Traduit par Martin Anota



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« Pourquoi la reprise a-t-elle été plus lente dans la zone euro qu’aux Etats-Unis ? »

« Pourquoi la reprise a tardé ? La crise de l'euro au prisme de la crise du SME »

« Dix ans après la crise financière, où en est la reprise ? »

jeudi 31 janvier 2019

L’euro : vingt ans de succès et d’échecs

« En Europe, il y a vingt ans ce mois-ci, onze devises nationales historiques ont disparu et furent remplacées par une nouvelle monnaie : l’euro. Depuis, l’euro a connu des succès et des échecs. Passons en revue l’expérience de l’euro au cours de ses deux premières décennies. Là où il y a eu des échecs, dans quelle mesure ces derniers résultaient d’erreurs techniques évitables ? Combien d’échecs survinrent parce que des avertissements furent ignorés ? Dans quelle mesure ces échecs furent la conséquence inévitable d’une détermination à construire une union monétaire en l’absence de volonté politique pour soutenir les changements fondamentaux nécessaires pour qu’une telle union fonctionne ? Les trois réussites initiales

On oublie trois réussites initiales. Premièrement, la transition des monnaies nationales à l’euro en janvier 1999 s’est déroulée sans difficultés. A l’époque, on ne pensait pas que ce serait forcément le cas. Souvenez-nous des crises de devises européennes en 1992 et 1993 ou des plus récentes démonétarisations ailleurs. Deuxièmement, l’euro est instantanément devenu la deuxième devise internationale selon pratiquement toutes les mesures de l’usage international des devises. Troisièmement, l’incitation à être admis dans le club mena à des réformes favorables dans plusieurs pays candidats, en particulier les pays en Europe centrale et orientale qui rejoignirent la zone euro en 2002.

Sept échecs


Il y a eu peut-être plus d’échecs que de réussites. Considérons sept échecs.

  • Premièrement, il y a le problème des chocs asymétriques ou non synchronisés. Plusieurs économistes américains, en particulier, avaient alerté au préalable que les économies européennes manquaient de synchronisation conjoncturelle et d’autres critères clés pour qu’un groupe de pays constituent une "zone monétaire optimale". Il est plus facile d’abandonner l’indépendance monétaire si les besoins de votre économie sont les mêmes que ceux des pays avec lesquels vous allez adopter une politique monétaire unique. Il est aussi plus facile de le faire si vous avez des moyens alternatifs pour ajuster votre économie aux chocs, par exemple si les travailleurs peuvent facilement aller d’une région à l’autre ou s’il existe des mécanismes de transferts supranationaux permettant d’absorber les impacts locaux. Les pays européens disposaient moins de tels mécanismes alternatifs d’ajustement que, par exemple, les cinquante Etats fédérés qui composent les Etats-Unis et qui partagent la même monnaie.


Ces craintes se révélèrent exactes. Prenons un exemple, les Irlandais en 2004-2006 avaient besoin d’une politique monétaire bien plus stricte que celle que suivait alors la BCE, parce qu’ils connaissaient alors une bulle spéculative et une surchauffe de leur économie. Mais, bien sûr, ils avaient abandonné la possibilité de réévaluer leur monnaie ou de relever leurs taux d’intérêt. Inversement, durant la période 2009-2013, l’Irlande avait besoin d’une politique monétaire plus souple que celle adoptée par la BCE, parce qu’elle affrontait alors une sévère récession. Mais malheureusement pour elle, elle n’avait plus la possibilité de dévaluer, d’imprimer de la monnaie ou de réduire ses taux d’intérêt.

  • Deuxièmement, il y a eu de larges déficits de comptes courants dans les pays périphériques dans la première décennie de l’euro. A l’époque, de larges flux de capitaux vers la périphérie étaient considérés comme la preuve d’une intégration financière efficace. Avec le recul, les déséquilibres furent considérés comme moins bénins, attribuables en partie à la hausse des coûts du travail unitaires de la périphérie relativement à ceux de l’Allemagne.

  • Le troisième échec tient au niveau élevé des déficits budgétaires et de la dette publique dans certains pays, en particulier la Grèce. Le problème de l’aléa moral dans la politique budgétaire nationale (c’est-à-dire le fait que la croyance que le pays serait renfloué en cas de crise entraîne une érosion de la discipline budgétaire) n’était pas très présent dans les travaux académiques. (Ces derniers se focalisaient plutôt sur la question de la zone monétaire optimale.) Mais poussés par les contribuables allemands qui s’inquiétaient à l’idée d’avoir à renflouer les pays dépensiers du contour méditerranéen, les architectes de la zone euro identifièrent correctement l’aléa moral budgétaire comme une vulnérabilité centrale. Ils essayèrent vraiment de répondre à ce problème. Ils adoptèrent (1) les critères de Maastricht, notamment l’obligation pour chaque pays d’avoir un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB ; (2) la clause de "non-renflouement" et (3) plus tard, le Pacte de Stabilité et de Croissance, qui pérennisaient les obligations budgétaires.


En pratique, les règles budgétaires furent mal respectées. Presque tous les membres de la zone euro violèrent la règle des 3 %, même l’Allemagne. Les gouvernements affirmèrent régulièrement que les cibles budgétaires seraient respectées à l’avenir, des affirmations qui découlèrent notamment de prévisions de croissance systématiquement excessivement optimistes. Les responsables politiques durant la première décennie n’indiquèrent jamais prévoir un déficit budgétaire supérieur à 3 %, même s’ils avaient souvent connu des déficits excessifs au cours des précédentes années. Quand les déficits dépassaient les 3 %, les dirigeants évoquaient des "chocs négatifs inattendus".

  • Quatrièmement, quand les gouvernements des pays périphériques eurent soudainement la capacité d’emprunter à de faibles primes de risque souverain par rapport aux taux d’intérêt allemands, cela fut interprété comme une bonne nouvelle. Que les pays fortement endettés n’aient pas à payer des pénalités d’intérêt, contrairement à des Etats fédérés étasuniens comme l’Illinois, devait être interprété comme un signal que le problème de l’aléa moral n’avait pas été résolu.

Beaucoup ont parlé que cela constituait une erreur fatale de ne pas avoir transféré davantage de la politique budgétaire au niveau supranational, un échec qui devint manifeste lors de la crise de la zone euro et qui est aussi problématique dans le cas de l’Italie aujourd’hui que dans les pays périphériques en 2010. (La même chose s’applique à la réglementation bancaire. Quelques économistes soulignèrent correctement la nécessité d’une réglementation bancaire paneuropéenne si l’union monétaire se concrétisait, mais cet avertissement fut ignoré.) Il n’est peut-être pas juste de parler d’"erreurs", puisque l’opposition politique à l’encontre d’une fédéralisation de ces fonctions aurait été puissante à l’époque, comme elle l’est toujours d’aujourd’hui.

Dans d’autres domaines, cependant, les dirigeants ont mis des buts contre leur propre camp.

  • La BCE a commis l’erreur de relever ses taux d’intérêt en juillet 2008 et deux fois en 2011, malgré la récession mondiale.

  • Quand la crise grecque éclata au début de l’année 2010, les dirigeants européens ne l’ont pas gérée correctement. Ils avaient la possibilité de contenir le feu de forêt. Ils ont au contraire contribué à la propager. La première erreur a été l’échec à envoyer rapidement la Grèce au FMI. Bruxelles et Francfort pensaient que l’histoire des pays émergents n’était pas pertinente pour un pays-membre. La deuxième erreur fut le refus d’effacer rapidement la dette publique grecque, malgré l’analyse de soutenabilité de la dette montrant que la trajectoire du ratio dette publique sur PIB serait explosive même avec une forte austérité budgétaire.

  • L’insistance après 2009 sur l’austérité (appliquée en particulier à la Grèce, mais aussi à d’autres pays) a été une énorme erreur. Plus spécifiquement, la troïka (la Commission européenne, la BCE et le FMI) en 2010 sous-estima la chute de revenu qui suivrait l’adoption de plans d’austérité dans les pays périphériques. Même en laissant de côté le coût économique de la récession et le coût politique de la colère populiste qui lui est associée, l’austérité budgétaire ne pouvait atteindre l’objectif de ramener la dette publique de la Grèce et d’autres pays sur une trajectoire soutenable. Au contraire, la chute du PIB fut plus ample que celle de la dette, avec pour conséquence que les ratios dette publique sur PIB s’accrurent plus rapidement. (…)

Les troisième et septième échecs relèvent de la procyclicité de la politique budgétaire. La combinaison de fortes dépenses publiques en 2001-2007 et de l’austérité en 2010-2018 fit de la politique budgétaire grecque l’une des plus procyclique au monde. Les dépenses publiques dans d’autres pays périphériques se montrèrent aussi procycliques. Or une politique budgétaire procyclique exacerbe l’amplitude des cycles d’affaires. (…) »

Jeffrey Frankel, « Successes and failures of the euro’s first 20 years », in Econbrowser (blog), 28 janvier 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Quelles ont été les répercussions de l'austérité dans la zone euro ? »

« Rattrapage entre pays-membres et optimalité de la politique monétaire unique »

« Les contrecoups de l’unification monétaire »

jeudi 15 février 2018

Quelques notes sur la reprise européenne

« Ici, dans le monde anglophone, la plupart des économistes se sont beaucoup focalisés sur l’économie américaine post-Trump et, dans une moindre mesure, sur l’économie britannique post-Brexit. Mais, de temps en temps, nous jetons un coup d’œil au-delà. Je vais revenir ici sur un grand récit dont on entend peu parler ces derniers temps, du moins aux Etats-Unis : la forte reprise qui s’est finalement amorcée en Europe.

Pendant des années, la zone euro a connu de bien piètres performances relativement aux Etats-Unis : alors que l’économie américaine a durablement renoué avec la croissance fin 2009, l’Europe, frappée par les crises de la dette et par les problèmes de désalignements des coûts entre ses pays-membres, a continué de souffrir jusqu’à 2013. L’Allemagne, bien sûr, a continué de réaliser de bonnes performances, en grande partie parce que son économie a été soutenue par d’amples excédents commerciaux, et ce largement aux dépens de ses voisins.

Depuis 2013, cependant, l’Europe a connu une croissance significative, avec une croissance plus rapide dans les zones qui avaient été les plus durement touchées par la crise de la zone euro (sauf la Grèce), en particulier en Espagne :

GRAPHIQUE 1 PIB réel (en indices, base 100 en 2007)

Paul_Krugman__croissance_PIB_zone_euro_Allemagne_Espagne.png

Donc, que s’est-il passé en Europe ? Les choses se sont améliorées avec une poignée de mots de Mario Draghi : "tout ce qui est nécessaire". La simple promesse de la BCE d’acheter des titres publics si nécessaire mit fin presque instantanément à la panique qui ravageait les marchés obligataires de l’Europe du Sud, en réduisant fortement la prime de risque vis-à-vis de l’Allemagne et en préparant le terrain pour la croissance :

GRAPHIQUE 2 Rendements obligataires à dix ans (en %)

Paul_Krugman__rendements_obligataires_10_ans_Espagne_Allemagne.png

L’autre chose qui a joué, c’est la dévaluation interne, c’est-à-dire la déflation relative mise en œuvre par les pays qui avaient souffert d’une surévaluation avec des afflux massifs de capitaux et l’inflation durant les années d’avant-crise. L’Espagne, en particulier, a graduellement réduit ses coûts du travail relativement à ceux de la zone euro dans son ensemble :

GRAPHIQUE 3 Coûts unitaires du travail (en indices, base 100 en 1999)

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Cela a alimenté une forte expansion des exportations, en particulier d’automobiles.

Donc tout est bien qui finit bien ? Non. L’Europe du Sud a payé un lourd tribut durant les années de crise. Le fait que la dévaluation interne ait finalement marché, après plusieurs années de chômage élevé, n'est ni une surprise, ni une justification de la grande souffrance que ces pays se sont infligée. S’il y a quelque chose de surprenant, c’est sur le plan politique : la volonté des élites politiques de payer ce prix plutôt que d’en finir avec l’euro.

Mais il est important d’avoir à l’esprit que l’Europe de 2018 ne ressemble plus à l’Europe de 2013. Pour l’instant du moins, l’Europe est redevenue un système économique fonctionnel. »

Paul Krugman, « Notes on European recovery », 11 février 2018. Traduit par Martin Anota

lundi 20 juin 2016

UE, zone euro, espace Schengen... Une intégration européenne à plusieurs vitesses

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