« Il a été annoncé la semaine dernière que Christine Lagarde quitterait son poste de directrice générale du Fonds monétaire international pour devenir présidente de la Banque centrale européenne, ce qui constitue peut-être le changement le plus important en matière de leadership dans le système financier international depuis plusieurs décennies. Dans un contexte où les Etats-Unis ne veulent plus assumer leurs responsabilités systémiques et se focalisent sur leurs seuls intérêts commerciaux, le rôle que jouait Lagarde et celui qu’elle s’apprête à endosser sont d’une importance capitale.

Lagarde, à la différence de bien d’autres noms qui avaient été avancés pour la présidence de la BCE, s’accorde bien plus naturellement avec le groupe de dirigeants européens qui se rencontrent régulièrement à Bruxelles qu’avec le groupe de banquiers centraux qui se rencontrent à Bâle, en Suisse. C’est le reflet de son extraordinaire présence, de ses compétences politiques et de son expérience avec les affaires européennes. C’est aussi une conséquence du fait que, à la différence de la plupart des autres banquiers centraux, elle n’est ni une économiste, ni une technocrate de la finance.

Les atouts de Lagarde sont ceux qu’il nous faut aujourd’hui. Le plus grand risque qu’encourent la zone euro et la contribution de l’Europe à l’économie mondiale est la persistance de la croyance que la BCE, agissant indépendamment, peut stabiliser l’économie européenne. Au FMI, Lagarde a montré sa volonté d’affirmer que les doctrines de l’austérité, qui étaient peut-être appropriées à une époque inflationniste à forts taux d’intérêt, ne le sont pas à une époque où les marchés croient que les banques centrales ne réussiront pas à suffisamment stimuler l’inflation pour la maintenir à 2 %, même après une décennie. Pour que l’économie européenne réalise de bonnes performances économiques ces prochaines années, il faut accepter l’idée que la politique monétaire ne suffit pas pour stimuler la demande globale.

Outre de bons choix en matière de politique macroéconomique, le succès de la BCE nécessitera de mettre en place de nouvelles réformes institutionnelles pour consolider la réglementation bancaire et les interventions d’urgence en Europe et permettre l’émission d’une dette adossée sur toute l’Europe. Il y a de profonds désaccords sur ces questions en Europe, si bien qu’il faut la stature et l’agilité politiques d’une personne comme Lagarde, et non simplement des explications techniques, pour pouvoir aller de l’avant.

L’actuel président de la BCE, Mario Draghi, a sauvé l’euro avec sa fameuse promesse de faire "tout ce qu’il faut" (whatever it takes). A l’avenir, cependant, une telle promesse ne suffira peut-être pas, à moins que la BCE puisse aussi persuader les gouvernements de faire tout ce qui est nécessaire. En outre, il faut prendre conscience que le recours exclusif à la politique monétaire pour soutenir l’économie européenne se traduira probablement par un faible euro, ce qui exacerbera les tensions commerciales internationales. Donc, il serait opportun que la BCE ait un leadership robuste, politiquement crédible.

Que dire du FMI que quitte Lagarde ? La bonne nouvelle, c’est que, sous son habile direction, le FMI apparaît moins aux yeux des gens à travers le monde comme un sévère prêcheur d’austérité agissant dans l’intérêt des seuls argentiers et qu’il a su gagner la confiance sur un vaste éventail de problèmes touchant les gens normaux. Outre son soutien envers de plus larges déficits publics et la relance budgétaire quand c’est approprié, le FMI de Lagarde a réussi à promouvoir les allègements de dette publique nécessaires, la coopération dans la collection d’impôts auprès des multinationales, des mesures pour réduire les inégalités et une restriction des subventions qui favorisaient les émissions de gaz à effet de serre.

Le successeur de Lagarde devra bâtir sur toutes ces avancées pour minimiser les risques d’une récession catastrophique. Entre autres, cela exige de renforcer la surveillance financière comme le prêt risqué s’accroît à mesure que l’expansion économique se poursuit, de se focaliser sur les politiques nationales pour maintenir adéquatement la demande globale, de s’assurer que le FMI a les ressources adéquates pour gérer les crises des pays émergents qui éclateront tôt ou tard et de porter la torche pour la collaboration dans le maintien du commerce mondial et la coopération économique internationale à une époque où plus personne d’autre n’a la capacité et la volonté d’avoir une vision mondiale.

Le leadership en matière de politique financière a quelque chose en commun avec l’administration de l’euthanasie. Il n’est pas remarqué lorsqu’il est bien mené. Mais quand il est mal fait, les conséquences peuvent être catastrophiques. Entre les pressions populistes croissantes, les faibles taux d’intérêt et le risque de trappe à liquidité, les Etats-Unis qui refusent le leadership et une expansion économique qui vieillit, c’est un moment périlleux qui nécessitera un leadership financier confiant et compétent. Nous devons espérer que Christine Lagarde à la BCE et son remplaçant au FMI, quel qu’il soit, le fourniront. »

Lawrence Summers, « Christine Lagarde enters the European Central Bank at a perilous moment ». Traduit par Martin Anota



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