« Est-ce que cette décennie sera finalement celle où l'on verra les machines prendre tous nos emplois ? Une telle crainte a été exprimée à plusieurs reprises au cours des derniers siècles et elle ne s'est pas concrétisée. Mais elle n’est pas intrinsèquement absurde.

En 1979, l’économiste Wassily Leontief rappelait le sort du cheval. Les chevaux ont été par le passé d’une importance économique vitale, mais ils disparurent dans la seconde moitié du vingtième siècle, avec la montée en puissance du moteur à combustion. Les chevaux ont toujours une niche, mais ils n’égaleront plus jamais les moteurs, et ce même si l’avoine devient extrêmement bon marché. Peut-être que de nombreux humains connaîtront le même sort que les chevaux ?

En 2003, les économistes David Autor, Frank Levy et Richard Murnane publièrent une étude dans le domaine de l’économie du changement technologique qui fit deux importants constats. Premièrement, ils soulignèrent (correctement) qu’il peut être trompeur de parler des robots (ou de toute autre technologie) comme prenant nos emplois. Les machines réalisent des tâches, une unité plus étroite de travail. Puisque la plupart des emplois impliquent de nombreuses tâches différentes, les robots ne prennent pas les emplois, mais ils peuvent radicalement les refaçonner. Un robot comptable n’est pas un C3PO ; c’est Excel ou QuickBook. Comme avec le cheval, il n’y a pas de salaire auquel les calculateurs humains peuvent égaler un ordinateur lorsqu’il s’agit de faire la somme d’un tableur. Pourtant, les comptables humains existent en grand nombre. Leurs emplois sont simplement très différents aujourd’hui.

Deuxièmement, lorsqu’il s’agit d’évoquer les tâches que les machines sont susceptibles ou non de prendre, les professeurs Autor, Levy et Murnane affirment qu’il ne faut pas partir de la distinction entre tâches "qualifiées" et "non qualifiées", mais plutôt de la distinction entre tâches "routinières" et "non routinières". Recalculer un tableur est une tâche qualifiée, mais routinière, si bien qu’elle peut être facilement automatisée. Nettoyer des toilettes exige peu de compétences (même moi je peux le faire), mais c’est une activité non routinière, si bien qu’il est difficile de l’automatiser. Cette façon de voir le monde s’est révélée être très utile. Elle explique pourquoi la technologie peut perturber nos emplois sans les détruire. Et pourquoi à la fois les emplois mal payés et les emplois très bien payés se sont révélés être très robustes, alors que les emplois moyennement rémunérés, associés à des tâches qualifiées, mais routinières, ont vu leur part dans l’emploi total décliner.

Mais dans un nouveau livre, A World Without Work, Daniel Susskind affirme que le deuxième constat d’Autor et alii est à revoir. Il observe que les frontières du "routinier" se brouillent rapidement. Considérons, par exemple, CloudCV, un système qui répond à des questions ouvertes à propos des images. Publiez une photo et posez n’importe quelle question. Une photographie montrait des vingtenaires assis dans un canapé avec du vin blanc et des canettes de Kronenbourg en face d’eux. "Que font-ils ?" demandai-je à l’ordinateur. "Ils jouent à la Wii", me répondit-il, correctement. "Que boivent-ils ?". "Probablement de la bière", répondit-il. "Comment est le temps ?" demandai-je en voyant qu’il y avait une fenêtre donnant sur l’extérieur. "Nuageux. C’était le cas. Le système donne des réponses précises à des questions formulées sans langage soutenu à propos de photographies prises au hasard. Est-ce une tâche routinière ? Pas vraiment.

Pas plus que la performance d’AlphaZero, un algorithme de jeu développé par DeepMind, une entreprise sœur de Google. En 2017, AlphaZero s’était entraîné pendant quelques heures pour battre le meilleur programme de jeu d’échecs et le meilleur programme de go, deux programmes qui ont facilement battu les meilleurs humains. Certains estiment que cette performance est moins impressionnante qu’il n’y paraît, mais il y a dix ans la simple idée qu’un ordinateur puisse battre un être humain au jeu de go semblait impossible. Ce que les superordinateurs de DeepMind peuvent faire aujourd’hui pourrait très bien être fait par n’importe quel ordinateur ou portable commercialisé en 2030.

Tâche après tâche, les ordinateurs finissent par nous surpasser. Dans le défi du Visual Question Answering lancé par CloudCV, les êtres humains atteignent le score 81 %. Les machines atteignaient le score de 55 % en 2016, puis de 75 % durant l’été 2019. C’est seulement une question de temps avec qu’elles fassent mieux que nous, tout comme AlphaZero joue mieux que nous au jeu de go. Le projet Artificial Intelligence Index, basé à l’Université de Stanford, suit une large variété de repères. Les machines font des progrès rapides en termes de réussites symboliques (comme jouer au poker), mais aussi dans la translation, la reconnaissance vocale et le classement des maladies comme le cancer de la peau (en visualisant des images de grains de beauté) et le diabète (en visualisant des images de rétine). Ces progrès sont réels. Et malgré le fait qu’il y ait plusieurs choses que les ordinateurs ne puissent faire, quand un algorithme fait une tâche précise à faible coût et de façon correcte, nous, les êtres humains, nous finissons par être poussés à exploiter de nouvelles capacités, tout en balayant les tâches que le logiciel laisse derrière lui. Pensez aux caisses automatiques dans votre supermarché.

Donc, les machines vont-elles prendre tous nos emplois au cours de cette nouvelle décennie ? Non, et cela reste une façon peu opportune de poser la question. Les machines empiètent sur les tâches et nous réagissons en réorganisant nos emplois, en devenant par conséquent plus productifs. Mais il y a une bonne raison de croire que les réorganisations qui seront à l’œuvre dans la décennie à venir seront déchirantes, mais aussi que certains perdront à jamais toute capacité à contribuer économiquement comme ils l’espéraient et l’attendaient. Surtout, il est probable que nos institutions politiques se révéleront incapables de nous permettre de nous adapter à un tel défi. »

Tim Harford, « Will the 2020s be the decade that the robots finally come for our jobs? », janvier 2020. Traduit par Martin Anota



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