« (…) Je vais commencer par résumer la façon par laquelle je considère la pandémie de coronavirus du côté de la santé publique et les implications économiques qui en résultent. Comme c’est désormais bien connu, l’aplatissement de la courbe de taux d’infection de Covid-19, la maladie résultant de la nouvelle pandémie de coronavirus, nécessite des mesures de santé publique, notamment des mesures de suppression et d’atténuation qui permettent aux sociétés de faire face à l’afflux de patients contaminés. La conséquence immédiate est que de nombreuses personnes sont forcées de ne plus travailler, ce qui se traduit par un énorme coût pour toutes les économies.

Néanmoins, il y a des choses que les autorités peuvent essayer de faire pour atténuer cet impact économique adverse et aussi préparer pour l’instant où la pandémie refluera et où les économies commenceront à rebondir. Le point que j’aimerais souligner ici est que la pandémie est mondiale et que la récession est également mondiale. Il y a de légères différences entre les pays en termes de calendrier, mais celles-ci sont des différences de quelques semaines ou de quelques mois et elles importent peu d’un point de vue macroéconomique. En d’autres termes, cette récession du coronavirus est hautement synchronisée à travers le monde même si les pays n’adoptent pas les mêmes mesures de santé publique et économiques.

Si l’on regarde en particulier les pays européens et les pays émergents, ceux-ci connaissent de fortes turbulences. Commençons avec les gouvernements de la zone euro qui, dans l’ensemble, ont mis en place ou annoncé l’adoption d’amples programmes budgétaires pour aider les entreprises sous la forme de garanties de crédit ou d’aide directe à l’emploi pour les travailleurs, notamment le travail à temps partiel et une extension de l’indemnisation du chômage. Pour les ménages, il y a certaines suspensions des remboursements de dette, des factures et des paiements d’impôts. Ces mesures sont assez complètes et sont très massives en termes de taille.

Bien sûr, certains pays au sein de la zone euro sont dans une situation budgétaire relativement fragile, l’Italie attirant l’essentiel de l’attention pour l’instant. L’écart de taux entre les obligations publiques à 10 ans de l’Italie relativement et celles de l’Allemagne a commencé à se creuser assez rapidement au début de la crise sanitaire en Italie en raison de la bévue commise par la Présidente de la Banque Centrale Européenne, Christiane Lagarde, qui, plus tôt, avait indiqué que la BCE n’était "pas là pour refermer les spreads".

Heureusement, les actions de la BCE ont rapidement dissipé l’idée qu’elle ne ferait rien. La première réponse fut adoptée à la fin du mois de mars, quand la BCE mit en œuvre son très agressif nouveau Programme d’achats d’urgence pandémique (Pandemic Emergency Purchase Programme), qui est ciblé vers le financement de nouvelles dépenses budgétaires que les pays pourraient subir en conséquence de la pandémie. Le programme est assez important, d’un montant de 750 milliards d’euros, ce qui représente environ 6,5 % du PIB de la zone euro. Cette annonce a certainement eu un puissant effet sur les spreads, puisque les tensions sur les marchés obligataires se sont atténuées au sein de la zone euro.

Mais cette première mesure ne résout pas tous les problèmes et n’apaise pas toutes les inquiétudes concernant l’avenir, étant donné la structure de la dette publique italienne. Certaines inquiétudes relatives à la soutenabilité peuvent émerger si la BCE ou d’autres pays-membres ne se montrent pas capables de joindre leurs efforts pour assurer la soutenabilité budgétaire dans l’ensemble de la zone euro. Premièrement, les contraintes en vigueur sur le montant que la BCE peut investir dans un pays ou sur les types de titres qu’elle peut acheter ont été temporairement allégées. Cela laisse à la banque centrale une certaine marge pour acheter la dette italienne dans des montants massifs si nécessaire.

Mais les inquiétudes relatives à la soutenabilité ne sont pas complètement écartées. La BCE ne peut acheter la dette d’un pays quand elle est insoutenable. Ces questions de plus long terme restent en arrière-plan. Pour les traiter, diverses propositions ont été avancées. Elles visent toutes à fournir une sorte de financement conjoint pour les pays européens en difficulté. Aujourd’hui, c’est l’Italie, étant donné la sévérité de la crise sanitaire qu’elle traverse et la fragilité de ses finances publiques. Ces propositions visent à fournir autant de soutien budgétaire que possible à l’Italie.

Il y a trois principales propositions sur la table, citées ci-dessous selon un ordre croissant de complexité et de résistance politique. Premièrement, une ligne de crédit Covid-19, qui utiliserait le Mécanisme de Européen Stabilité (MES) pour fournir des fonds de longue durée et avec peu de conditionnalité. Deuxièmement, une émission d’obligations conjointe coordonnée à long terme, qui contournerait le Mécanisme Européen de Stabilité et donc éviterait la conditionnalité et qui serait soutenue par la BCE, peut-être avec des garanties conjointes. Troisièmement, un coronabond, qui utiliserait le Mécanisme Européen de Stabilité pour émettre de larges montants d’obligations à long terme déployées selon les besoins pour les dépenses liées au coronavirus.

Cette idée de coronabond fait face aux plus forts obstacles institutionnels et politiques, mais elle reste importante. Elle gagne aussi du terrain. Il y a, je pense, un soutien croissant pour quelque chose qui s’y apparente. Même du côté allemand, où il y a bien sûr toujours une féroce opposition, il y a des signes croissants de soutien en sa faveur. Il y a une prise de conscience que c’est un moment clé pour le projet européen et que, si les pays européens ne sont pas capables de se montrer solidaires à un moment comme celui-ci, où le problème n’a clairement rien à voir avec un aléa moral ou avec un problème d’incitations budgétaires, alors le projet européen recevra un coup sévère qui lui sera peut-être fatal.

Je crains que les responsables européens ne parviennent à s’accord que pour adopter quelque chose qui soit essentiellement symbolique et qui n’ait pas la puissance de feu nécessaire pour s’attaquer réellement aux problèmes budgétaires sous-jacents. Cela ferait de la Banque Centrale Européenne la seule institution en charge de la gestion de la crise au sein de la zone euro, essayant de soutenir les gouvernements individuels.

Enfin, penchons-nous sur les pays en développement, parce que je pense que c’est quelque chose que nous devons garder également en tête. Ces économies subissent d’énormes fuites des capitaux à destination des pays développés. En fait, ces fuites sont sans précédent en termes d’ampleur. Beaucoup de choses sont sans précédent ces jours-ci, et c’en est l’une d’entre elles. Les fuites cumulées de portefeuille sont sans commune mesure avec ce qui s’était produit par le passé, même durant la crise financière mondiale de 2008.

En outre, c’est synchronisé entre tous ces pays et c’est associé à une dépréciation très rapide du dollar américain. Dans plusieurs pays, les emprunteurs souverains ont réduit leur dette en dollar, mais parallèlement, leurs entreprises ont accru leur dette libellée en dollar, si bien qu’il n’est pas certain que globalement les bilans nationaux soient devenus moins dépendants au dollar.

Cela laisse ces pays émergents avec d’amples vulnérabilités de changes (…). Ajoutez à cela le fait que la plupart de ces pays n’ont pas autant de marge de manœuvre pour assouplir leur politique budgétaire que les pays développés, ce qui signifie qu’il y a définitivement besoin d’une assistance financière externe de grande ampleur.

Comme je l’ai dit au début de mes remarques, nous sommes dans une bataille mondiale commune, que ce soit en ce qui concerne la lutte contre la pandémie du coronavirus ou la lutte contre la récession mondiale qu’elle a provoquée. Il est important que nous n’oubliions pas cette partie du monde en développement. Sinon, nous nous retrouverons dans une situation où la crise pandémique fera rage hors de tout contrôle et où la crise économique sera devenue une calamité absolue, tout d’abord en-dehors du monde développé, mais pour ensuite le contaminer.

La Réserve fédérale a déjà fait un premier pas important en étendant les lignes de swap entre la Fed et plusieurs banques autour du monde. Mais il y a un sous-ensemble de pays émergents sans accès à ces lignes de swap. La bonne institution ici est probablement le Fonds Monétaire International. Il doit se lancer dans le vide. Mais le FMI n’a clairement pas la puissance pour le faire seul. Il a besoin que ses ressources financières soient accrues, de façon à ce qu’il puisse émettre des "prêts pandémiques" aux pays en développement en difficulté avec peu ou pas de conditionnalité, mais avec une transparence complète à propos de l’usage de ces nouveaux fonds d’urgence.

Le risque est que les gouvernements des pays développés ne se préoccupent pas assez des crises sanitaires et économiques dans le reste du monde en raison des crises sanitaires et économiques auxquelles ils font déjà face chez eux. Le problème est que, dans la mesure où la pandémie et la récession sont mondiales, la reprise doit l’être également. »

Pierre-Olivier Gourinchas, « Three important questions to answer about global financial stabilization policies amid the coronavirus recession », in Equitable Growth, 20 avril 2020. Traduit par Martin Anota