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Tag - Covid-19

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mardi 28 septembre 2021

Quel impact de la crise du Covid-19 sur le potentiel de l’économie ?

« A mesure que l’économie mondiale poursuit sa reprise de l’impact économique immédiat de l’épidémie de Covid-19, l’attention se tourne de plus en plus vers l’impact à long terme du choc sur le potentiel productif de l’économie. De telles évaluations sont cruciales pour diverses décisions en matière de politique économique. Les projets budgétaires du gouvernement britannique, par exemple, reposent sur l’évaluation de l’Office for Budget Responsibility selon laquelle l’économie du Royaume-Uni restera à long terme 3 % en-deçà de sa trajectoire d’avant-crise (OBR, 2021). Et comme la Réserve fédérale des Etats-Unis et d’autres banques centrales commencent à réduire leur soutien à l’économie, les estimations de la production potentielle et de l’écart de production vont être essentielles pour anticiper les pressions inflationnistes.

Il y a une littérature de plus en plus étoffée étudiant l’impact durable que les chocs conjoncturels peuvent avoir sur le côté de l’offre de l’économie (Cerra et alii, 2020), mais les travaux empiriques ont en tendance à se focaliser sur les seules crises financières comme source de chocs présentant des effets particulièrement durables (Fuentes et Moder, 2021). La crise du Covid-19 n’est pas une crise financière et les pandémies passées peuvent ne pas fournir un guide très utile pour prédire l’impact du Covid en raison des profonds changements dans la structure de l’économie au fil du temps et des différences dans l’échelle même de la pandémie (Bonam et Smădu, 2021). Par conséquent, il n’y a pas d’analogies parfaites sur lesquelles s’appuyer lorsqu’il s’agit d’estimer l’impact à long terme de cette crise.

Dans une récente analyse (Bartholomew et Diggle, 2021), nous nous attaquons à la question en identifiant les divers canaux via lesquels ce choc peut avoir durablement changé le côté de l’offre de l’économie et nous avons évalué comment les réponses des politiques économiques dans divers pays peuvent avoir atténué ou bien exacerbé ces canaux.

Un choc d’offre positif ?

De récentes données sont cohérentes avec une hausse de la productivité agrégée depuis le début de la crise, mais il est difficile de croire que cela reflète une amélioration durable du côté de l’offre de l’économie plutôt qu’un effet de composition qui s’inversera à mesure que l’économie continuera de se rouvrir.

Il y a cependant plusieurs canaux via lesquels l’épidémie de Covid-19 peut avoir durablement amélioré la productivité. Les études comportementales suggèrent que les dépendances au sentier peuvent enfermer les agents dans des comportements sous-optimaux, que de larges chocs peuvent corriger en imposant une ré-optimisation (Larcom et alii, 2017). L’épidémie de Covid-19 peut avoir provoqué une telle ré-optimisation (autour du télétravail, par exemple) et elle peut avoir accéléré l’adoption, la commercialisation et la diffusion de technologies existantes qui permettent de changer les schémas de production et de consommation. Il est aussi possible que le développement de vaccins à ARN messager déclenche une nouvelle vague d’autres innovations dans les sciences de la vie et la médecine qui stimulent la productivité globale des facteurs. Cependant, nous pensons que ces effets ne compensent pas les divers canaux via lesquels l’épidémie de Covid-19 est susceptible de déprimer à jamais le côté de l’offre de l’économie.

Hystérésis sur le marché du travail et perturbations dans l’acquisition de compétences

Les économistes ont depuis longtemps noté que les récessions peuvent avoir des effets cicatrices durables sur le marché du travail (Blanchard et Summers, 1986). En particulier, les périodes de chômage sont associées à une érosion des compétences, une perte de contact avec le marché du travail, de la stigmatisation et une tendance des travailleurs à accepter des emplois qui ne leur conviennent pas. Toutes ces tendances pèsent sur l’offre de travail et sur l’efficacité.

L’impact du choc initial du Covid sur les marchés du travail à travers le monde a dépendu des institutions du marché du travail, très différents d’un pays à l’autre. Aux Etats-Unis, l’allongement de l’indemnisation du chômage a permis de soutenir les revenus des ménages malgré la hausse du chômage, tandis que les mécanismes de chômage partiel ont permis en Europe de largement maintenir le lien à l’emploi malgré l’effondrement des heures travaillées. Tout cela fait que les expériences à long terme seront différentes d’un pays à l’autre : les pays qui ont connu un chômage plus élevé sont davantage susceptibles de souffrir d’une baisse durable des taux d’activité, mais aussi de jouir d’une réallocation plus efficace de la main-d’œuvre.

La crise est aussi susceptible de peser plus fortement sur la formation des compétences que ne le font les récessions typiques. Le nombre élevé d’heures d’éducation perdues avec les fermetures aura bien endommagé l’accumulation de capital humain (Burgess et Sievertsen 2020). Il y a de la marge pour rattraper les retards d’apprentissage pour les plus jeunes enfants, mais les enfants plus âgés et les adultes entrant dans le monde de travail peuvent avoir définitivement perdu en apprentissage.

En effet, il est bien établi que les récessions entraînent une destruction de capital humain spécifique aux entreprises (Fujira et alii, 2020) et que les cohortes entrant sur le marché du travail durant une récession tendent à souffrir de pertes durables en termes de salaires. La cohorte actuelle est particulièrement susceptible d’être pénalisée dans son accumulation de capital humain spécifique aux entreprises en raison de la faiblesse du marché du travail et du télétravail, qui complique certaines formes d’acquisition de savoir spécifique aux firmes.

Un effet cicatrice sur les croyances

L’expérience d’un large choc négatif peut avoir un impact durable sur les croyances des entreprises. Une telle "cicatrice sur les croyances" peut amener les individus à prendre systématiquement moins de risque dans leurs décisions en matière de finance et d’allocation de portefeuille (Malmendier et Nagel, 2009) et peut être associée à une épargne désirée durablement plus élevée et à un moindre investissement désiré, ce qui se traduit par des dommages économiques permanents (Kozlowski et alii, 2020).

Les taux d’épargne des ménages ont significativement augmenté depuis le début de la crise, bien qu’il ne soit pas encore certain à quel point cette hausse sera durable à la lumière des changements dans les bilans des gouvernements (Bilbiie et alii, 2021). Il est également plausible que, dans les pays avec le plus ample soutien en termes de politique économique, les ménages et les entreprises s’attendront désormais à ce que l’Etat soutienne davantage le revenu lors des prochaines récessions, si bien qu’ils réduiront en conséquence leur épargne.

La zombification

La crise peut aussi entraîner une multiplication des "firmes zombies", c’est-à-dire d’entreprises non profitables avec une faible valorisation boursière et des difficultés à rembourser leur dette. Il semble y avoir un effet de cliquet sur la quantité de telles firmes, leur nombre augmentant durant les récessions, mais peu d’éléments empiriques suggèrent que ce processus s’inverse durant les reprises (Banerjee et Hoffman, 2018). L’essor de telles entreprises peut peser sur la productivité via les effets de congestion, freinant la réallocation du capital vers des usages plus productifs.

Etant donné les divers dispositifs d’urgence fournis par les autorités durant la pandémie (notamment les baisses de taux d’intérêt et plus généralement un assouplissement des conditions de financement, des facilités de liquidité d’urgence et une tolérance réglementaire), cette crise peut avoir créé bien plus de firmes zombies. Par exemple, l’Institut der Deutschen Wirtschaft à Cologne estime qu’il y a 4.300 firmes zombies supplémentaires en Allemagne du fait du relâchement des lois de faillite (Röhl, 2020).

Dans l’ensemble, le soutien par le gouvernement a probablement stoppé beaucoup plus d’entreprises potentiellement viables de s’écrouler lors de l’écroulement initial de la demande au début de la pandémie qu’il n’a suscité de nouvelles firmes zombies. Cependant, à mesure que l’économie poursuit sa reprise et se réoriente au gré des changements dans les habitudes de production et de consommation, il est important que les ressources puissent être réallouées et que des politiques encouragent et non empêchent ce processus.

L’erreur de politique économique

La meilleure façon de s’assurer que les ressources se réallouent efficacement consiste peut-être à maintenir les politiques conjoncturelle accommodantes, en tolérant des périodes d’inflation supérieure à la cible (Guerrieri et alii, 2021). En effet, une stimulation insuffisante de la demande globale est le plus gros risque pesant sur la reprise post-pandémique la source la plus probable de dommages durables occasionnés sur le côté de l’offre de l’économie. Une erreur de politique économique de ce genre a été responsable de la lenteur de la croissance économique suite à la crise financière mondiale et il est facile d’imaginer que les mêmes erreurs puissent être répétées. (…)

Quantifions les dommages

Si nous rassemblons tout cela, notre estimation centrale est que l’épidémie de Covid-19 a amputé de façon permanente la production mondiale de l’équivalent de 3 % du PIB. C’est un tiers de la taille des dommages en niveau observés après la crise financière mondiale.

GRAPHIQUE PIB mondial (en indices, base 100 au pic d'activité)

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GRAPHIQUE Pertes en production à long terme selon les pays

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Il y a des différences significatives d’un pays à l’autre dans le degré de dommages à long terme, dépendant de la sévérité de la crise sanitaire, de la taille et de la conception des réponses des politiques économiques et de la structure des marchés du travail. Cela signifie de plus lourds dommages pour la trajectoire du PIB à long terme pour la zone euro, l’Inde et le Brésil et de moindres dommages pour la Chine et les Etats-Unis. (...) »

Luke Bartholomew & Paul Diggle, « The lasting impact of the Covid crisis on economic potential », 21 septembre 2021. Traduit par Martin Anota



« Quelles cicatrices l'économie gardera-t-elle de la pandémie ? »

« Quel sera l’impact économique de la pandémie à moyen terme ? »

« Booms, crises et reprises : n’est-il pas temps de changer de paradigme ? »

« Pourquoi les reprises sont-elles lentes après les crises financières ? »

« Les chocs de demande ont des effets permanents »

lundi 16 août 2021

Quelles sont les meilleures mesures pour combattre l’épidémie de Covid-19 ?

« (…) Dans le contexte de vagues récurrentes d’infections au coronavirus et de mesures visant à les contenir, la littérature commence à tirer des leçons des différentes politiques mises en œuvre. Dans cette colonne, nous en tirons cinq, tout en soulignant qu’il est difficile de démêler les effets des différentes mesures, notamment celles de confinement, dans la mesure où elles ont été à l’œuvre simultanément ou en suivant la même séquence d’un pays à l’autre.

Leçon n° 1 : Un confinement plus strict et adopté tôt semble plus efficace pour contenir une vague épidémique, même si l’importance des autres mesures sanitaires ne doit pas être minimisée.

Des confinements sont d’autant plus efficaces pour réduire le nombre d’infections qu’ils sont stricts et adoptés tôt (c’est-à-dire quand le nombre d’infections est faible). Selon les constats empiriques du FMI (2020), le nombre d’infections a été significativement plus faible dans les pays qui ont adopté tôt des confinements. En outre, un confinement plus strict a un effet immédiat sur la réduction des infections ; sinon, l’effet est non significatif. D’autres études empiriques portant sur des données américaines (Demirguc-Kunt et alii, 2020) ou européennes (Dave et alii, 2021b) confirment ces résultats.

Les modèles théoriques confirment qu’un confinement réduit d’autant plus l’impact économique et le nombre de décès de la pandémie qu’il est strict et adopté tôt. Alvarez et alii concluent qu’il est optimal de mettre en œuvre un confinement strict pendant les deux semaines qui suivent les premiers cas de Covid-19. D’autres modèles aboutissent à cette conclusion dans les littératures médicale (Buckman et alii, 2020 ; Vinceti et alii, 2020) et économique (Eichenbaum et alii, 2020 ; Farboodi et alii, 2021). Cependant, cela n’implique pas qu’il ne serait pas nécessaire de reconfiner après. Caulkins et alii (2021) montrent qu’il peut être optimal d’avoir deux ou trois périodes de confinement distinctes, selon les préférences locales en ce qui concerne les impacts sanitaire et économique.

Diverses études ont aussi souligné les bénéfices des mesures sanitaires basées sur le testing en masse, l’usage généralisé des masques et le traçage. Summers et alii (2020), Shaw et alii (2020) et Yalaman et alii (2021) montrent l’efficacité des stratégies des pays asiatiques, basées sur (i) l’introduction tôt et massive du traçage aux frontières, (ii) un processus strict d’isolation des cas suspects et des porteurs du virus, (iii) l’usage des nouvelles technologies pour un traçage efficace des contacts et (iv) l’usage généralisé des masques. L’obligation du port du masque réduit le nombre d’infections de 25 % à 40 % (Mitze et alii, 2020 ; Krishnamachari et alii, 2021 ; Chernozhukov et alii, 2021). Les masques ne font pas qu’empêcher la transmission virale ; ils réduisent aussi l’exposition aux environnements froids (Bubbico et alii, 2021). Ces mesures sanitaires sont plus efficaces, cependant, si elles sont combinées avec la distanciation physique (Firth et alii, 2020 ; Ando et alii, 2021) et si la population fait preuve d’un important sens civique (Barrios et alii, 2021). En ce qui concerne le traçage, Atkeson et alii (2020) constatent que les bénéfices économiques des programmes de traçage rapide excèdent leurs coûts d’un rapport de 4 à 15. Mais alors que la plupart des études soulignent un effet positif du traçage de masse (Brotherhood et alii, 2020 ; Hellmann et Thiele, 2020 ; Su et alii, 2021), Acemoglu et alii (2020b) font part d’un impact ambigu dans la mesure où le traçage amène la population à moins réduire ses interactions physiques, ce qui accélère la propagation par les personnes contaminées qui n’ont pas été détectées.

Leçon n° 2 : Une analyse coûts-bénéfices des différentes mesures est économétriquement complexe et elle peut souffrir d’hétérogénéités, mais elle tend à montrer l’efficacité de l’annulation des événements publics pour contenir les infections. L’impact négatif de telles mesures, notamment sur les inégalités et le capital humain, peut aussi être souligné.

Il est complexe de démêler l’impact marginal des différentes mesures, dans la mesure où ces dernières ont généralement été adoptées simultanément ou selon la même séquence (Hsiang et alii, 2020), avec la faible qualité des infections constituant un défi supplémentaire (Bonacini et alii, 2021). Des études ont néanmoins cherché à estimer leur impact marginal. Parmi elles, celle de Deb et alii (2020) estime non seulement leurs bénéfices sanitaires, c’est-à-dire dans quelle proportion elles ralentissent la propagation du virus, mais aussi leurs coûts économiques. Elle constate que la fermeture des lieux de travail est efficace pour réduire les infections, mais qu’elle est aussi la moins coûteuse en termes d’impact économique. Ils notent aussi que les fermetures d’écoles et de transport public ont un coût économique élevé, mais un effet limité sur l’épidémie. Finalement, les auteurs constatent que les restrictions aux déplacements internationaux et, dans une moindre mesure, la limitation de la taille des rassemblements et l’annulation des événements publics présentent les ratios bénéfices sur coûts les plus élevés.

L’impact de telles mesures reste, cependant, très débattu. (…) Les estimations des bénéfices sanitaires des différentes mesures varient d’une étude à l’autre. (…) Un consensus semble cependant émerger sur le fort impact de l’annulation des événements publics et sur le faible impact des fermetures du transport public et des entreprises non essentielles. Concernant ces dernières, Song et alii (2021) estiment qu’elles ont significativement protégé les travailleurs dans ce secteur, mais cela s’est traduit par un chômage plus élevé (Sjoquist et Wheeler, 2021). Des études soulignent les bénéfices d’une fermeture alternative plus ciblée pour les endroits propices aux contacts comme les restaurants, les salles de sport et les bars (Courtemanche et alii, 2020 ; Chang et alii, 2021).

Les études mettent aussi en avant des hétérogénéités associées à la durée, aux facteurs géographiques et à l’efficacité du gouvernement. Li et alii (2021) constatent que l’impact dépend de l’horizon temporel avec par exemple les restrictions aux déplacements internationaux efficaces après sept jours, mais non après 28 jours. Burlig et alii (2021) modélisent un même impact non linéaire dans le temps pour les interdictions aux déplacements domestiques. Plus généralement, Bakker et Goncalves (2021) montrent que l’impact des mesures sur les infections décline au cours du temps. En ce qui concerne les hétérogénéités géographiques, Russell et alii (2021) montrent que les restrictions aux déplacements internationaux peuvent avoir peu d’impact sur la pandémie sauf dans les pays avec une faible incidence du Covid-19 et un nombre élevé d’arrivées en provenance de l’étranger. Bennet (2021) montre une efficacité significative des mesures de confinement dans les pays à haut revenu, mais non significative dans les pays à faible revenu, tandis que Becchetti et alii (2020) les jugent plus efficaces dans les zones très polluées. Pan et alii (2020) rapportent aussi des hétérogénéités associées à la composition ethnique et la pauvreté. Finalement, Bakker et Goncalves (2021) trouvent que les mesures ont été plus efficaces dans les pays avec des gouvernements plus efficaces.

Qu’importe leur impact individuel, cependant, la plupart des études convergent sur leur efficacité combinée, même si la distanciation physique volontaire réduit aussi naturellement les infections. Flaxman et alii (2020) estiment que les confinements complets (une combinaison de fermetures d’établissements de travail et d’écoles, d’annulation d’événements publics, d’ordres à rester chez soi et de limitation de la taille des rassemblements) en Europe ont réduit le taux de reproduction de 80 %. Santeramo et alii (2021) pour l’Italie et Ferguson et alii (2020) pour le Royaume-Uni et les Etats-Unis aboutissent à la même conclusion. Le comportement de distanciation physique adopté spontanément par la population expliquerait cependant une part de la réduction des infections. Agrawal et alii (2021) et Berry et alii (2021) échouent à trouver que les lieux qui ont mis en œuvre les confinements plus tôt ou plus longtemps ont une moindre surmortalité, tandis que Singh et alii (2021) ne décèlent qu’un effet modeste. Dans la même veine, des études ont montré que les mesures de confinement représentent une part relativement faible du changement dans les comportements des individus (Gupta et alii, 2020b ; Cronin et Evans, 2020).

En plus d’un impact économique négatif à court terme, des mesures plus strictes peuvent entraîner des effets nuisibles à long terme sur les inégalités, la santé mentale et le capital humain. L’impact du confinement est disproportionné sur les groupes vulnérables comme les travailleurs peu qualifiés (Cajner et alii, 2020), dont les emplois sont moins susceptibles d’être réalisés à distance (Dingel et Nieman 2020). Les fermetures d’écoles et le manque d’accès aux soins de santé fiables pesé sur les jeunes parents (Papanikolaou et Schmidt 2020) et notamment les femmes (Del Boca et alii, 2020 ; Albanesi et Kim 2021). Cela a même été observé parmi les universitaires : les femmes, en particulier celles qui ont des enfants, rapportent une réduction disproportionnée du temps dédié à la recherche relativement aux autres (Deryugina et alii, 2021). A plus long terme, les destructions d’emplois peuvent avoir des effets d’hystérèse avec les travailleurs se retrouvant au chômage de long terme. En outre à cette destruction immédiate de capital humain, les fermetures d’école peuvent aussi peser sur la capacité des générations futures à accumuler du capital humain (Fuchs-Schündeln et alii, 2021). Les mesures d’isolement telles que les ordres à rester chez soi affectent aussi la santé mentale (Béland et alii, 2020b ; Sibley et alii, 2020). Finalement, l’effet agrégé sur la mortalité peut être plus ambigu. Mulligan (2020) et Faust et alii (2021) montrent que la pandémie et la récession qui lui est associée peuvent mener à une hausse significative du nombre de morts par suicide, abus de drogue et meurtres, en particulier parmi les populations désavantagées (Chen et alii, 2020b ; Krieger et alii, 2020). Lin et alii (2021) montrent aussi que dans les pays à faible revenu, les récessions venant avec les confinements accroissent la mortalité infantile, menant à un arbitrage intergénérationnel avec les morts associées au coronavirus évitées essentiellement pour les seniors.

Leçon n° 3 : Alors qu’aucun consensus n’a émergé sur le ciblage géographique, divers modèles conseillent de différencier les restrictions selon l’âge et le type d’emplois. En Europe, des études mettent en avant les bénéfices d’une approche coordonnée dans la mise en œuvre et le relâchement d’un confinement.

Le ciblage semble a priori pertinent. Des études ont montré un impact hétérogène en fonction de la densité de population (Dave et alii, 2021b), de l’âge et du ratio qui influencent tout particulièrement le taux de mortalité (Levin et alii, 2020 ; Bürgi et Gorgulu, 2020) et des catégories de travailleurs (Akbarpour et alii, 2020).

Plusieurs modèles théoriques préconisent des mesures ciblées sur les seniors et les salariés dont l’emploi peut être réalisé à distance. Acemoglu et alii (2020a), Alon et alii (2020) et Gollier (2020) concluent qu’appliquer des mesures plus strictes pour les personnes âgées de 65 ans ou plus réduit le coût économique du confinement, tout en en maximisant les bénéfices sanitaires. En se focalisant sur les morts et l’occupation des lits en soins intensifs, Ferguson et alii (2020) estiment que la distanciation physique pour les seules personnes âgées de 70 ans ou plus a deux ou trois fois plus d’effet que la distanciation physique pour l’ensemble de la population. En outre, Aum et alii (2020) montrent que le confinement des seuls salariés dont l’emploi peut être réalisé à distance réduit de moitié le coût économique relativement à une situation où tous les travailleurs doivent rester à la maison, pour les mêmes bénéfices sanitaires. Une autre possibilité est l’adoption de créneaux alternés dans les entreprises et écoles pour réduire les interactions physiques (Akbarpour et alii, 2020). Un contre-argument, cependant, vient d’études telles que celle de Checo et alii (2021) : ces derniers constatent que les mesures ciblées ont un coût macroéconomique plus élevé dans la mesure où elles restent en place plus longtemps. Un autre contre-argument est donné par Singh et alii (2021) : ces derniers constatent empiriquement que seules des mesures portant sur l’ensemble de la population ont un impact statistiquement significatif.

La littérature fournit des résultats mitigés en ce qui concerne le ciblage géographique. Li et alii (2020) et Lin et Meissner (2020) concluent que les confinements locaux ont un impact limité sur la propagation du virus. Dave et alii (2021c) mettent en avant des preuves empiriques d’effets de débordement des ordres à rester chez soi. A l’opposé, Fang et alii (2020) montrent empiriquement comment le confinement de 63 villes en Hubei a efficacement contenu la propagation à travers la Chine. Depuis une perspective plus théorique, le modèle de Fajgelbaum et alii (2020) suggère que des mesures strictes appliquées à une sélection de quartiers dans une grande métropole peuvent être aussi efficaces qu’un confinement généralisé tout en réduisant significativement l’impact économique. De même, dans un modèle séparant les villes du reste du pays, Bisin et Moro (2021) suggèrent que le confinement d’une ville ne conduit pas à ce qu’une fraction plus large de la population soit infectée que dans le cas d’un confinement général. Finalement, Crucini et O'Flaherty (2020) suggèrent que les restrictions locales sont optimales dans une union budgétaire, comme une mesure nationale serait trop restrictive pour les zones moyennement infectées, en pesant excessivement sur l’activité économique locale.

Au niveau européen, certaines études montrent les bénéfices d’une approche coordonnée non seulement lors de l’instauration de confinements, mais aussi lors de leur retrait. Ash (2020) estime que les relâcher ensemble retarderait la résurgence du virus de cinq semaines. Symétriquement, elle montre qu’une mise en œuvre coordonnée de confinements à travers l’Europe a un impact plus fort sur les infections, en phase avec les constats de Ruktanonchai et alii (2020). C’est particulièrement dû aux forts effets de débordement sanitaires à travers l’Europe (Costa-i-Font, 2020).

Leçon n° 4 : Même en l’absence de mesures de confinement, la propagation du virus affecte l’activité économique en raison de l’adoption spontanée de comportements de distanciation physique. Il ne faut donc pas exagérer l’impact négatif de ces mesures.

Les pays avec les mesures de confinement les plus fortes ont connu les plus amples contractions du PIB. Cette relation reste valide pour d’autres indicateurs macroéconomiques, tels que la consommation des ménages (Baker et alii, 2020b ; Carvalho et alii, 2020), l’emploi (Béland et alii, 2020a ; Schotte et alii, 2021) ou la production industrielle (Deb et alii, 2020). Des modèles théoriques soutiennent une telle corrélation (par exemple, Baqaee et Farhi, 2020).

Cependant, même en l’absence de mesures de confinement, la propagation du virus affecte l’activité économique. La distanciation physique volontaire a un impact majeur sur l’activité, ainsi que l’incertitude (Baker et alii, 2020a) et la détérioration des perspectives économiques (Baek et alii, 2020). Les études (…) estiment que les mesures de confinement contribuent de 10 % à 60 % de l’impact économique total de l’épidémie de Covid-19. La littérature présente beaucoup d’éléments empiriques suggérant que les pandémies ont un impact en l’absence de confinements. Chetty et alii (2020) notent une contraction de l’activité avant le début des confinements aux Etats-Unis. Rojas et alii (2020) et Kahn et alii (2020) observent que l’essor des demandes d’allocations chômage a été homogène dans l’ensemble des Etats-Unis, malgré les différences des mesures adoptées au niveau local. En creusant davantage, Chen et alii (2020a) et Berry et alii (2021) ne trouvent aucun élément empirique robuste suggérant un effet significatif des mesures de confinement sur l’activité économique.

Les études focalisées sur la grippe espagnole tendent aussi à ne pas trouver d’effets significatifs des confinements sur l’activité économique, que ce soit à court terme ou à moyen terme. Certaines études ont mis en évidence un impact économique de la grippe espagnole au niveau local (Dahl et alii, 2020) ou au niveau global (Barro et alii, 2020) ; à l’inverse, Velde (2020) attribue la contraction de l’activité à l’incertitude entourant la fin de la Première Guerre mondiale. A partir de données américaines, Correia et alii (2020) et Bodenhorn (2020) ne trouvent pas d’éléments empiriques suggérant un impact économique significatif des confinements à court terme, tandis que Lilley et alii (2020) et Chapelle (2020) font le même constat concernant la croissance du PIB à moyen terme. De tels résultats doivent toutefois être pris avec prudence dans la mesure où les données restent de mauvaise qualité et où les mesures de confinement qui ont été adoptées à l’époque étaient bien moins strictes que celles adoptées aujourd’hui (Beach et alii).

Leçon n° 5 : Il ne faut relâcher un confinement que graduellement, même durant le déploiement de vaccins, dans la mesure où l’absence de résurgence épidémique tient à de rigoureuses mesures sanitaires.

Le confinement doit être relâché graduellement et, là où c’est possible, différemment selon l’âge et le secteur. La gradualité est particulièrement importante si l’immunité collective n’a pas été atteinte (Toda, 2020). Dave et alii (2021d) et Singh et alii (2021) ont toutefois montré la persistance de l’adhérence des individus au comportement pandémique, ce qui suggère que même une réouverture rapide et généralisée peut avoir un faible impact sur la mobilité ou l’activité économique. Les effets des restrictions et des réouvertures peuvent donc être asymétriques selon la phase de la pandémie (Dave et alii, 2021a) avec, par exemple, un rôle plus petit pour les chocs d’information et une plus faible demande pour les comportements d’atténuation dans la période ultérieure de la pandémie. En outre, Favero et alii (2020) conseillent de relâcher différemment selon les groupes d’âge et les secteurs pour accélérer la reprise. Baqaee et alii (2020) et Chang et alii (2021) appellent aussi à un maintien des restrictions pour les lieux "super-propagateurs" (par exemple, les restaurants, les salles de sport, les bars) et les grands rassemblements publics.

Une fois que les confinements sont relâchés, les études montrent l’importance des mesures sanitaires pour limiter la propagation du virus même durant le déploiement du vaccin. Renardy et alii (2020) estiment que retarder la réouverture ne réduit pas la magnitude de la vague d’infections suivantes, mais ne fait que la retarder ; par contre, réduire les niveaux d’interactions physiques retarde et réduit cette vague. Courtemanche et alii (2021) montrent aussi que la réouverture des écoles au milieu d’une vague épidémique avec des règles de distanciation physique superficielles a particulièrement accéléré la diffusion de l’épidémie de Covid-19, un résultat qui va dans le sens d’autres études montrant que les réouvertures d’écoles ont de modestes effets sur le nombre d’infections si elles sont associées à des mesures sanitaires (Bravata et alii, 2021 ; Goldhaber et alii, 2021). Finalement, le modèle de Cot et alii (2021) trouve que les seules vaccinations ne suffisent pas et que les mesures de distanciation physique strictes sont toujours nécessaires tant que l’immunité collective n’est pas atteinte. Agarwal et alii (2021) trouvent aussi que le relâchement des restrictions durant le déploiement d’un vaccin a significativement accru la mortalité.

Alors que la vaccination réduit le nombre d’infections et de cas graves, lutter contre l’hésitation vaccinale peut être clé pour atteindre l’immunité collective, ce qui nécessite certaines politiques. Les campagnes de vaccinations à grande échelle se sont révélées efficaces pour limiter la propagation du virus et surtout le nombre de cas graves (Moghadas et alii, 2021). Cependant, il est crucial de susciter de la confiance pour atteindre un niveau suffisant d’immunité dans la population (Dror et alii, 2020 ; Harrison et Wu 2020). (...) »

Jean-Charles Bricongne et Baptiste Meunier, « The best policies to fight pandemics: Five lessons from the literature so far », 10 août 2021. Traduit par Martin Anota



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lundi 5 avril 2021

L’« excès d’épargne » n’est pas excessif

« Comment l’économie américaine émergera-t-elle de l’actuelle pandémie de Covid-19 ? Va-t-elle avoir des difficultés à revenir aux niveaux antérieurs d’emploi et d’activité ou va-t-elle vite rebondir une fois les vaccinations généralisées à l’ensemble de la population et les Américains rassurés à l’idée de voyager et de manger dehors ? Une partie des réponses à ces questions tient à ce qui va se passer pour l'ample "excès d'épargne" que les ménages américains ont accumulé depuis mars 2020. Selon la plupart des estimations, cette épargne représente environ 1.600 milliards de dollars. Certains économistes, notamment Olivier Blanchard (2021), ont exprimé leurs inquiétudes à l’idée que, si une fraction considérable de ces fonds accumulés était immédiatement dépensée aussitôt l’économie rouverte, l’afflux de demande qui en résulterait se révélerait déstabilisateur. Ce billet affirme que cette épargne n’est pas excessive, lorsqu’on la considère au regard des interventions sans précédent du gouvernement au cours de l’année passée pour soutenir les ménages et qu’il est improbable qu’elle génère une explosion de la demande post-pandémique.

GRAPHIQUE Epargne personnelle dégagée chaque mois aux Etats-Unis (en milliards de dollars)

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Il est simple de calculer l’excès d’épargne : c’est le montant cumulé d’épargne personnelle durant la pandémie qui excède la trajectoire contrefactuelle sans épidémie de Covid-19. Comme l’indique la courbe bleue sur le graphique ci-dessus, l’épargne personnelle a été élevée depuis fin mars 2020. La ligne rouge représente un scénario contrefactuel plausible, dans lequel le taux d’épargne à partir du revenu disponible est constant et égal au niveau qu’il atteignait avant la pandémie (7,3 %), alors que le revenu personnel disponible croît à son rythme moyen au cours des vingt dernières années (3,5 %). L’excès d’épargne est représenté par la zone entre les deux lignes. Selon ce calcul, il représentait 1.600 milliards de dollars à la date de décembre 2020. Différentes hypothèses plausibles de l’évolution contrefactuelle de l’épargne personnelle en l’absence de pandémie amènent à des chiffres qui sont très proches de cette estimation.

D’où vient cet excès d’épargne ? Il y a manifestement trois facteurs sous-jacents. Premièrement, beaucoup d’Américains ont pu garder leur emploi et leur revenu l’année dernière. Cependant, ils n’ont pas dépensé autant qu’ils ne l’auraient fait en l’absence de la pandémie, parce qu’à cause de cette dernière ils ne sont pas allés au restaurant ou n’ont pas pris de vacances. L’accroissement des achats de fournitures, électronique et autres biens n’a compensé qu’en partie cette chute des achats de services. Par conséquent, la consommation globale a chuté pour plusieurs ménages, même si leur revenu est resté plus ou moins intact. Deuxièmement, à partir de la réponse d’urgence adoptée début mars et le subséquent CARES Act, le gouvernement est intervenu pour remplacer une partie du revenu perdu, en particulier pour les travailleurs dans les secteurs les plus touchés par la pandémie. Une partie de ce soutien des revenus a été dépensée pour permettre aux ménages de continuer de subvenir à leurs besoins, mais il ne l’a pas été en totalité. Troisièmement, il est possible que les ménages aient décidé d’épargner plus que d’habitude par précaution, étant donné la forte incertitude à propos de leurs emplois et de la santé future de l’économie.

Qu’importe la raison précise, il ne fait aucun doute que les ménages ont plus épargné l’année passée qu’ils ne l’auraient fait dans un monde sans pandémie. Mais y a-t-il quelque chose d’"excessif" à propos de l’épargne qu’ils ont ainsi accumulée ? Cette épargne est-elle vraiment si différente des 130 milliards de valeur nette que les ménages américains détiennent déjà qu’ils risqueraient à la dépenser plus vite qu’avec les autres composantes de leur richesse ? Il y a au moins trois raisons de penser que la réponse à cette question est non.

Tout d'abord, l’excès d’épargne est la contrepartie comptable du supplément de dette publique. Selon les principes de la comptabilité nationale, le flux d’épargne privée (par les ménages et les entreprises) doit être canalisé vers l’un des trois usages suivants : il peut financer l’investissement, être prêté à l’étranger ou être prêté au gouvernement. En 2020, le gouvernement américain a dépensé pratiquement 2.000 milliards de dollars pour combattre la récession provoquée par l’épidémie de Covid-19 et l’essentiel de ces dépenses a été financé par endettement. Les 1.600 milliards d’"excès d’épargne" constituent la contrepartie comptable de l’emprunt du gouvernement.

Comme c’est souvent le cas avec les identités comptables, cette observation n’a que des implications économiques limitées. Elle ne révèle pas pourquoi les ménages ont accumulé un "excès d’épargne", ni s’ils vont le dépenser une fois l’économie pleinement rouverte. Néanmoins, cela nous aide à le considérer sous un autre éclairage, non pas comme une ressource supplémentaire prête à être dépensée, mais comme le revers d’un effort budgétaire extraordinaire pour combattre la pandémie de Covid-19.

Ensuite, l’excès d’épargne est principalement détenu par… les épargnants. L’une des raisons pour lesquelles les économistes n’associent pas la hausse exceptionnelle de la dette publique observée l’année dernière à une explosion imminente de la demande agrégée (même s’ils peuvent s’inquiéter à son propos pour d’autres raisons) est l’idée que la dette publique est une dette que les citoyens se doivent à eux-mêmes. En tant que telle, elle ne représente pas une "richesse nette" qui est déjà dépensée. Dans le langage des économistes, cette idée est connue sous le nom d’équivalence ricardienne. Selon cette proposition, les transferts publics financés avec la dette publique n’affectent pas la consommation parce que les ménages les épargnent pour payer la hausse des impôts qui sera en définitive nécessaire pour rembourser cette dette. Si l’équivalence ricardienne est vérifiée, la propension marginale à consommer les transferts financés par endettement sera nulle et l’épargne résultante ne sera jamais dépensée.

L’équivalence ricardienne est le genre de repère théorique que les économistes adorent, mais elle n’est pas clairement vérifiée en pratique. En fait, beaucoup de ménages américains ont dépensé une part significative des chèques qu’ils ont reçus et des autres soutiens au revenu qu’ils ont reçus durant la pandémie. Selon les estimations disponibles, cette part est d’environ un tiers en moyenne. Le reste a été utilisé pour rembourser la dette (également d’environ un tiers) ou sinon épargné. Il est difficile de savoir précisément qui détient cette épargne, mais il semble raisonnable de supposer que ce sont des individus ou ménages avec un matelas dans leur budget et dont les décisions en matière de consommation sont par conséquent moins sensibles à leurs conditions économiques immédiates. C’est ce qui leur permet d’épargner une partie du soutien budgétaire qu’ils ont reçu. Selon la théorie économique, ces épargnants sont davantage susceptibles d’être ricardiens et donc de continuer à détenir cette épargne. Bien sûr, leurs conditions économiques peuvent changer à l’avenir et ils peuvent se retrouver dans la nécessité de dépenser ces ressources accumulées, mais la fin de la pandémie risque peu d’amener ces épargnants à consommer immédiatement. Et à mesure que les conditions agrégées s’améliorent, de moins en moins de ménages font face à des difficultés financières.

Enfin, il est improbable que l’excès d’épargne déclenche une demande de rattrapage pour les services. L’une des choses que l’on peut penser au terme de nos précédents propos est qu’une partie de l’"excès d’épargne" peut s’expliquer par un manque d’opportunités de dépenses dans les secteurs de l’économie les plus affectés par le virus, notamment les voyages et le divertissement. Si c’est exact, une partie de ces dépenses perdues peuvent se matérialiser une fois que ces secteurs seront pleinement rouverts.

A quel point cette demande de "rattrapage" sera importante ? D’un côté, il y a peu de doute que beaucoup de consommateurs vont s’offrir des repas au restaurant supplémentaires et peut-être des vacances prolongées après une si longue période où ils n’ont pas pu s’en offrir. D’un autre côté, il y a une limite à l’ampleur de ces repas et vacances supplémentaires. Pour savoir dans quelle mesure cette demande de rattrapage découlera de l’"excès d’épargne" accumulé durant la pandémie, rappelons que les estimations disponibles de la propension à consommer les transferts du CARES Act est d’environ un tiers. Cela signifie que le ménage moyen dépense environ 33 centimes pour chaque dollar reçu en transferts directs. Cette estimation concorde avec celles tirées des précédents transferts de ce genre, par exemple les Economic Stimulus Payments de 2008. Par conséquent, la pandémie ne semble pas avoir substantiellement limité la capacité des ménages à dépenser le soutien budgétaire qu’ils ont reçu.

L’une des conclusions que l’on peut tirer de ces trois considérations est que, malgré son importance par rapport aux normes historiques, l’épargne accumulée par les ménages américains n’apparaît pas "excessive" lorsqu’on la considère au regard des besoins extraordinaires que beaucoup de ménages américains présentent et de l’intervention publique sans précédent pour les soutenir. Il est certainement possible que les ménages utiliseront une partie de cette épargne pour se payer un supplément de voyages et de divertissement une fois le cauchemar de la pandémie derrière nous, mais notre conclusion est que la stimulation des dépenses qui en résultera sera très limitée. Cette conclusion n’exclut pas une forte reprise de l’activité économique suite au choc du virus. Elle implique seulement que la dépense de cet excès d’épargne n’en sera pas l’un des principaux moteurs. »

Florin Bilbiie, Gauti Eggertsson, Giorgio Primiceri et Andrea Tambalotti, « "Excess savings" are not excessive », in Federal Reserve Bank of New York, Liberty Street (blog), 5 avril 2021. Traduit par Martin Anota

lundi 15 mars 2021

Quelles pourraient être les implications économiques d’une pandémie de Covid-19 persistante ?

« Quand la crise de la Covid-19 a éclaté au début de l’année 2020, beaucoup d’économistes qui ont cherché à en prévoir l’impact supposaient qu’il s'agissait d'un choc temporaire et qu'il serait suivi à un moment ou à un autre par un retour proche du statu quo. Les opinions ont depuis bien changé en ce qui concerne le temps qu’il faudrait pour produire des vaccins et l’ampleur des potentielles cicatrices économiques, mais, jusqu’à ces tout derniers mois, peu en-dehors des professionnels de la santé publique ont sérieusement considéré la possibilité que la pandémie puisse durer à grande échelle.

L’émergence de nouveaux variants du SARS-CoV-2, le virus qui provoque la Covid-19, a rendu cette hypothèse d'un retour à la normale moins réaliste. Même s’ils n’apparaissent pas comme les plus probables, les pires scénarii ne peuvent plus être exclus. (…) Si l’épidémie de Covid-19 dure et continue de menacer des vies, deux scénarii semblent alors se dessiner. Le premier est celui de vagues récurrentes d’infections, amenant les gouvernements à osciller entre renforcement et assouplissement des mesures sanitaires en réponse aux accélérations et ralentissements des contaminations. Le second est un scénario "zéro Covid" : des politiques de confinement strictes ou soutenues au départ, suivies par des mesures sanitaires plus souples, combinées à un traçage et testing systématiques pour maintenir les infections à un très faible niveau par la suite. Alors que les analyses empiriques suggèrent que ce second scénario mènerait à de moins coûts humains et économiques à long terme, les réalités géographiques, humaines et politiques au sein des pays ou entre eux font que ce second scénario est peu probable, du moins dans le cas d’économies à forte densité démographique, ouvertes, étroitement intégrées, telles que les économies européennes. Pour cette raison, ce billet se focalise sur les implications du premier scénario.

Nous voyons trois principales implications d’un scénario d’épidémies récurrentes. La première est celle de restrictions durables aux frontières, dans la mesure où les pays cherchent à se protéger des infections dans le reste du monde. La deuxième est la possibilité de confinements répétés. La troisième est celle d’effets persistants sur la composition de l’offre et de la demande. Nous allons explorer tour à tour chacune de ces implications. (Un billet ultérieur en tirera des leçons en matière de politique économique.)

1. Des fermetures de frontières durables


Le transport aérien transfrontalier de passagers a décliné de plus de 90 % en avril-mai 2020 et il était toujours 64 % en-deçà de son niveau habituel en décembre, selon l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), une agence spécialisée des Nations Unies. En janvier 2021, de nouvelles fermetures de frontières étaient annoncées, en particulier en Europe. Le Royaume-Uni, par exemple, a interdit les entrées en provenance de plus de 30 pays et imposé une période d’isolement de dix jours pour toute personne arrivant sur l’ile. Supposons que ces restrictions aux voyages persistent. Quels pourraient être leurs coûts économiques ?

Certains effets (sur le tourisme étranger, les compagnies aériennes) sont évidents et substantiels. Le tourisme international, qui représentait 1.700 milliards de dollars en 2019, soit 1,9 % du PIB mondial, a chuté de 74 % en 2020. Cela ne s’est pas traduit par une baisse de l’activité économique de même ampleur, dans la mesure où les résidents, désormais forcés de rester au domicile, peuvent compenser une partie du choc, mais seulement en partie (les résidents français peuvent ne pas vouloir visiter la Tour Eiffel à nouveau). Les dommages risquent d’être très importants dans des endroits comme les Maldives ou dans la Bahamas, où le secteur du tourisme représente plus de 50 % du PIB et sévères dans des pays comme la Grèce, l’Italie ou l’Espagne, où ce secteur représente plus de 10 % du PIB et de l’emploi (et où le tourisme étranger a décliné de 70 à 80 % en 2020). Mais même pour un pays très diversifié comme la France, le tourisme étranger représente, directement ou indirectement, environ 3 % du PIB.

Les restrictions à la migration saisonnière, en particulier dans l’agriculture, peuvent avoir des effets substantiels. Les restrictions aux déplacements peuvent à la fois perturber les récoltes (dans les pays d’arrivée) et affecter les envois de fonds (à destination des pays d’origine).

Certains effets sont bien plus difficiles à évaluer, mais pourraient s’avérer bien plus profonds. Une question majeure est comment les restrictions aux déplacements affecteront l’organisation des chaînes d’approvisionnement mondiales, le commerce de biens, les services hors tourisme et la productivité.

En soi, le transport de conteneurs implique un minimum de contacts physique. Une fois qu’un contrat de marchés publics ou d’exportation est signé, l’impact des restrictions aux déplacements aériens sur les gens est minimal. Mais la mobilité des personnes est importante pour l’établissement d’une chaine d’approvisionnement. Plus précisément, les réseaux de production des multinationales sont sujets à trois types de frictions (Head et Mayer, 2019) : les coûts commerciaux, les coûts de marketing et les coûts de coordination de la production. Les restrictions aux voyages n’affectent pas les premiers, mais ils affectent les autres. Delpeuch et ses coauteurs (2020) ont développé un modèle prenant en compte ces coûts et l’ont appliqué à l’industrie automobile. Ils ont constaté qu’une hausse de 20 % des coûts transfrontaliers réduirait typiquement le revenu réel des consommateurs d’environ 4 %. (...)

2. Des confinements récurrents


Dans un scénario de vagues épidémiques récurrentes, les gouvernements sont susceptibles de mettre en oeuvre une politique sanitaire de stop-and-go, avec des confinements plus ou moins stricts qui seraient ensuite relâchés. Quelle serait l’ampleur des coûts de ces mesures en termes d’activité économique ?

Divers facteurs doivent rendre les futurs confinements moins coûteux que ceux qui avaient été initialement adoptés au printemps 2020. Des leçons ont été tirées : les pénuries de masques et d’équipement de protection ont largement disparu, les sites de production ont été restructurés pour contenir les contaminations, le travail à domicile a été mieux organisé et les ventes click-and-collect se sont développées. Les gouvernements ont une idée plus précise, quoiqu’encore toujours limitée, des canaux de transmission d'un groupe à l'autre et ils peuvent procéder à des interventions et fermetures plus chirurgicales. Parallèlement, cependant, il y a des signes manifestes de lassitude au confinement, amenant la population à moins respecter les règles et à adopter un comportement moins prudent.

Pour savoir s’il y a eu du progrès, nous nous sommes focalisés sur sept pays européens qui ont connu deux confinements en 2020, un premier au printemps et un second à l’automne. Ces pays sont l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, l’Espagne, la France, l’Italie et le Portugal. Pour chacun des deux confinements, nous avons regardé la période commençant avec la plus forte valeur atteinte par le taux de reproduction effectif (R) et finissant avec sa plus faible valeur. Cette période coïncida typiquement (avec au maximum un délai de deux semaines) à la période de confinement officielle et une hausse brutale de l’indice de restriction Blavatnik, un indice visant à mesurer l’intensité des mesures de confinement. La période dura entre six et neuf semaines selon les épisodes et pays.

Comme mesure de l’effet sur les contaminations, nous observons la variation de R, tel qu’il est construit par Arroyo-Marioli et alii (2021). Il est bien connu qu’une valeur de R supérieure à l’unité signifie une accélération des infections et une valeur inférieure à l’unité un ralentissement des infections. Sans surprise, tous les épisodes ont commencé avec une valeur de R supérieure à l’unité et finirent avec une valeur inférieure à l’unité.

Comme mesure de l’effet sur la production de l’économie (Y), nous utilisons le Weekly Tracker de l’activité économique construit par l’OCDE. Selon cet indicateur, une valeur nulle sur le graphique signifie que l’estimation du PIB dans une semaine donnée est égale à sa valeur pour la semaine correspondante une année plus tôt (ce qui élimine les problèmes de saisonnalité). Une valeur négative signifie que l’estimation du PIB est plus faible que la valeur pour la semaine correspondante une année plus tôt.

GRAPHIQUE Taux de reproduction effectif hebdomadaire de la Covid-19 (R) et chute de la production (Y)

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La seconde vague de confinements a provoqué moins de dommages économiques que la première et a permis de ramener la transmission aux mêmes niveaux.

L’évolution de R et de Y pour chacun des sept pays européens et chacun des deux confinements est présenté dans les deux cadrans du graphique. Le cadran de gauche montre le résultat du premier confinement (printemps 2020), le cadran de droite le résultat du second confinement (automne 2020). Dans chaque cas, le mouvement est antihoraire, partant du sommet. (…)

Le graphique (...) suggère les conclusions suivantes. Les variations de R et du Y furent bien plus amples au cours du premier confinement que lors du deuxième. R est parti d'un niveau plus élevé et le coût en termes de production accompagnant la baisse de R fut bien plus important. La valeur finale de R a également été un peu plus élevée lors du deuxième confinement que lors du premier, ce qui suggère que les gouvernements ont été sous pression pour retirer les restrictions avant que leurs objectifs de santé publique ne soient pleinement atteints.

Le premier confinement a été caractérisé par une forte hétérogénéité des conséquences d’un pays à l’autre. L’Allemagne a fini avec le même faible niveau de R que la France, mais avec un coût en termes de production deux fois moindre. Le deuxième confinement, à l’inverse, a été plus homogène, avec la plupart des pays finissant avec des valeurs de R pratiquement similaires à un coût en termes de production assez similaire.

Plus important pour nos propos, le coût en termes de production associé à l’obtention d’une même valeur R a été substantiellement plus faible durant le deuxième confinement, entre la moitié et un tiers du coût du premier confinement. En observant les choses autrement, en l’occurrence en comparant les trajectoires correspondantes de R allant, par exemple, de 1,5 à 0,7 dans les deux cadrans, le coût en termes de production par semaine a été plus faible lors du deuxième confinement, pratiquement de 7 à 10 % du PIB hebdomadaire.

Ce n’est seulement qu’une première estimation à partir des données. Les données empiriques suggèrent toutefois que ces pays ont été capables de contenir la contagion à un plus faible coût en termes de production durant le second confinement. Comme davantage de leçons sont tirées et que les politiques sont mieux ciblées, un meilleur arbitrage pourrait être atteint si de nouveaux confinements s'avéraient nécessaires. Mais pour l’instant, c'est plutôt le coût économique du second confinement que celui du premier qui devrait être considéré comme point de départ.

3. Des changements dans l’offre et la demande


Dans un scénario de vagues épidémiques récurrentes, les gens sont susceptibles de changer leur comportement même en-dehors des épisodes de confinement. L’idée d’un monde post-pandémique où nous pourrions ignorer le virus et retrouver notre vie normale ne peut être prise pour acquis. Le risque d’infection, même si l’on a été vacciné, contaminé par le passé, ou les deux, demeure. Les gens vont continuer d’être réticents à aller aux restaurants, aux théâtres, aux stades et dans d’autres lieux publics, indépendamment des mesures formelles de confinement ; comme ils l’étaient au printemps 2020 quand certains Etats aux Etats-Unis décidèrent de rouvrir les entreprises non essentielles en pleine vague pandémique. Ces secteurs intensifs en contacts vont souffrir tout au long de l’année, qu’ils soient ou non sujets à des restrictions légales.

En France, par exemple, les entreprises très affectées (celles dont le chiffre d'affaires a été au moins inférieur de 50 % par rapport à la normale) représentaient 7,5 % de l’emploi privé à la fin de l’année 2020, selon une enquête de la DARES. Elles sont très concentrées dans quelques secteurs. Dans un scénario de Covid-19 persistant, les dispositifs de soutien temporaire peuvent échouer à fournir une solution et plusieurs de ces entreprises peuvent finir par fermer, avec de sévères conséquences pour l’emploi. Si c’est le cas, une importante réallocation de la main-d’œuvre prendra place.

Mais même si l’essentiel des entreprises s’adaptent et survivent, des restrictions durables sur l’activité économique se traduiraient par des dommages significatifs. Les analyses empiriques qui sont pour l’heure disponibles suggèrent que le soutien en termes de liquidité a été efficace et que les faillites d’entreprises, du moins jusqu’à présent, ont diminué. Mais comme la dette des entreprises augmente, les situations d’insolvabilité sont susceptibles de se multiplier. Une partie du coût se répercutera sur les finances publiques (...).

L’épargne et l’investissement peuvent aussi s’en trouver substantiellement affectés. Une hypothèse courante a été qu’il pourrait y avoir une phase post-pandémique exubérante, avec une demande de rattrapage, grâce à la large épargne accumulée et au désir d’oublier la mauvaise expérience qu’a constituée la pandémie. Une forte croissance s’ensuivrait. C’est moins probable s’il n’y a pas clairement de fin à la pandémie. Les gens peuvent continuer d’épargner, par précaution face à un avenir incertain. Beaucoup d’entreprises ont pu être sévèrement touchées. Avec des profits à la baisse et une incertitude qui dure, elles peuvent être réticentes à investir et peuvent garder leurs liquidités au cas où les choses seraient de nouveau dures. Cela serait nuisible à la production potentielle et à la demande globale. Le gouvernement pourrait non seulement avoir à protéger les gens et les entreprises, mais aussi à soutenir la demande globale pour maintenir à un potentiel (diminué). Cela se ferait à un coût budgétaire substantiel.

Un vieux thème en macroéconomie est celui de l’hystérèse : les effets permanents des chocs temporaires. Les analyses empiriques basées sur les récessions passées restent nuancées (Blanchard, 2018), mais dans un scénario dans lequel l’épidémie de Covid-19 persiste durant plusieurs années, des effets cicatrices durables apparaissent bien probables. Le chômage de long terme peut finir par avoir des effets psychologiques, même si les chômeurs sont indemnisés. Les effets nettement inégaux du confinement sur la qualité de l’éducation, que ce soit pour les élèves des écoles ou les étudiants dans les universités, ont déjà été relevés et ils apparaissent massifs. Par exemple, Chetty et ses coauteurs (2020) ont constaté que six semaines après la fermeture des écoles américaines durant le printemps 2020, le nombre de leçons complétées sur une plate-forme de maths en ligne a chuté de plus de 40 % dans les écoles avec des élèves à faible revenu, contre 10 % dans les écoles avec des élèves à haut revenu. Ces chiffres sont susceptibles d’être bien plus affolants si l’enseignement en face-à-face physique restait limité sur une période prolongée. (…) »

Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry, « Persistent COVID-19: Exploring potential economic implications », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 12 mars 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Covid-19 : les rendements décroissants du confinement »

« Quelles conséquences les fermetures d’écoles auront-elles sur les élèves ? »

« Quelles sont les répercussions des pandémies à long terme ? »

« Quelle reprise de l’activité économique après une pandémie ? »

« Quel est l’impact de l’épidémie de Covid-19 sur la productivité ? »

« Booms, crises et reprises : n’est-il pas temps de changer de paradigme ? »

mardi 9 mars 2021

Covid-19 et macroéconomie

« La pandémie de Covid-19 est un autre choc "unique dans une existence" touchant l'économie, une décennie après la crise financière mondiale. Cette brève note explore les implications macroéconomiques de la pandémie en utilisant les modèles de mon manuel, Macroeconomics. La note est divisée en trois points. Premièrement, nous explorerons les données internationales sur la mortalité associée à l’épidémie de Covid-19 et sur le PIB. Deuxièmement, nous discuterons de la façon de réfléchir à propos du coronavirus en utilisant plusieurs modèles. Enfin, nous examinerons les données sur le PIB, l’emploi et l’inflation au cours du temps pour évaluer ce que nous avons appris de ces modèles.

1. Un aperçu de la pandémie de Covid-19 et de l’économie


La pandémie de Covid-19 a été un désastre économique et humain. A l’instant où j’écris, plus de deux millions de personnes dans le monde en sont mortes, en l’occurrence environ une personne pour 750 habitants aux Etats-Unis, au Mexique et dans plusieurs endroits en Europe. Ces coûts n’ont pas été répartis uniformément au sein de la population ; ils ont été supportés de façon disproportionnés par les personnes âgées, les personnes avec une mauvaise santé, les minorités et les travailleurs essentiels. (…) La recherche suggère que l’éducation perdue associée à la fermeture des écoles et l’enseignement à distance peuvent réduire de façon permanente la consommation annuelle des cohortes affectées de 1 %. (…) Ces pertes sont susceptibles de persister tout au long de l’existence de ces personnes.

Les pays à travers le monde ont cherché à atténuer la propagation de l’épidémie de Covid-19 de plusieurs façons. Les confinements, les restrictions aux voyages, la fermeture des écoles, la distanciation physique et le port du masque sont certaines des réponses adoptées, imposées via les décisions gouvernementales ou adoptées spontanément par les individus. Ces réponses ont réduit le nombre de morts dus au coronavirus, tout en réduisant aussi le PIB et l’activité économique.

GRAPHIQUE 1 Activité économique, morts dus au coronavirus, politique sanitaire et chance

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Le graphique 1 montre une façon stylisée de réfléchir aux effets économiques de ces réponses, dans un graphique représentant le nombre de morts sur l’axe des abscisses et la perte en PIB sur l’axe des ordonnées. Notez que les points signalent une situation d’autant plus grave qu’ils sont éloignés de l’origine, comme les morts dus au coronavirus et les pertes en PIB sont de mauvaises choses. La ligne violette du graphique capture un arbitrage à court terme entre activité économique et nombre de morts du coronavirus. Par exemple, les injonctions à rester chez soi peuvent réduire le nombre de morts du coronavirus, mais entraînent une perte d’activité économique comme les gens réduisent leur consommation de certains biens et peuvent avoir des difficultés à poursuivre leur travail depuis leur domicile. Cet arbitrage est une façon naturelle par laquelle les gens réfléchissent aux conséquences macroéconomiques de l’épidémie de Covid-19.

La ligne verte sur le graphique va dans l’autre direction, cependant. Elle peut capturer les "bonnes politiques" et les "mauvaises politiques". Par exemple, si les économies ont de la chance et évitent d’être trop exposées à l’épidémie trop tôt, elles peuvent être à même de poursuivre leur activité économique sans connaître de hausse substantielle de contaminations au coronavirus, du moins pendant un certain temps. Ou des territoires qui adoptent de bonnes politiques, comme le port obligatoire du masque, peuvent continuer de garder les écoles et les entreprises ouvertes. De bonnes politiques ou la chance peuvent rapprocher de l’origine la ligne violette, ce qui permet de réduire le nombre de morts et les pertes en PIB.

GRAPHIQUE 2 Perte en PIB annuel et mortalité due à la Covid-19 à travers le monde

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Lesquelles de ces forces dominent dans les données ? Sont-elles toutes deux importantes, si bien que lorsque l’on regarde les données nous ne voyons qu’un nuage de points sans claire corrélation ? La réponse pour les pays autour du monde est représentée sur le graphique 2. Le message peut-être surprenant de ce graphique est que la corrélation est davantage positive que négative. Plutôt que dominées par un arbitrage entre morts dus au coronavirus et pertes en PIB, les données suggèrent que les deux variables varient ensemble, du moins sur l’ensemble de l’épisode pandémique. En l’occurrence, certains pays comme la Chine, la Corée du Sud, la Norvège, la Nouvelle-Zélande et le Japon ont de très bonnes performances sur les deux dimensions, tandis que d’autres pays, notamment le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, le Mexique et l’Argentine, ont de mauvaises performances sur les deux dimensions.

La magnitude de ces écarts est également saisissante. La Corée du Sud, le Japon et la Norvège ont connu entre 25 et 100 morts par million d’habitants et perdu entre 2 et 3 % du PIB. Le Royaume-Uni, à l’opposé, a un nombre de morts vingt fois plus élevé, supérieur à 1.700 par million d’habitants, et il a perdu plus de 8 % de son PIB annuel. Et, bien sûr, il y a plusieurs pays dans des situations intermédiaires. Les Etats-Unis, par exemple, ont subi 1.500 morts par million d’habitants et perdu environ 3,5 % du PIB annuel.

2. L’épidémie de Covid-19 au prisme de nos modèles macroéconomiques


Je trouve cela utile de considérer la pandémie comme provoquant un choc sur deux paramètres de nos modèles macroéconomiques. D’un côté, elle agit comme une taxe sur la consommation (…). De l’autre, elle agit comme une taxe sur l’emploi dans le modèle de croissance à long terme basé sur Solow et Romer, c’est-à-dire en réduisant la production potentielle. D’un point de vue pédagogique, c’est un excellent exemple pour illustrer comment les chocs du monde réel peuvent être pris en compte de façon sophistiquée dans nos modèles, en affectant plus d’un paramètre et nous amenant à considérer à la fois le modèle de court terme et le modèle de long terme. Nous discuterons de ces chocs l’un après l’autre.

2.1. L’épidémie de Covid-19 comme choc de demande négatif

En partie, l’épidémie de Covid-19 s’apparente à une "taxe" sur la consommation : si vous sortez de chez vous pour aller à l’épicerie, aller voir un concert ou aller au restaurant, vous prenez le risque d’attraper le coronavirus et de tomber malade. Par conséquent, la consommation chute brutalement et cela réduit la demande globale dans l’économie. (…)

Comme plusieurs commentateurs l’ont noté, il est conceptuellement possible pour l’économie de rebondir rapidement suite à un choc comme celui-ci. Après tout, la production dans plusieurs économies chute brutalement le samedi et dimanche relativement au reste de la semaine. De même, plusieurs entreprises dans les pays européens ferment tout au long du mois d’août pour les vacances et ensuite rouvrent normalement en septembre. Si la pandémie disparaissait soudainement, alors il serait possible que les économies à travers le monde reviennent rapidement à la normale.

Si la pandémie et le faible niveau d’activité économique persistent pendant un moment, la dynamique du modèle de court terme soulève une question intéressante. La courbe de Phillips suggère qu’une économie affaiblie doit entraîner un déclin de l’inflation. L’économie est clairement très affaiblie. Cela suggère-t-il que nous devrions nous attendre à une très forte baisse de l’inflation ? Peut-être. Cependant, il y a deux raisons susceptibles de nous amener à penser le contraire. La première tient à l’expérience de la Grande Récession. L’économie était alors très faible, avec une chute du PIB de 6 % en-deçà de son potentiel pendant une période de temps substantielle. Pourtant, l’inflation est restée remarquablement proche de 2 %. Mais dans le cas actuel, il y a une autre raison, qui nous amène à considérer l’épidémie de Covid-19 sous un autre angle.

2.2. L’épidémie de Covid-19 comme choc d’offre négatif

L’épidémie de Covid-19 s’apparente également à une "taxe" sur le travail : si vous allez travailler, vous prenez le risque d’attraper le coronavirus et de tomber malade. Par conséquent, les gens arrêtent d’aller travailler. L’emploi décline brutalement et cela réduit l’offre de biens de l’économie via la fonction de production dans le modèle de croissance à long terme, c’est-à-dire réduit la production potentielle. (...)

Se pencher sur le côté de l’offre de l’économie amène également à se demander dans quelle mesure les effets macroéconomiques de la pandémie peuvent persister. D’un côté, comme nous l’avons noté plus tôt, il est possible pour l’économie de rebondir rapidement une fois que ces “taxes” disparaissent.

D’un autre côté, le modèle de Solow explique comment les chocs touchant l’économie peuvent avoir des effets durables. Par exemple, dans la mesure où le taux d’investissement chute ou le stock de capital se déprécie sans être remplacé, la production peut chuter en-deçà de son état régulier et prendre un certain temps avant d’y revenir. (…) Du côté de l’offre, l’économie dépend de plusieurs relations, notamment celles entre les entreprises et leurs fournisseurs, entre les entreprises et leurs travailleurs ou entre les entreprises et leurs banques. Dans la mesure où une pandémie durable conduit à défaire plusieurs de ces relations, par exemple en raison des faillites d’entreprises, des destructions d’emplois ou des défauts de paiement, reconstruire ces relations peut prendre du temps. (...)

2.3. Mettons les deux chocs ensemble

La prise en compte de ces deux chocs nous amène à plusieurs conclusions clés :

  • Dans la mesure où l’épidémie de Covid-19 se rapproche d’une "taxe sur la consommation" qui mène à une chute de la demande globale, on s’attendrait à une certaine pression à la baisse sur l’inflation.

  • Dans la mesure où l’épidémie de Covid-19 se rapproche d’une "taxe sur le travail" dans le modèle à long terme, l’économie peut connaître de fortes chutes du PIB sans pression à la baisse sur l’inflation.

  • Dans l’un et l’autre cas, une fois que la pandémie est finie, ces chocs peuvent disparaître et il est possible pour l’économie de rebondir rapidement, comme elle le fait chaque semaine après un week-end ou après chaque été en Europe après les vacances.

  • Si la pandémie détruit le "capital relationnel", en l’occurrence les relations entre les firmes et les banques, entre les firmes et leurs fournisseurs ou entre les firmes et les travailleurs, la reprise économique suite à la pandémie pourrait être plus lente.

Dans la section suivante, nous explorons les données empiriques dont nous disposons aujourd’hui pour nous aider à jauger ces conclusions.

3. L’activité macroéconomique et la pandémie


Ici nous nous penchons sur certaines données relatives à l’activité macroéconomique durant la pandémie. Le graphique 3 représente le PIB réel pour les Etats-Unis depuis 2015. La valeur au quatrième trimestre 2019, c’est-à-dire juste avant la pandémie, est normalisée à l’indice 100, afin que l’ampleur de la baisse de l’activité soit facile à interpréter.

GRAPHIQUE 3 PIB en volume des Etats-Unis (en indices, base 100 au quatrième trimestre 2019)

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Deux choses nous frappent lorsque nous regardons l’évolution du PIB étasunien. La première est la très forte contraction qui est survenue au deuxième trimestre 2020, le PIB se retrouvant 10 % en-deçà du niveau atteint au pic d’avant-crise. La seconde est la très forte reprise qui s’est opérée au troisième trimestre 2020. C’est un bon exemple de reprise en forme de V : les gens ont arrêté de travailler et de consommer pendant un trimestre, puis ils ont de nouveau travaillé et consommé une fois que les choses ont semblé plus sûres. Malgré tout, même au quatrième trimestre 2020, le PIB est resté 3 % inférieur au niveau qu’il atteignait une année plus tôt et la perte cumulée en PIB sur l’ensemble de l’année 2020 s’est élevée à environ 3,5 % de PIB.

GRAPHIQUE 4 PIB dans une sélection de pays de l’OCDE (en indices, base 100 au quatrième trimestre 2019)

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Le graphique 4 présente les mêmes chiffres pour une sélection de pays de l’OCDE. Le Royaume-Uni et l’Espagne ont connu de plus fortes baisses du PIB que les Etats-Unis, alors que les baisses du PIB ont été plus modestes en Corée du Sud et en Suède.

GRAPHIQUE 5 Taux d’emploi pour la population de 25-54 ans (en %)

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Le graphique 5 donne un aperçu du marché du travail aux Etats-Unis en représentant la part des travailleurs âgés de 25 à 54 ans qui ont un emploi. Juste avant le début de la pandémie, ce taux d’emploi était retourné à environ 80 %, le niveau qu’il atteignait juste avant la crise financière mondiale de 2008. Avec l’arrivée de la pandémie, le taux d’emploi a brutalement chuté sous les 70 %. A la fin de l’année 2020, il est remonté à environ 76 %, c’est-à-dire est resté en-dessous de son niveau d’avant-crise, mais substantiellement au-dessus du minimum atteint au cours de l’année.

GRAPHIQUE 6 Inflation sous-jacente aux Etats-Unis selon deux indicateurs différents (en %)

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Enfin le graphique 6 montre l’effet de la pandémie sur l’inflation. Rappelez-vous les modèles dont nous discutions plus tôt : dans la mesure où la pandémie réduit la demande globale, on peut s’attendre à ce que l’inflation ralentisse, mais comme la pandémie pèse également sur l’offre, on peut voir au final peu d’effet sur l’inflation. Les données empiriques relatives à l’inflation sous-jacente montrent que celle-ci a légèrement décliné, mais peut-être pas autant qu’on ne s’y serait attendu si la chute du PIB s’expliquait entièrement par un choc de demande. L’inflation sous-jacente a baissé de 0,5 à 0,75 points de pourcentage, selon l’indicateur que l’on regarde. On peut en conclure que ce sont effectivement des forces du côté de l’offre et de la demande qui ont été à l’œuvre.

4. La réponse de la politique macroéconomique


Les gouvernements à travers le monde ont adopté diverses mesures de politique macroéconomique en réponse à la perturbation de l’activité économique provoquée par la pandémie. Le graphique 7 montre les dépenses du gouvernement fédéral américain relativement au PIB pour illustrer la magnitude de certaines de ces actions. En l’occurrence, les dépenses du gouvernement fédérale sont passées de 21 % du PIB en 2019 à 31 % en 2020, soit plus de 2.000 milliards de dollars. C’est un montrant extraordinairement large, significativement plus élevé que le changement observé pendant la Grande Récession.

GRAPHIQUE 7 Dépenses du gouvernement fédéral aux Etats-Unis (en % du PIB)

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Un rôle important pour le gouvernement est de fournir une assurance sociale et assurer les gens contre les conséquences économiques de l’épidémie de Covid-19 rentre tout à fait dans cette catégorie. Cette assurance prit plusieurs formes, notamment l’extension de l’assurance-chômage en termes de durée et de montant, ainsi que des transferts directs aux ménages à faible revenu ou à revenu intermédiaire. Le graphique 8 illustre une conséquence remarquable de ces programmes : le revenu personnel disponible (c’est-à-dire après transferts et impôt) a augmenté pendant la pandémie. Cette hausse reflète directement les programmes d’assurance sociale qui furent mis en place.

GRAPHIQUE 8 Revenu disponible et consommation (en milliards de dollars)

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Le gouvernement américain a aussi adopté plusieurs programmes pour aider les entreprises à éviter la faillite et désamorcer le potentiel « cercle vicieux » que les faillites auraient créé : si les entreprises font faillite, cela détériore les bilans des banques, donc amène celles-ci à réduire leurs prêts, ce qui se traduit par une crise financière et par une nouvelle vague de faillites d’entreprises. Le Paycheck Protection Program, par exemple, a soutenu les petites entreprises en leur fournissant huit semaines de fonds pour payer les salaires, ce qui a représenté plus de 650 milliards de dollars. De récents travaux suggèrent qu’en l’absence de ces mesures, les banqueroutes qui se seraient produites auraient coûté à l’économie un montant équivalent à une réduction de 6 % de la consommation. Leurs auteurs suggèrent que (…) les recettes qui auraient été perdues avec les banqueroutes aurait été d’un montant similaire au coût budgétaire du programme.

GRAPHIQUE 9 Actifs détenus par la Réserve fédérale (en milliards de dollars)

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La Réserve fédérale s’est aussi fortement impliquée dans le soutien du financement des banques et des entreprises via ses achats d’actifs, à travers ce que l’on appelle généralement l’assouplissement quantitatif (quantitative easing). Comme le montre le graphique 9, la Fed a procédé à des achats d’actifs pour un montant d’environ 3.500 milliards de dollars en 2020, incluant des titres du Trésor et adossés à du crédit hypothécaire, mais aussi des prêts directs et indirects aux entreprises via les institutions financières. (…) »

Charles I. Jones, « COVID-19 and the macroeconomy », Macroeconomics, 5ème édition, 27 février 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

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« Quelle reprise de l’activité économique après une pandémie ? »

« Anatomie de la récession en cours »

« Les chocs d’offre négatifs peuvent-ils provoquer une insuffisance de la demande globale ? »

« Covid-19 : l'épidémie a-t-elle entraîné un choc d'offre ou de demande ? »

« Quel est l’impact de l’épidémie de Covid-19 sur la productivité ? »

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