« En février 2014, le métro de Londres a été en partie fermé par une grève qui força plusieurs usagers à trouver de nouvelles façons d'aller travailler. La perturbation dura juste 48 heures, mais quand trois économistes (Shaun Larcom, Ferdinand Rauch et Tim Willems) étudièrent les données du réseau de transport de la ville, ils découvrirent quelque chose d’intéressant. Des dizaines de milliers d’usagers ne reprirent pas leur trajet initial, ayant a priori trouvé des façons plus rapides ou agréables de rejoindre leur destination. Quelques heures de perturbation avaient suffi pour les amener à prendre conscience qu’ils s’étaient trompé toute leur vie d’adulte sur leur moyen de transport.

Je le mentionne parce que nous sommes à un point tournant dans la pandémie. Beaucoup de personnes, notamment moi-même, ont travaillé à distance, depuis leur domicile. Pendant plusieurs mois, il a été difficile de se défaire du sentiment que cela durerait à jamais. Maintenant, nous faisons face à un possible retour à la normalité avec les vaccins ; peut-être pas aujourd’hui, peut-être pas demain, mais bientôt.

Ce que la grève du métro de 2014 nous apprend, c’est que des perturbations temporaires peuvent avoir des effets permanents. Parfois, il y a des cicatrices qui ne disparaissent pas. Parfois, une crise nous offre quelques leçons qui nous serons utiles une fois qu’elle sera finie. Donc, qu’avons-nous appris de l’expérience du travail à domicile ? Et dans quelle mesure va-t-elle se poursuivre une fois que l’épidémie sera finie ?

Un point évident est que, comme un usager du métro qui investit dans l’achat d’un vélo lorsque le métro est en grève, les salariés et les employeurs ont consacré beaucoup de temps et d’efforts pour acquérir les équipements et les compétences nécessaires pour supporter le changement. De tels investissements vont rendre le travail à domicile moins coûteux et plus attrayant à l’avenir. Je pense, cependant, que l’étape cruciale n’est pas l’investissement, mais l’information. Nous avons appris que le travail à domicile est plus productif que nous ne le pensions.

Emma Harrington et Natalia Emanuel, deux jeunes économistes de l’Université de Harvard, ont constaté qu’avant la pandémie les télétravailleurs d’une grande entreprise ont été moins productifs que ceux qui étaient restés travailler dans l’établissement de l’entreprise. Pourtant, quand tout le monde bascula au travail à distance, la productivité globale augmenta. L’explication de cette apparente contraction est que le travail à domicile est intrinsèquement plus productif, mais que cette vérité a été occultée par le fait que ce sont les travailleurs les moins productifs qui travaillèrent à la maison. Maintenant que les employeurs ont découvert que cette apparente pénalité en termes de productivité était illusoire, peut-être que le télétravail sera plus populaire à l’avenir.

De même, une fameuse étude sur le télétravail par Nicholas Bloom et ses collègues a analysé une expérience randomisée à Ctrip, une grande entreprise chinoise de voyage, dans laquelle certains salariés furent assignés au travail à domicile. On s’attendait à ce que la productivité chute, mais que les coûts à offrir un espace au bureau chuteraient également. En fait, Bloom et ses collègues observèrent que les travailleurs devinrent bien plus productifs avec le télétravail.

Tout cela suggère que la pandémie, comme la grève du métro, constituera l’électrochoc qui nous poussera à faire le télétravail que nous aurions dû faire dès le début. Mais je n’en suis pas sûr.

Un point qui est facilement occulté est que, dans ces deux études, les travailleurs en question, ont cessé de prendre des appels dans un centre d’appels pour prendre des appels à leur domicile. Dans l’étude de Bloom, les télétravailleurs et les travailleurs qui restèrent dans l’établissement de leur entreprise utilisaient le même équipement et le même logiciel, faisaient les mêmes tâches et étaient rémunérés avec les mêmes bonus.

Cela doit nous rappeler qu’il ne faut pas tirer de conclusions trop générales. Dans un centre d’appels qui fonctionne bien, les protocoles pour assigner, surveiller et clôturer les tâches sont biens établis. Ils ne nécessitent pas une chaîne de mails de groupes pour savoir ce qui se passe ou programmer une réunion sur Zoom. Ce n’est pas le cas de l’essentiel du travail intellectuel.

Comme Cal Newport, l’auteur de l’ouvrage A World Without Email, l’a souligné dans le New Yorker en mai dernier : "le travail intellectuel qui est réalisé dans les bureaux modernes (réflexion, investigation, synthèse, écriture, planification, organisation, et ainsi de suite) apparaît flou et désorganisé en comparaison avec les processus structurels de l’industrie manufacturière par exemple". Pour Newport, c’est un problème que l’on peut résoudre, mais la plupart des bureaux n’ont simplement pas trouvé la façon d’y parvenir. (...) L’improvisation va rester le principal mode de travail et, pour cela, les contacts en face à face semblent essentiels.

Une récente étude réalisée par Bloom avec Jose Maria Barrero et Steven Davis estime que le télétravail aux Etats-Unis sera quatre fois plus utilisé qu’avant la pandémie, passant de 5 % à 22 % des jours travaillés. Cela sera un retour à la normalité ; les chercheurs estiment qu’en mai 2020 plus de 60 % des travailleurs aux Etats-Unis travaillèrent depuis leur domicile. Mais il y aurait toujours une chute sismique de la demande pour les trajets travail-domicile et pour les bureaux aux centres-villes.

J’espère que la crise nous apprendra comment réaliser un travail productif et épanouissant à domicile. Mais il semble que la plupart d’entre nous, la plupart du temps, sont destinés à retourner au bureau le moment venu. Si c’est le cas, j’espère que la crise nous apprendra à réaliser un travail productif et épanouissant quel que soit l’endroit où nous serons. »

Tim Harford, « What can we learn from the great working-from-home experiment? », 28 janvier 2021. Traduit par Martin Anota



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