1. Qu’est-ce que les inégalités mondiales ?


Les inégalités mondiales sont les inégalités entre tous les citoyens du monde. Il s’agit de voir le monde comme une seule unité (alors que d’habitude nous considérons les pays pris individuellement). Les données utilisées pour calculer les inégalités mondiales viennent des enquêtes sur le revenu de ménages constituant des échantillons représentatifs de l’ensemble de la population qui sont de plus en plus corrigées (lorsque les données sont disponibles) de la sous-estimation des hauts revenus en utilisant les données fiscales. Il faut également ajuster pour tenir compte des différences entre les niveaux de prix des pays en exprimant tous les revenus en dollars internationaux (ou PPA) qui ont en principe le même pouvoir d’achat partout dans le monde. Le revenu est défini comme le revenu annuel par tête après impôt et redistribution (où le revenu total du ménage est divisé également entre ses membres).

2. Quelle est la précision de telles estimations ?


Les inégalités de revenu mondiales sont probablement sous-estimées, et ce pour deux raisons. D’une part, certains des pays les plus pauvres (dont beaucoup se situent en Afrique) ne mènent pas d’enquêtes régulières auprès des ménages et sont engagés dans des guerres internationales ou civiles, si bien qu'ils ne sont pas inclus dans les calculs. Cependant, les données disponibles couvrent plus de 90 % de la population mondiale et plus de 95 % du revenu mondial.

D’autre part, les personnes les plus riches tendent souvent à ne pas participer aux enquêtes ou à sous-estimer leur revenu fiscal de façon à minimiser les impôts qu'elles ont à payer. Donc, le sommet et le bas de la répartition des revenus sont sous-estimés. On considère que la sous-estimation des plus hauts revenus est légèrement croissante, mais cela n’affecte guère la tendance que suit à long terme le niveau des inégalités mondiales.

3. Comment évoluent à long terme les inégalités mondiales ?


L’évolution à long terme des inégalités mondiales (dans la mesure où nous pouvons bien estimer les choses au dix-neuvième siècle) peut être divisée en trois périodes.

La première période fut marquée par une hausse régulière des inégalités, des années 1820 (période pour laquelle nous disposons de premières estimations) jusqu’à 1914, et ensuite une hausse plus lente et irrégulière jusqu’aux années 1950. Leur accroissement s’explique par le "décollage" de la croissance économique et donc des revenus dans les pays d’Europe occidentale, suivis par l’Amérique du Nord et le Japon. Entre-temps, les revenus indiens et africains stagnaient et les revenus en Chine chutaient. Cela provoqua une divergence massive et poussa les inégalités mondiales à la hausse. En outre, les inégalités au sein de plusieurs pays (par exemple le Royaume-Uni, les Etats-Unis, l’Allemagne et le Japon) augmentèrent durant la Révolution industrielle.

Par conséquent, entre les guerres napoléoniennes et la Première Guerre mondiale, nous pouvons dire avec une certaine confiance que les inégalités mondiales ont été alimentées, d’une part, par les divergences entres les revenus moyens des différents pays et, d’autre part, par le creusement des inégalités infranationales. Ce dernier a reflété pour l’essentiel des changements dans la distribution fonctionnelle du revenu, c’est-à-dire dans la répartition du revenu entre la classe des propriétaires terriens, celle des capitalistes et celle des travailleurs. Les développements entre pays dominèrent ensuite et continuent de jouer un plus grand rôle dans l’évolution des inégalités mondiales que les développements internes aux pays.

La deuxième période va de 1945 à 1980. Les inégalités étaient alors à un niveau historiquement élevé, comme le monde était divisé entre trois mondes très distincts (par leurs niveaux de revenu). Les pays riches furent en effet les "cités" du monde et les grandes zones du Tiers-monde furent sa "campagne". A la fois l’Inde et la Chine maintinrent leur position relative dans la distribution des revenus, c’est-à-dire que leur revenu moyen par rapport à la moyenne mondiale resta constant.

La troisième période commença avec la croissance rapide de la Chine, qui fut suivie par le Vietnam, la Thaïlande, etc., puis ensuite l’Inde. Cela, pour la première fois depuis le début du dix-neuvième siècle, provoqua un changement en sens inverse et commença à pousser les inégalités mondiales à la baisse. La Chine fut le principal moteur derrière ces évolutions, mais autour de l’an 2000, l’Inde commença à jouer également un rôle important. Actuellement, les inégalités mondiales s’élèvent à environ 63 points de Gini, ce qui est quelques 7 points de Gini (en 10%) en moins que dans les années 1980. Le niveau des inégalités est, cependant, toujours extrêmement élevé : le monde dans son ensemble est environ aussi inégal que l’Afrique du Sud, qui est le pays le plus inégal au monde. En comparaison, le Gini des Etats-Unis (après impôts) est légèrement supérieur à 40 points de Gini et celui du Brésil supérieur à 50 points de Gini.

4. Quelques implications des inégalités mondiales


La Chine. Comme le revenu de la Chine (son PIB par tête) est désormais légèrement plus élevé que la moyenne mondiale, elle ne contribue plus à la réduction des inégalités mondiales. En outre, la croissance rapide de la Chine (relativement au reste du monde) va commencer à contribuer positivement aux inégalités mondiales, tout d’abord de façon modeste, et ensuite de plus en plus fortement. Donc, nous ne pourrons plus considérer la Chine comme un moteur de la réduction des inégalités mondiales de revenu.

La Chine elle-même est très inégale malgré le fait que les inégalités n’aient pas eu tendance à augmenter en son sein depuis environ 2010. Le niveau d’inégalités de la Chine dépasse celui des Etats-Unis et elle a l’un des écarts les plus larges entre urbains et ruraux au monde : le revenu moyen de la population urbaine en Chine est égal à celui de la Hongrie, tandis que le revenu moyen de ses zones rurales est égal à celui du Vietnam.

L’Inde et l’Afrique. Cela confère à l’Inde et à l’Afrique un rôle plus important. Les récents développements désastreux en Inde (avec peut-être deux années successives de croissance très négative) ainsi que le problème persistant de manque de convergence des économies africaines laissent la possibilité réelle que les inégalités mondiales puissent cesser de diminuer pour augmenter de nouveau.

C’est d’autant plus probable que l’Afrique est la seule région du monde pour laquelle on prévoit une forte croissance démographique. Un calcul au dos de l’enveloppe implique un taux de croissance de 7 % ou même de 8 % pour l’économie dans son ensemble pour que le revenu par tête en Afrique puisse croître au rythme de 5 % par an. En comparaison, durant les très "bonnes" années avant la crise financière mondiale, la croissance africaine (pondérée en fonction de la population) était de 3-3,5 % par tête et plus récemment, avant l’épidémie de Covid-19, elle était de 1,5 % par tête. En l’absence de convergence africaine suffisante, les flux migratoires risquent de s’accroître, en particulier vers l’Europe. Donc la crise migratoire en Europe doit être perçue comme une question séculaire et pas du tout temporaire.

Les inégalités mondiales dans une perspective historique. Les changements décrits ci-dessus amènent la distribution des revenus relatifs en Eurasie au même point où elle était vers 1500. A l’époque, les revenus des régions les plus riches de Chine étaient assez similaires aux revenus dans les régions les plus riches d’Europe (les cités-Etats d’Italie, les Pays-Bas). Avant cela, il est probable que la vallée du Yangzi Jiang et les zones côtières de Chine aient eu des revenus légèrement supérieurs à ceux d’Europe. (…) Les écarts de revenus absolus étaient faibles. Ce fait est important pour mieux saisir que la période allant approximativement de 1800 à 2000, avec de larges écarts de revenus entre, d’une part, l’Europe (et l’Amérique du Nord) et, d’autre part, la Chine et l’Inde, constitue une anomalie historique.

La redistribution des positions relatives. Comme les pays asiatiques améliorent leurs positions relatives, de plus en plus de citoyens asiatiques (pas seulement les Chinois et les Indiens, mais aussi les citoyens de Thaïlande, d’Indonésie, du Vietnam, etc.) vont se retrouver parmi le quintile supérieur de la distribution mondiale. C’est un développement d’une importance historique, dans la mesure où le sommet de la répartition mondiale des revenus était, ces deux derniers siècles, peuplés essentiellement par les habitants d’Europe de l’Ouest, d’Amérique du Nord et du Japon. Le développement actuel provoque la plus grande redistribution des positions relatives des individus dans la répartition du revenu depuis la Révolution industrielle.

Un tel développement ne peut être négligé. Même si les écarts entre riches, classe moyenne et pauvres dans les pays développés ne se creusaient pas, ces trois groupes infranationaux vont appartenir à différentes parties de la distribution du revenu mondial. Les distributions occidentales, reflétées dans la répartition du revenu mondial, peuvent de plus en plus ressembler aux distributions latino-américaines. Les écarts de revenu peuvent ne pas être aussi larges, mais les positions mondiales relatives des différentes classes domestiques peuvent être substantiellement différentes.

Le sort de la classe moyenne des pays riches. Les grands perdants de cette redistribution vont à nouveau être les classes moyennes (et populaires) des pays riches. Le "graphique de l’éléphant" le montrait déjà avec le manque de croissance pour les classes moyennes entre 1988 et 2008 (ou 2014) (…). Une personne (par exemple) en Italie dont la position relative dans la distribution mondiale chuta du 85ème au 70ème centile de la répartition mondiale ne va pas trop ressentir ce changement si sa position relativement aux plus hauts revenus dans la répartition nationale reste la même. Mais il prendra de plus en plus conscience que son accès à certains biens mondiaux (voyage, type de logement, voitures électriques et gadgets de haute technologie) devient plus difficile. A mesure que la mondialisation se poursuit, cet individu prendra de plus en plus conscience de cette perte de statut. Même les endroits les plus attractifs pourraient être de plus en plus achetés par de riches étrangers. Ce qui semble aujourd’hui être un phénomène marginal de "Venisation" est juste un reflet du changement dans la répartition relative des pouvoirs économiques entre pays et de la mondialisation.

L’Europe. Ces développements, notamment l’intensification des flux migratoires d’Afrique vers l’Europe et le déclin de l’Europe dans la distribution des revenus relativement à celle de l’Asie, vont influencer les populations européennes à divers niveaux. Cet effet pourrait ne pas être aussi dramatique pour l'Amérique du Nord, en raison de sa position géographiquement différente.

5. La signification des inégalités mondiales


Il n’est pas immédiatement évident de saisir la signification des inégalités mondiales, ni pourquoi il serait vertueux que les inégalités mondiales baissent. Nous pouvons trouver deux raisons : d’une part, une réduction des inégalités entre les pays est supposée réduire les flux de main-d’œuvre et, d’autre part, elle réduit les inégalités mondiales des chances entre les individus. Un niveau très élevé d’inégalités mondiales (comme celui observé actuellement) signifie que la distribution des chances de vie est très asymétrique en faveur des personnes nées dans les pays riches (après avoir pris en compte le niveau d’éducation et d’effort). Ce n’est pas différent d’avoir une forte inégalité d’opportunité dans un pays, sauf que cette dernière est politiquement considérée comme problématique et qu’il y a des instruments, notamment via la politique publique, qui sont supposés la corriger. Au niveau global, en l’absence d’un gouvernement mondial, il n’y a pas d’institution politique qui puisse s’attaquer aux inégalités des chances.

La nostalgie. Le fait que beaucoup de personnes aux Etats-Unis et dans une moindre mesure en Europe de l’Ouest semblent nostalgiques des années 1950 et 1960 fait sens du point de vue de la plus haute position qu’ils occupaient alors relativement aux populations d’Asie et d’Afrique. (…) Mais ce qui a souvent tendance à être oublié est que cette période de revenus relativement élevés en Occident était, par définition, une période de revenus relativement faibles dans le Tiers-monde et donc une période où les inégalités mondiales ont atteint leur plus haut niveau historique. Ces positions relatives ont peu de chances d’être reproduites dans un avenir proche, et heureusement : elles ne seraient guère désirables d’un point de vue mondial. »

Branko Milanovic, « Notes on global income inequality: A non-technical summary », in globalinequality (blog), 19 mai 2021. Traduit par Martin Anota



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