« Le chapitre de l’épidémie de Covid-19 dans l’histoire économique américaine devrait se terminer plus vite que ne s’y attendait pratiquement tout le monde, notamment moi-même. D’ici quelques semaines, le PIB va atteindre un nouveau pic et il est probable qu’il dépassera d’ici la fin de l’année la trajectoire tendancielle qu’il suivait avant la pandémie, comme l’économie jouit de la plus forte croissance annuelle qu’elle ait connue depuis plusieurs décennies. Les créations d’emplois atteignent des niveaux record et le chômage peut très bien chuter en-deçà des 4 % dans les douze prochains mois. La croissance des salaires et de la productivité s’accélère. C’est à la fois de bonnes nouvelles et un hommage aux politiques agressives d’endiguement de l’épidémie menées ces derniers mois, ainsi qu’aux politiques budgétaire et monétaire adoptées depuis le début de la pandémie. Notre économie a réalisé de meilleures performances que les autres pays industrialisés. Les autorités américaines doivent en tirer une satisfaction.

Mais de nouvelles conditions requièrent de nouvelles approches. A présent, le principal risque pour l’économie américaine est la surchauffe et l’inflation. Il y a encore six mois, il était raisonnable de considérer la faible croissance, le chômage élevé et les pressions déflationnistes comme le principal risque pour l’économie. Aujourd’hui, même s’il est essentiel de continuer les efforts de soutien, notre politique macroéconomique doit changer de focale.

Les pressions inflationnistes proviennent de la stimulation de la demande créée par l’épargne de 2.000 milliards de dollars que les Américains ont accumulée durant la pandémie ; des achats de dette à grande échelle par la Réserve fédérale, ainsi que les prévisions de la Fed de taux d’intérêt essentiellement nuls jusqu’en 2024 ; de la relance budgétaire d’environ 3.000 milliards de dollars adoptée par le Congrès ; et de l’explosion des cours boursiers et des prix de l’immobilier.

Ce n’est pas qu’une conjecture. L’indice des prix à la consommation a atteint un rythme annuel de 7,5 % au cours du premier trimestre et les anticipations d’inflation ont bondi à un rythme jamais observé depuis que les obligations indexées à l’inflation ont été introduites, il y a une génération. Déjà, les prix à la consommation ont presque augmenté autant que la Fed ne s’y attendait pour l’ensemble de l’année. "Nous voyons une inflation très substantielle", a récemment observé Warren Buffett dans des remarques qui sont typiques de celles que font les chefs d’entreprise à travers le pays. "Nous sommes en train d’augmenter les prix. Les gens nous augmentent les prix et c’est accepté"

La Fed et l’administration Biden ont entièrement raison de souligner qu’une partie de cette inflation, telle que la hausse des prix des voitures d’occasion le mois dernier, est transitoire. Mais ce que nous observons n’est qu’en partie temporaire. Plusieurs facteurs suggèrent que l’inflation peut très bien accélérer, notamment de nouvelles pressions à la hausse sur les prix, comme la croissance de la demande dépasse celle de l’offre ; la hausse des coûts des matériaux et la baisse des stocks ; la hausse des prix de l’immobilier qui ne s’est pas reflétée dans les indices des prix officiels ; et l’impact des anticipations d’inflation sur le comportement des acheteurs. La hausse du salaire minimum, le renforcement des syndicats, le développement des avantages des personnels et le renforcement de la réglementation sont désirables, mais ils poussent aussi à la hausse les coûts des entreprises et les prix.

Il est possible que la Fed puisse contenir les pressions inflationnistes en relevant les taux d’intérêt sans endommager l’économie. Mais dans l’environnement actuel, où les marchés autour du monde ont été amenés à croire que les taux resteraient très faibles pour l’avenir immédiat, cela sera très difficile, en particulier en raison du nouvel engagement de la Fed à atteindre de voir une inflation soutenue se manifester avant d’agir. L’histoire ici n’est pas très encourageante. A chaque fois que la Fed a suffisamment appuyé sur la pédale de frein pour ralentir significativement la croissance, l’économie a basculé dans la récession.

Dans quelle mesure une accélération de l’inflation importe-t-elle ? En général, les hausses de l’inflation nuisent de façon disproportionnée aux pauvres et sont associées à une dégradation de la confiance envers le gouvernement. Certains considèrent que l’inflation a joué un rôle dans l’élection de Richard Nixon en 1968 et de Ronald Reagan en 1980.

Jason Furman, économiste en chef du de Barack Obama, a récemment dit que le plan de sauvetage américain était définitivement "trop gros pour l’instant", en ajoutant : "je ne connais pas d’économiste qui ait recommandé quelque chose d’une ampleur". Une relance excessive impulsée par des considérations politiques fut une énorme erreur de politique dont les effets seraient aggravés si les inquiétudes quant à une éventuelle surchauffe de l’économie empêchaient le Congrès de faire les types d’investissements publiques nécessaires qui sont au cœur de la focale du Jobs and Families Plans du Président Biden.

Donc, comment pouvons-nous contenir les risques de surchauffe et promouvoir la croissance soutenable, tout en faisant les investissements nécessaires dans les infrastructures, le verdissement de l’économie et aider les familles à faible revenu ou à revenu intermédiaire ? Tout d’abord, en ce qui concerne la Fed, les autorités monétaires doivent contribuer à contenir les anticipations d’inflation et réduire le risque de chocs récessifs majeurs en reconnaissant explicitement que cette surchauffe, et non un manque de demande, constitue le risque prédominant à court terme pour l’économie. Le resserrement monétaire semble nécessaire et il est important de préparer la voie à ce processus délicat. Entre-temps, l’administration doit continuer de respecter l’indépendance de la Fed lorsqu’elle changera l’orientation de sa politique monétaire. De claires déclarations que les Etats-Unis désirent un dollar fort aideraient aussi à ancrer les anticipations d’inflation.

Deuxièmement, des politiques vers les travailleurs doivent cibler les pénuries de main-d’œuvre que l’on observe aujourd’hui. Les allocations-chômage permettant aux travailleurs de gagner davantage sans travailler qu’en travaillant devront sûrement cesser d’ici septembre ; dans certaines régions du pays, elles doivent bientôt être retirées. Les bonus des réembauche doivent être considérées et la focale doit être placée sur la promotion de la mobilité et la formation des travailleurs pour les professions où la main-d’œuvre manque. Là où les exigences "made in America" exacerbent les pénuries d’emploi et poussent les prix à la hausse, elles doivent être reconsidérées.

Troisièmement, il est essentiel de faire des investissements publics de long terme pour accroître la productivité et permettre à davantage de personnes de travailler. Ce serait une grave erreur de réduire excessivement les investissements publics en raison de craintes d’inflation. Ce n’est pas en raison des emplois qu’ils créent directement, mais en raison des accroissements de long terme du potentiel productif, de la soutenabilité et de l’inclusion qu’ils génèrent. Mais là où cela est possible, les investissements dans les infrastructures doivent être financés en reprogrammant des fonds du plan de sauvetage, comme ceux qui sont à présent utilisés par certains Etats pour financer des baisses d’impôts. En outre, les dépenses courantes financées par les impôts futurs peuvent davantage stimuler une économie déjà en surchauffe. L’opposé, c’est-à-dire l’accroissement des recettes en amont des recettes ou du moins parallèle aux dépenses, pourrait assurer une croissance plus soutenable. (…) »

Lawrence Summers, « The inflation risk is real », 24 mai 2021. Traduit par Martin Anota



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