« 60 % de la richesse des 0,01 % des plus riches en Russie sont détenus à l’étranger. L’économiste Gabriel Zucman de l’Université de Berkeley explique pourquoi les sanctions aveugles, telles que celles qui ont entraîné la chute du rouble et des marchés financiers russes cette semaine, "nuisent aux Russes ordinaires", mais sont moins efficaces pour cibler des individus aisés qui possèdent leurs actifs dans des devises étrangères. (…)

A travers le monde, les gouvernements ont privé des oligarques russes de leur accès au système financier, gelé leurs actifs et saisi leurs luxueux yachts. Le graphique suivant, basé sur une étude de 2018 réalisée par Annette Alstadsæter, Niels Johannesenn et Gabriel Zucman, montre pourquoi de telles sanctions sont particulièrement prometteuses comme moyen pour faire pression sur la Russie :

GRAPHIQUE Part de la richesse totale des ménages détenue par les 0,1 % les plus aisés (en %)

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Selon les estimations d’Alstadsæter et de ses coauteurs, plus de la moitié du patrimoine des 0,01 % des ménages les plus riches de Russie est détenue dans le reste du monde.

Pour estimer la taille de la richesse offshore de la Russie, les trois économistes ont "observé l’écart entre le (très large) excédent commercial de la Russie et sa (plus petite) accumulation d’actifs étrangers telle qu’elle est enregistrée. La différence reflète probablement une accumulation d’actifs dans les centres offshore qui échappe aux statistiques officielles", explique Zucman à ProMarket. Ce qu’ils ont trouvé est qu’en ce qui concerne la taille de sa richesse offshore, la Russie est "une anomalie" : alors que les auteurs constatent que l’équivalent de 10 % du PIB mondial est détenu dans les paradis fiscaux offshore, pour la Russie, selon leurs estimations, le chiffre s’élève à environ 60 %.

Dans une autre étude de 2018, Filip Novokmet, Thomas Piketty et Zucman ont estimé que la taille de la richesse offshore russe (équivalente à 85 % du revenu national) est plus de trois fois supérieure à celle des réserves étrangères officielles de la Russie. En outre, les auteurs constatent qu’"il y a autant de richesse financière détenue par les riches russes à l’étranger (…) que de richesse détenue par la population russe entière en Russie même."

Localiser la richesse russe dissimulée derrière les comptes d’opaques sociétés fictives dans les paradis fiscaux comme Chypre et la Suisse (aussi bien que dans l’immobilier de Londres et les cryptodevises) peut être difficile, mais le fait que tant de patrimoine russe soit détenu à l’extérieur du pays rend l’élite russe particulièrement vulnérable aux sanctions, amenant plusieurs responsables et observateurs occidentaux à croire que cibler la richesse offshore des chefs d’entreprise et politiciens affiliés à Poutine pourrait bien être le "talon d’Achille" du régime.

Cependant, en ce qui concerne l’efficacité des mesures annoncées jusqu’à présent, Zucman se montre moins optimiste. Le problème, dit-il, est que le ciblage de quelques riches alliés de Poutine ne suffit pas et que des efforts plus systématiques sont nécessaires (Zucman appelle depuis longtemps à la création d’un registre mondial des patrimoines).

"Je suis un peu sceptique à l’idée que le gel des actifs de quelques douzaines de personnes, les oligarques, puisse être très efficace", écrit-il. "Leur influence sur le régime de Poutine n’est pas claire et elle peut être surestimée. Il serait probablement plus efficace d’avoir une approche plus systématique, disons geler toutes les détentions offshore de plus de 10 millions de dollars, une politique qui affecterait de 10.000 à 20.000 Russes, ceux qui ont le plus bénéficié du règne de Poutine."

Selon Zucman, des sanctions aveugles, telles que celles qui ont provoqué la semaine dernière l’effondrement du rouble et décimé les marchés financières russes, "nuisent aux Russes ordinaires, dont beaucoup ont souffert du régime brutal de Poutine. Elles ont par contre peu d’effets sur les grands bénéficiaires du règne de Poutine, les ultra-riches qui possèdent leurs actifs en devises étrangères. Il serait plus rationnel de cibler les sanctions sur ce groupe". "Historiquement, ajoute Zucman, appauvrir toute une nation n'a conduit qu'au désastre." »

Asher Schechter, « Gabriel Zucman: “I’m a bit skeptical that freezing the assets of a few dozen oligarchs can be highly effective », in ProMarket, 4 mars 2022.



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