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Tag - Russie

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jeudi 28 avril 2022

Quelles leçons tirer de la saisie des actifs des oligarques russes ?

« La première et plus évidente leçon que nous pouvons tirer de la confiscation des actifs des oligarques russes est que la Russie d’avant le 24 février n’était pas une oligarchie, contrairement à ce que beaucoup croyaient, mais une autocratie autoritaire. Elle n’était pas gouvernée par quelques riches, mais par une seule personne. Pour tirer cette conclusion (assez évidente), nous devons revenir à la justification qui avait été initialement avancée lorsque la menace d’une saisie d’actifs a été formulée. Quand le gouvernement américain a évoqué une possible saisie des actifs des oligarques, c’était avant la guerre et dans l’espoir que la perspective de perdre l’essentiel de leur argent amènerait les oligarques à faire pression sur Poutine pour le pousser à ne pas envahir l’Ukraine. Nous pouvons penser que la totalité ou quasi-totalité des oligarques ciblés (et peut-être même ceux qui craignaient d’être ciblés) prirent conscience de ce qui était en jeu et devaient être contre la guerre. Mais leur influence était, comme nous le savons, nulle. Ironiquement, ils perdirent leurs actifs parce qu’ils n’étaient pas assez puissants.

Dans la mesure où leur influence sur cette importante question (dont dépendaient tous leurs actifs et leur style de vie) était nulle, alors le système n’était clairement pas une ploutocratie, mais une dictature. J’ai écrit à ce sujet dans un billet de juillet 2019 (…) où je distinguais entre les premiers milliardaires russes, qui manipulèrent le système politique (on ne doit pas oublier que ce fut Berëzovski qui porta Poutine à l’attention d’Eltsine parce qu’il pensait que Poutine pouvait être facilement contrôlé) et les nouveaux milliardaires, qui furent traités comme des gardiens d’actifs que l’Etat pouvait prendre, par décisions politiques, à n’importe quel instant. Il apparut (de façon inattendue) que ce n’est pas l’Etat russe qui prit leurs actifs, mais l’Etat américain. Mais il le fit précisément parce qu’il pensait (probablement pas précisément dans tous les cas) que les milliardaires étaient des "oligarques d’Etat".

C’est l’enseignement à tirer à propos de la nature du système politique russe. Mais quelles sont les implications de la saisie d’actifs ? Il y a, selon moi, deux types d’implications : celles mondiales et celles spécifiques à la Russie.

L’implication mondiale est que les ploutocrates étrangers qui placèrent souvent leur argent en dehors de leur pays d’origine vers des "lieux sûrs" aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Europe vont être beaucoup moins convaincus qu’une telle décision fasse sens. Cela va tout particulièrement s’appliquer aux milliardaires chinois, qui peuvent connaître le même destin que les milliardaires russes. Mais cela peut aussi s’appliquer à plein d’autres. Le fréquent usage de mesures de coercition économiques et financières signifie qu’en cas de problèmes politiques entre l’Occident et, disons, par exemple le Nigéria, l’Afrique du Sud ou le Venezuela la même recette sera appliquée aux milliardaires de ces pays, que ce soit comme punition ou dans l’espoir qu’ils fassent pression sur la politique de leur gouvernement. Dans de telles conditions, ils ne seraient guère avisés de garder leur argent dans des lieux aussi risqués que leur propre pays. Nous pouvons donc nous attendre à la croissance d’autres centres financiers, peut-être les pays du Golfe et l’Inde. La fragmentation financière est très probable et tiendra non seulement aux peurs des milliardaires mais aussi aux peurs de potentiels adversaires aux Etats-Unis comme la Chine que les actifs de leur gouvernement puissent s’avérer n’être que de simples morceaux de papier.

Quelles sont les probables implications pour la Russie ? Ici nous devons adopter une vue de plus long terme et nous tourner vers le passé du régime de Poutine. La conclusion que les milliardaires et les gens proches du pouvoir vont tirer est celle qui fut tirée à plusieurs reprises dans l’histoire russe et soviétique avant d’être oubliées. Laissons de côté les conflits entre les boyards et le tsar et considérons les similarités qui existent entre le régime actuel et le régime de Staline. (…) Poutine n’a pas encore commencé à exécuter les gens autour de lui, mais il a montré que, politiquement, ils n’importaient pas du tout. La conclusion que les futurs oligarques russes vont tirer est la même que celle qui tirèrent les membres du Politburo : il vaut mieux avoir un leadership collectif où les ambitions individuelles sont contraintes que de laisser une seule personne prendre tout le pouvoir.

Je pense que les futurs oligarques (qui sont probablement en train de faire leurs premiers pas) vont prendre conscience qu’ils peuvent rester ensemble ou se serrer les coudes. Sous Eltsine, quand ils dictaient la politique du gouvernement, ils préféraient se battre entre eux, ramener le pays au bord de l’anarchie et même de la guerre civile et ainsi ils facilitèrent l’ascension de Poutine qui introduisit un certain ordre.

Une autre implication est très similaire à ce que j’ai qualifié d’implication mondiale. A nouveau, il est utile de remonter dans le temps. Quand les privatisations originelles furent lancées en Russie, la logique économique sous-jacente était que cela n’importait pas (en termes d’efficience) de savoir qui obtiendrait les actifs parce que de meilleurs entrepreneurs pourront renchérir et que tout le monde sera incité à se battre pour l’Etat de droit simplement pour protéger ses gains. Les communistes seront incapables de revenir : "une fois que le dentifrice est sorti de son tube, on ne peut l’y remettre" (il s’agissait de la métaphore favorite pour appeler à des privatisations rapides et inéquitables). La comparaison a été faite avec les "barons voleurs" américains qui s’étaient enrichis par des moyens illicites, mais qui avaient intérêt à se battre pour la sûreté de la propriété une fois leur richesse constituée. On s’attendait à ce que les milliardaires russes fassent de même.

Cela n’a pas été le cas, car les milliardaires trouvèrent ce qui semblait être une meilleure façon de sécuriser leur l’argent : le placer en Occident. La plupart d’entre eux le firent et cela sembla être une excellente décision, tout du moins jusqu’à ce mois de février. Les nouveaux milliardaires post-Poutine vont probablement ne pas oublier cette leçon : donc nous devons nous attendre à ce qu’ils soient en faveur d’un gouvernement central faible, c’est-à-dire en faveur d’une vraie oligarchie, et qu’ils insistent sur l’Etat de droit, tout simplement parce qu’ils n’auront plus d’autre endroit où placer leur richesse. »

Branko Milanovic, « The lessons and implications of seizing Russian oligarchs’ assets », in globalinequality (blog), 16 avril 2022. Traduit par Martin Anota



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« Russie : les inégalités ont explosé depuis la fin de l'ère soviétique »

vendredi 4 mars 2022

Gabriel Zucman : « Je suis un peu sceptique à l’idée que le gel des actifs de quelques douzaines d'oligarques puisse être très efficace »

« 60 % de la richesse des 0,01 % des plus riches en Russie sont détenus à l’étranger. L’économiste Gabriel Zucman de l’Université de Berkeley explique pourquoi les sanctions aveugles, telles que celles qui ont entraîné la chute du rouble et des marchés financiers russes cette semaine, "nuisent aux Russes ordinaires", mais sont moins efficaces pour cibler des individus aisés qui possèdent leurs actifs dans des devises étrangères. (…)

A travers le monde, les gouvernements ont privé des oligarques russes de leur accès au système financier, gelé leurs actifs et saisi leurs luxueux yachts. Le graphique suivant, basé sur une étude de 2018 réalisée par Annette Alstadsæter, Niels Johannesenn et Gabriel Zucman, montre pourquoi de telles sanctions sont particulièrement prometteuses comme moyen pour faire pression sur la Russie :

GRAPHIQUE Part de la richesse totale des ménages détenue par les 0,1 % les plus aisés (en %)

Alstadsaeter_Johannesenn_Zucman__Part_de_la_richesse_menages_detenue_par_les_0_1___les_plus_aises_offshore_onshore.png

Selon les estimations d’Alstadsæter et de ses coauteurs, plus de la moitié du patrimoine des 0,01 % des ménages les plus riches de Russie est détenue dans le reste du monde.

Pour estimer la taille de la richesse offshore de la Russie, les trois économistes ont "observé l’écart entre le (très large) excédent commercial de la Russie et sa (plus petite) accumulation d’actifs étrangers telle qu’elle est enregistrée. La différence reflète probablement une accumulation d’actifs dans les centres offshore qui échappe aux statistiques officielles", explique Zucman à ProMarket. Ce qu’ils ont trouvé est qu’en ce qui concerne la taille de sa richesse offshore, la Russie est "une anomalie" : alors que les auteurs constatent que l’équivalent de 10 % du PIB mondial est détenu dans les paradis fiscaux offshore, pour la Russie, selon leurs estimations, le chiffre s’élève à environ 60 %.

Dans une autre étude de 2018, Filip Novokmet, Thomas Piketty et Zucman ont estimé que la taille de la richesse offshore russe (équivalente à 85 % du revenu national) est plus de trois fois supérieure à celle des réserves étrangères officielles de la Russie. En outre, les auteurs constatent qu’"il y a autant de richesse financière détenue par les riches russes à l’étranger (…) que de richesse détenue par la population russe entière en Russie même."

Localiser la richesse russe dissimulée derrière les comptes d’opaques sociétés fictives dans les paradis fiscaux comme Chypre et la Suisse (aussi bien que dans l’immobilier de Londres et les cryptodevises) peut être difficile, mais le fait que tant de patrimoine russe soit détenu à l’extérieur du pays rend l’élite russe particulièrement vulnérable aux sanctions, amenant plusieurs responsables et observateurs occidentaux à croire que cibler la richesse offshore des chefs d’entreprise et politiciens affiliés à Poutine pourrait bien être le "talon d’Achille" du régime.

Cependant, en ce qui concerne l’efficacité des mesures annoncées jusqu’à présent, Zucman se montre moins optimiste. Le problème, dit-il, est que le ciblage de quelques riches alliés de Poutine ne suffit pas et que des efforts plus systématiques sont nécessaires (Zucman appelle depuis longtemps à la création d’un registre mondial des patrimoines).

"Je suis un peu sceptique à l’idée que le gel des actifs de quelques douzaines de personnes, les oligarques, puisse être très efficace", écrit-il. "Leur influence sur le régime de Poutine n’est pas claire et elle peut être surestimée. Il serait probablement plus efficace d’avoir une approche plus systématique, disons geler toutes les détentions offshore de plus de 10 millions de dollars, une politique qui affecterait de 10.000 à 20.000 Russes, ceux qui ont le plus bénéficié du règne de Poutine."

Selon Zucman, des sanctions aveugles, telles que celles qui ont provoqué la semaine dernière l’effondrement du rouble et décimé les marchés financières russes, "nuisent aux Russes ordinaires, dont beaucoup ont souffert du régime brutal de Poutine. Elles ont par contre peu d’effets sur les grands bénéficiaires du règne de Poutine, les ultra-riches qui possèdent leurs actifs en devises étrangères. Il serait plus rationnel de cibler les sanctions sur ce groupe". "Historiquement, ajoute Zucman, appauvrir toute une nation n'a conduit qu'au désastre." »

Asher Schechter, « Gabriel Zucman: “I’m a bit skeptical that freezing the assets of a few dozen oligarchs can be highly effective », in ProMarket, 4 mars 2022.



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« Russie : les inégalités ont explosé depuis la fin de l'ère soviétique »

« Qui place sa richesse dans les paradis fiscaux ? »

jeudi 3 mars 2022

La fin de la fin de l’Histoire. Qu’avons-nous appris jusqu’à présent ?

« Les guerres sont les événements les plus horribles qui soient. Elles ne devraient jamais survenir. Tous les efforts humains devraient être consacrés à rendre les guerres impossibles. Pas simplement illégales, mais impossibles, dans le sens où personne ne devrait être capable, ni incité à les déclencher. Mais nous n’en sommes malheureusement pas encore là. L’humanité n’a pas assez évolué pour y parvenir. Nous sommes au milieu d’une guerre qui pourrait devenir un conflit très meurtrier.

Les guerres sont aussi une opportunité (…) pour reconsidérer nos idées. Certaines choses deviennent particulièrement claires. Certaines de nos croyances se révèlent être des illusions. Le masque des charlatans tombe. Nous devons considérer le monde tel qu’il est, non celui que nous imaginions la veille.

Donc, qu’avons-nous appris après une semaine de guerre entre l’Ukraine et la Russie ? Je vais essayer de ne pas spéculer à propos de son dénouement. Personne ne le connaît. Le conflit peut finir avec l’occupation et la soumission de l’Ukraine ou bien avec l’effondrement de la Russie. Et il y a plein d’issues possibles entre ces deux scénarios. Ni moi-même, ni mes lecteurs, ni Poutine, ni Biden ne connaissent le dénouement. Donc je ne vais pas spéculer en ce qui le concerne. Donc, quels enseignements semblons-nous avoir tirés jusqu’à présent ?

1. Le pouvoir de l’oligarchie. Le pouvoir de l’oligarchie, en ce qui concerne la raison d’Etat, est limité. Nous avons eu tendance à croire que la Russie, une économie capitaliste oligarchique, était aussi un pays où les riches avaient une influence décisive sur la politique. Peut-être que pour plusieurs décisions du quotidien c’est le cas. (Je n’ai pas en tête ici les oligarques qui vivent à Londres ou à New York, mais ceux qui vivent à Moscou et Saint-Pétersbourg et qui peuvent aussi diriger ou être propriétaires de puissantes entreprises privées ou semi-publiques.) Mais quand les affaires d’Etat sont sérieuses, pour le pouvoir organisé, c’est-à-dire l’Etat, l’oligarchie ne joue pas. La menace de sanctions, si visiblement affichée et claironnée par les Etats-Unis plusieurs semaines avant que la guerre n’éclate, peut avoir poussé les oligarques russes à déplacer leurs yachts aussi loin que possible de la juridiction américaine ou à s’engager dans des ventes forces de leur propriété, mais cela ne fait guère de différence pour la décision de Vladimir Poutine d’aller en guerre.

L’achat d’influence par les riches russes au sein du parti conservateur au Royaume-Uni ou des deux partis aux Etats-Unis n’importe pas non plus. Ni même la "sacro-sainte propriété privée" sur laquelle les Etats-Unis furent créés (et qui attira en premier lieu les oligarques pour y déposer la richesse qu’ils ont volée). Les Etats-Unis ont probablement procédé au plus grand transfert de richesse entre pays que l’on ait pu connaître au cours de l’Histoire. C’est l’équivalent de la fermeture des propriétés ecclésiastiques par Henry VIII. Alors que nous avons vu des confiscations aussi gigantesques au sein des pays (pensons aux révolutions française et russe), nous n’en avons pas vues de telles, réalisées d’un seul coup, en vingt-quatre heures, entre pays.

2. La fragmentation financière. Le corolaire de ce point est que les gens extrêmement riches ne sont plus préservés des forces politiques, même s’ils changent de nationalité, contribuent aux campagnes électorales ou inaugurent une aile de musée. Ils peuvent se retrouver victimes de la géopolitique qu’ils ne contrôlent pas et qui se trouve hors de leur portée et parfois au-delà de leur compréhension. Rester excessivement riche requiert plus que jamais du savoir-faire politique. Il est impossible de dire si les plus riches au monde verront dans cette confiscation la nécessité de capturer plus sérieusement que jamais l’appareil de l’Etat ou de trouver de nouveaux endroits pour placer leurs richesses. Cela va probablement entraîner la fragmentation de la mondialisation financière et la création de nouveaux centres financiers alternatifs, probablement en Asie. Où seront-ils ? Je pense que les meilleurs candidats sont les pays démocratiques avec une indépendance judiciaire, mais jouissant d’un poids politique international et d’une marge de manœuvre suffisants pour ne pas avoir à subir les pressions des Etats-Unis, de l’Europe ou de la Chine. Ce sont Bombay et Djakarta qui me viennent à l’esprit.

3. La fin de la fin de l’Histoire. Nous, ou du moins certains d’entre nous, avons eu tendance à croire que la "fin de l’Histoire" signifiait non seulement que le système politique et économique ultime a été découvert une nuit en novembre 1989, mais aussi que les instruments archaïques des luttes internationales ne réapparaitraient pas. Les événements ont à plusieurs reprises contredit cette dernière idée, de l’Iraq et l’Afghanistan à la Lybie. Une démonstration plus brutale est aujourd’hui à l’œuvre, là où les frontières sont redessinées en utilisant des instruments auxquels le Monde avait recours pendant cinq millénaires d’Histoire retranscrite, mais que l’on pensait obsolètes.

Le conflit actuel nous montre que la complexité du monde, son "bagage" culturel et historique, sont importants et que l’idée qu’un unique type de système sera embrassé par tous est une illusion. C’est une illusion dont les conséquences sont sanglantes. Pour avoir la paix, nous devons apprendre à vivre en acceptant les différences. Ces différences ne sont pas les différences triviales que l’on entend habituellement lorsque nous nous disons ouverts (ou non) à la variété, par exemple dans les façons de nous habiller, dans nos préférences sexuelles ou dans nos pratiques alimentaires. Les différences que nous devons accepter et avec lesquelles nous devons vivre sont bien plus fondamentales et elles sont liées à la façon par laquelle les sociétés fonctionnent, ce à quoi elles croient et ce qu’elles pensent être la source de légitimité de leur gouvernement. Cela peut bien sûr changer au cours du temps dans une société donnée, comme cela a été le cas à plusieurs reprises par le passé. Mais à un instant donné, cela ne sera pas la même chose d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, d’une religion à l’autre. Se dire qu’une personne qui n’est pas "comme nous" est d’une façon ou d’une autre déficiente ou qu’elle n’a pas conscience qu’il lui serait mieux d’être "comme nous" va rester (si nous gardons cette croyance erronée) la source de conflits incessants. »

Branko Milanovic, « The end of the end of history: what have we learned so far? », globalinequality (blog), 2 mars 2022. Traduit par Martin Anota



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« Russie : les inégalités ont explosé depuis la fin de l'ère soviétique »

« Qui place sa richesse dans les paradis fiscaux ? »

mercredi 2 mars 2022

La Russie va perdre la guerre

« La Russie est un petit pays. D’un point de vue économique, j’entends. Le produit intérieur brut (PIB) de la Russie est d’environ la même taille que le PIB combiné de la Belgique et des Pays-Bas. Même si vous ajoutiez ces deux pays à la Russie, cela resterait un petit pays. Le PIB de la Russie représente à peine 10 % du PIB de l’UE. La Russie est un nain économique en Europe.

Est-ce qu’un pays aussi petit peut gagner une guerre intense contre un pays qui résiste bec et ongles et qui devra être longuement occupé ? Ma réponse est non. La Russie ne dispose pas des ressources pour le faire.

Pour gagner une telle guerre, la Russie aurait à drastiquement accroître ses dépenses militaires. La Russie dépense aujourd’hui 62 milliards de dollars, soit presque 5 % de son PIB, dans la défense. C’est l’équivalent de 8 % des dépenses des Etats-Unis en matière de défense. Un tel budget de défense ne suffira pas pour poursuivre une guerre intense et prolongée.

Davantage de dépenses militaires devront être faites. Mais les dépenses militaires sont un gâchis économique. Les tanks et les avions de combat qui doivent être produits pour gagner la guerre sont des investissements économiquement inutiles. Ce n’est pas la même chose qu’avec les investissements en machines (et autres facteurs de production) qui permettent de produire davantage à l’avenir. Les tanks et les combattants ne permettront pas d’accroître d’un rouble supplémentaire la production future. Ils vont cependant faire pression sur l’investissement productif. La petite économie que constitue la Russie aujourd’hui va par conséquent être plus faible à l’avenir.

Au lieu de réduire son investissement productif, le dictateur russe peut réduire la consommation en Russie pour permettre de dépenser davantage en défense. Le fait que la Russie ait un si faible PIB alors que le pays a 146 millions d’habitants (soit 5 fois la population de la Belgique plus celle des Pays-Bas) dissimule le fait qu'une part significative des Russes sont pauvres. Poutine aurait à les pousser davantage dans la pauvreté pour réaliser ses ambitions mégalomaniaques. Il est douteux qu’une telle politique renforce sa dictature.

Il y a d’autres effets à attendre d’une politique poussant un pays dans une économie de guerre. Les revenus gagnés dans l’industrie de guerre ne pourront être dépensés dans les biens de consommation parce que leur production aura été restreinte. En conséquence, l’inflation va brutalement augmenter. La tentation sera forte d’introduire un contrôle des prix. Le résultat est bien connu : du rationnement et de la rareté. Paradoxalement, cela permettra à Poutine de réaliser son ambition : un retour à l’Union soviétique avec ses longues queues au devant des magasins.

La Russie est économiquement un petit pays. C’est aussi un pays sous-développé. Elle a une structure de production typique d’un pays africain. Elle exporte essentiellement des matières premières et de l’énergie (du gaz et du pétrole brut). Celles-ci représentent 80 % des exportations russes. Les importations sont concentrées dans les produits manufacturés (équipements, équipement de transport, électronique, produits chimiques, produits pharmaceutiques). Ces produits représentent plus des trois quarts des importations russes.

Le problème avec un tel pays sous-développé est que les recettes tirées de l’exportation sont sujettes à de larges fluctuations. Aujourd’hui, les prix de l’énergie et des matières premières sont très élevés. Cela permet à la Russie d’accumuler plus de 600 milliards de dollars en réserves internationales (en dollars, en euros, en livre sterling, en or). Cela a aussi permis de stimuler les recettes budgétaires du gouvernement russe. Mais ce sont des effets temporaires. Cela a créé l’illusion que la Russie a les ressources pour mener une guerre prolongée.

Il est déjà manifeste que c’est une illusion. Environ la moitié de ces réserves internationales ont déjà été gelées par les mesures punitives imposées par les pays occidentaux. Cela rend également manifeste à quel point un pays sous-développé est dépendant des pouvoirs occidentaux qui contrôlent le système financier international. Le vaste stock de réserves internationales désormais disponibles pour la Russie n’est pas une source de pouvoir, mais son talon d’Achille.

En outre, les prix élevés des matières premières sont un phénomène temporaire. Ce qui s’élève finit par redescendre. Les prix du gaz, les prix du pétrole et les prix des matières premières vont chuter à nouveau, ce qui réduira les ressources disponibles pour le gouvernement russe et rendre une guerre prolongée impossible.

La Russie peut réduire ses livraisons de gaz à l’Europe en réponse aux sanctions occidentales. Cela serait certainement douloureux à court terme pour ces pays qui se sont bêtement rendus dépendants du gaz russe. Si la Russie réduisait aujourd’hui ses livraisons de gaz, cela détruirait à long terme l’un des piliers des recettes étrangères russes comme les pays européens rechercheront des alternatives. Cela réduirait davantage les ressources de la Russie pour mener le conflit.

La Russie est économiquement un petit pays fragile. C’est bien sûr un grand et puissant pays grâce à son arsenal nucléaire. Les bombes nucléaires ne permettent pas de gagner de façon conventionnelle une guerre, mais on peut détruire un pays avec elles, en un clin d’œil. Et c’est là que réside le grand risque pour le reste du monde. Que fait un dictateur lorsqu’il prend conscience qu’il ne peut gagner la guerre par des moyens conventionnels ? C’est la question la plus terrifiante qui reste aujourd’hui. »

Paul De Grauwe, « Russia will lose the war », in Ivory Tower (blog), 28 février 2022. Traduit par Martin Anota

mardi 1 mars 2022

L’impact des sanctions économiques sur la Russie

« En temps normal, les sanctions économiques sont largement une mesure symbolique adoptées pour dénoncer les actions d’un pays et rien d’autre. Cette fois, c’est différent, mais beaucoup de temps risque de s’écouler avant qu’elles ne fonctionnent…

Par le passé, les sanctions économiques étaient largement symboliques. Prenons une métaphore. C’est comme si votre banque avait annulé votre carte de crédit : c’est un inconvénient, mais ce n’est pas une catastrophe et cela ne changera guère votre comportement. Vous irez dans une autre banque et vous souscrirez à une autre carte de crédit.

A présent, imaginez qu’au lieu d’être interdit de l’usage d’une carte de crédit vous soyez interdit de toutes les banques et de l’ensemble du système de crédit. Si vous ne pouvez plus du tout emprunter, ce sera bien plus douloureux et vous pourriez y réfléchir à deux fois dans vos choix.

C’est l’équivalent des sanctions qui ont été imposées à la Russie en conséquence de son invasion de l’Ukraine. Les sanctions économiques qui ont été imposées sont en effet douloureuses et elles vont finir par faire s’effondrer l’économie russe. Cependant, cela prendra du temps. Poutine et le gouvernement russe ne s’inquièteront pas des coûts économiques à court terme ; ils penseront que c’est un petit prix à payer pour construire leur empire.

Les sanctions à l’encontre de la Russie s’apparentent davantage à une mort due à des milliers d’entailles qu’à un coup fatal. Il fallut des décennies d’isolement et de déclin avant que l’Union soviétique ne s’écroule en 1991. Ce qui est différent à présent est le degré d’intégration mondiale. Quand j’étais jeune garçon en Union soviétique, dans ce territoire que l’on appelle à présent l’Ukraine, je n’avais jamais eu un dollar entre les mains. Les choses sont bien différentes de nos jours et l’économie russe est dépendante des échanges avec le reste du monde. Même à présent le gouvernement russe force les exportateurs à vendre en dollars de façon à se couvrir contre la chute du rouble.

Considérons la bravade de la Russie à propos de la dépendance de l’Europe et de l’Occident à son pétrole et à son gaz. Poutine affirme que les autres pays ne peuvent survivre sans les exportations russes. Mais la vérité est que la Russie ne peut pas survivre sans ses exportations, dans la mesure où elles constituent une source de revenu majeure. Cette dépendance va probablement accélérer l’effondrement de l’économie russe.

En outre, les compagnies pétrolières russes comme Rosneft et Gazprom peuvent se retrouver avec un handicap technologique en raison du désinvestissement des entreprises occidentales, comme celui annoncée par BP et Shell par exemple. Une fois leurs gisements de pétrole actuels asséchés, auront-elles la technologie pour forer dans les régions inexplorées comme l’Arctique par exemple ? Le déclin technologique dont a souffert l’Union soviétique après avoir envahi l’Afghanistan peut donner un aperçu de ce qui pourrait arriver à la Russie.

Une sanction ne fera pas tout à elle seule et tout cela ne surviendra pas d’un coup, mais le déclin de l’économie russe va en définitive se produire. C’est malheureux pour la population russe, mais cela aura été le choix de Poutine. Tout comme avec Hitler, toutes les personnes qui se sont affiliées à lui devront également être punies, parce qu’elles lui ont donné la possibilité de faire ce qu’il a fait. C’est l’objectif des récentes sanctions annoncées contre les oligarques russes et les alliés de Poutine.

Les pays imposant ces sanctions vont souffrir en conséquence de celles-ci de coûts majeurs, notamment une hausse des prix du gaz. Mais cela ne sera rien en comparaison avec les centaines de milliards de dollars qui devront être dépensés en armes, armées et défense si l’Ukraine tombait et qu’une nouvelle course à l’armement débutait. Souvenons-nous que le coût de la Guerre froide s’est élevé à des milliers de milliards de dollars, de l’argent qui aurait pu être dépensé en éducation, en santé et dans les nouvelles technologies. »

Yuriy Gorodnichenko, « The impact of economic sanctions on Russia », in ProMarket, 28 février 2022. Traduit par Martin Anota

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