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Tag - conflit russo-ukrainien

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samedi 12 mars 2022

Comment le choc Poutine pourrait affecter l’économie mondiale

« Quand Vladimir Poutine a commencé à envahir l’Ukraine, je pense qu’il est juste de dire que la plupart des observateurs s’attendaient à ce qu’il s’en tire. Les imposantes forces armées russes prendraient Kiev et d’autres grandes villes en quelques jours ; l’Occident répondrait avec sa timidité habituelle, ne donnant à la Russie qu’une petite tape sur les doigts.

Ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, 13 jours après le début de l’assaut, avec Kiev et Kharkiv tenant encore et les forces russes faisant face à une forte résistance ukrainienne (aidée par un afflux rapide d’armes occidentales) et à de désastreux problèmes logistiques. En parallèle, les sanctions occidentales exercent clairement déjà de sévères effets sur l’économie russe et peuvent encore s’aggraver. Bien évidemment, tout cela peut changer : les forces russes peuvent se regrouper et reprendre l’offensive ; les faibles gouvernements occidentaux peuvent commencer à retirer les sanctions. Pour l’instant, cependant, Poutine fait face à des conséquences bien pires qu’il ne pouvait s’imaginer.

Malheureusement, résister à l’agression a un prix. Les événements en Ukraine et en Russie vont en particulier entraîner de sérieux coûts pour l’économie mondiale. La question est de savoir à quel point ils seront sérieux. Ma conviction est que ce sera mauvais, mais pas catastrophique. En l’occurrence, le choc Poutine a peu de chances d’être aussi mauvais que les chocs pétroliers qui déstabilisèrent l’économie mondiale dans les années 1970.

Comme dans les années 1970, le coup infligé à l’économie mondiale vient des prix des matières premières. La Russie est une grande exportatrice de pétrole et de gaz naturel ; la Russie et l’Ukraine sont (ou étaient) toutes deux de grandes exportatrices de blé. Donc la guerre a un gros impact sur les prix de l’énergie et des produits alimentaires.

Commençons avec l’énergie. Jusqu’à présent, les sanctions appliquées par l’Europe à la Russie ne s’appliquent pas aux exportations russes de pétrole et de gaz ; les Etats-Unis bannissent les importations de pétrole en provenance de Russie, mais cela n’importe pas beaucoup, parce que les Américains peuvent acheter du pétrole ailleurs et que la Russie peut en vendre ailleurs. Les marchés réagissent néanmoins comme si l’offre de pétrole allait être perturbée, soit par des sanctions futures, soit parce que les compagnies énergétiques mondiales, craignant un contrecoup de la part du public, sont en train de "s’auto-sanctionner" pour leurs achats de pétrole brut russe. En effet, Shell, qui a acheté du pétrole russe au rabais il y a quelques jours s’est excusée et a indiqué qu’elle ne le referait pas. Dans tous les cas, le prix du pétrole réel (c’est-à-dire ajusté de l’inflation) a presque rejoint le niveau qu’il avait atteint durant la Révolution iranienne en 1979 :

GRAPHIQUE 1 Prix réels du pétrole aux Etats-Unis (en indices, base 100 en janvier 2022)

Krugman_FRED_prix_reels_du_petrole_aux_Etats-Unis.png

Pour être honnête, je suis un peu intrigué par l’ampleur de cette hausse du prix. Oui, la Russie est une grande exportatrice de pétrole, mais elle représente seulement 11 % de la production mondial, alors que les producteurs du Golfe persique extrayaient un tiers du pétrole mondial dans les années 1970 :

GRAPHIQUE 2 Production de pétrole (en milliers de milliards de kWh)

Krugman__production_petrole_mondiale_Russie_Golfe_persique.png

Et la Russie va probablement trouver des façons de vendre une part significative de son pétrole malgré les sanctions occidentales. En outre, l’économie mondiale est bien moins dépendante du pétrole qu’elle n’a pu l’être par le passé. L’intensité en pétrole, c’est-à-dire le nombre de barils de pétrole consommés par dollar réel de PIB, est moitié moindre ce qu’elle était dans les années 1970 :

GRAPHIQUE 3 Intensité en pétrole mondiale : nombre de barils de pétrole pour 1.000 dollars de PIB (aux prix de 2015)

Krugman__intensite_en_petrole_du_PIB_mondial.png

Que dire à propos du gaz naturel ? L’Europe dépend beaucoup de la Russie pour se fournir en gaz. Mais la consommation de gaz est fortement saisonnière :

GRAPHIQUE 4 Consommation de gaz de l’UE (en milliards de mètres cubes)

Krugman__consommation_Europe_gaz.png

Donc, l’impact de la perturbation russe ne sera pas aussi fort tout au long de l’année, mais espérons que l’Europe prenne des mesures pour se rendre moins vulnérable.

Globalement, la crise énergétique provoquée par Poutine sera sérieuse, mais probablement pas catastrophique. Ma plus grande inquiétude pour les Etats-Unis, du moins, est politique. Vous pourriez penser que les Républicains ne peuvent pas à la fois demander à ce que les Etats-Unis cessent d’acheter du pétrole russe et attaquer le Président Biden pour les prix élevés de l’essence. (…) Pourtant, c’est précisément ce qui se passe.

La politique de côté, l’alimentation pourrait poser un plus gros problème que l’énergie. Avant la guerre de Poutine, la Russie et l’Ukraine représentaient, ensemble, plus du quart des exportations mondiales de blé. Maintenant, la Russie est sanctionnée et l’Ukraine est une zone de guerre. Chose peu surprenante, les prix du blé ont explosé, en passant de moins de 8 dollars le boisseau avant que la Russe ne commence à masser ses forces autour de l’Ukraine à 13 dollars à présent. Dans les régions riches comme l’Amérique du Nord et l’Europe, cette hausse des prix va être douloureuse, mais pour l’essentiel tolérable, simplement parce que les consommateurs des pays développés dépensent une part relativement faible de leur revenu dans l’alimentation. Pour les pays plus pauvres, où l’alimentation représente une large fraction du budget des familles, le choc sera bien plus sévère.

Enfin, quel sera l’impact de la guerre en Ukraine sur la politique économique ? L’explosion des prix du pétrole et des produits alimentaires va accroître le taux d’inflation, qui était déjà inconfortablement élevé. Est-ce que la Réserve fédérale va réagir en relevant ses taux d’intérêt, ce qui pèserait sur la croissance économique ? Probablement pas. La Fed se focalise depuis longtemps non pas sur l’inflation globale, mais sur l’inflation "sous-jacente", qui exclut les prix alimentaires et énergétiques, très volatiles, une focalisation qui s’est révélée opportune par le passé. Donc, le choc Poutine est exactement le genre d’événement que la Fed ignore normalement. Et c’est ce que les marchés financiers semblent croire : leurs anticipations des taux directeurs de la Fed au cours des prochains mois ne semblent pas du tout avoir été révisées.

Globalement, le choc russe touchant l’économie mondiale sera désagréable, mais probablement pas horrible. Si Poutine imagine qu’il peut prendre le monde en otage, eh bien, c’est probablement un autre mauvais calcul de sa part. »

Paul Krugman, « How the Putin shock might affect the world economy », 8 mars 2022. Traduit par Martin Anota



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« Le lien entre prix du pétrole et croissance mondiale : les temps ont-ils changé ? »

« Quarante ans de fluctuations du prix du pétrole »

vendredi 4 mars 2022

Gabriel Zucman : « Je suis un peu sceptique à l’idée que le gel des actifs de quelques douzaines d'oligarques puisse être très efficace »

« 60 % de la richesse des 0,01 % des plus riches en Russie sont détenus à l’étranger. L’économiste Gabriel Zucman de l’Université de Berkeley explique pourquoi les sanctions aveugles, telles que celles qui ont entraîné la chute du rouble et des marchés financiers russes cette semaine, "nuisent aux Russes ordinaires", mais sont moins efficaces pour cibler des individus aisés qui possèdent leurs actifs dans des devises étrangères. (…)

A travers le monde, les gouvernements ont privé des oligarques russes de leur accès au système financier, gelé leurs actifs et saisi leurs luxueux yachts. Le graphique suivant, basé sur une étude de 2018 réalisée par Annette Alstadsæter, Niels Johannesenn et Gabriel Zucman, montre pourquoi de telles sanctions sont particulièrement prometteuses comme moyen pour faire pression sur la Russie :

GRAPHIQUE Part de la richesse totale des ménages détenue par les 0,1 % les plus aisés (en %)

Alstadsaeter_Johannesenn_Zucman__Part_de_la_richesse_menages_detenue_par_les_0_1___les_plus_aises_offshore_onshore.png

Selon les estimations d’Alstadsæter et de ses coauteurs, plus de la moitié du patrimoine des 0,01 % des ménages les plus riches de Russie est détenue dans le reste du monde.

Pour estimer la taille de la richesse offshore de la Russie, les trois économistes ont "observé l’écart entre le (très large) excédent commercial de la Russie et sa (plus petite) accumulation d’actifs étrangers telle qu’elle est enregistrée. La différence reflète probablement une accumulation d’actifs dans les centres offshore qui échappe aux statistiques officielles", explique Zucman à ProMarket. Ce qu’ils ont trouvé est qu’en ce qui concerne la taille de sa richesse offshore, la Russie est "une anomalie" : alors que les auteurs constatent que l’équivalent de 10 % du PIB mondial est détenu dans les paradis fiscaux offshore, pour la Russie, selon leurs estimations, le chiffre s’élève à environ 60 %.

Dans une autre étude de 2018, Filip Novokmet, Thomas Piketty et Zucman ont estimé que la taille de la richesse offshore russe (équivalente à 85 % du revenu national) est plus de trois fois supérieure à celle des réserves étrangères officielles de la Russie. En outre, les auteurs constatent qu’"il y a autant de richesse financière détenue par les riches russes à l’étranger (…) que de richesse détenue par la population russe entière en Russie même."

Localiser la richesse russe dissimulée derrière les comptes d’opaques sociétés fictives dans les paradis fiscaux comme Chypre et la Suisse (aussi bien que dans l’immobilier de Londres et les cryptodevises) peut être difficile, mais le fait que tant de patrimoine russe soit détenu à l’extérieur du pays rend l’élite russe particulièrement vulnérable aux sanctions, amenant plusieurs responsables et observateurs occidentaux à croire que cibler la richesse offshore des chefs d’entreprise et politiciens affiliés à Poutine pourrait bien être le "talon d’Achille" du régime.

Cependant, en ce qui concerne l’efficacité des mesures annoncées jusqu’à présent, Zucman se montre moins optimiste. Le problème, dit-il, est que le ciblage de quelques riches alliés de Poutine ne suffit pas et que des efforts plus systématiques sont nécessaires (Zucman appelle depuis longtemps à la création d’un registre mondial des patrimoines).

"Je suis un peu sceptique à l’idée que le gel des actifs de quelques douzaines de personnes, les oligarques, puisse être très efficace", écrit-il. "Leur influence sur le régime de Poutine n’est pas claire et elle peut être surestimée. Il serait probablement plus efficace d’avoir une approche plus systématique, disons geler toutes les détentions offshore de plus de 10 millions de dollars, une politique qui affecterait de 10.000 à 20.000 Russes, ceux qui ont le plus bénéficié du règne de Poutine."

Selon Zucman, des sanctions aveugles, telles que celles qui ont provoqué la semaine dernière l’effondrement du rouble et décimé les marchés financières russes, "nuisent aux Russes ordinaires, dont beaucoup ont souffert du régime brutal de Poutine. Elles ont par contre peu d’effets sur les grands bénéficiaires du règne de Poutine, les ultra-riches qui possèdent leurs actifs en devises étrangères. Il serait plus rationnel de cibler les sanctions sur ce groupe". "Historiquement, ajoute Zucman, appauvrir toute une nation n'a conduit qu'au désastre." »

Asher Schechter, « Gabriel Zucman: “I’m a bit skeptical that freezing the assets of a few dozen oligarchs can be highly effective », in ProMarket, 4 mars 2022.



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« Russie : les inégalités ont explosé depuis la fin de l'ère soviétique »

« Qui place sa richesse dans les paradis fiscaux ? »

jeudi 3 mars 2022

La fin de la fin de l’Histoire. Qu’avons-nous appris jusqu’à présent ?

« Les guerres sont les événements les plus horribles qui soient. Elles ne devraient jamais survenir. Tous les efforts humains devraient être consacrés à rendre les guerres impossibles. Pas simplement illégales, mais impossibles, dans le sens où personne ne devrait être capable, ni incité à les déclencher. Mais nous n’en sommes malheureusement pas encore là. L’humanité n’a pas assez évolué pour y parvenir. Nous sommes au milieu d’une guerre qui pourrait devenir un conflit très meurtrier.

Les guerres sont aussi une opportunité (…) pour reconsidérer nos idées. Certaines choses deviennent particulièrement claires. Certaines de nos croyances se révèlent être des illusions. Le masque des charlatans tombe. Nous devons considérer le monde tel qu’il est, non celui que nous imaginions la veille.

Donc, qu’avons-nous appris après une semaine de guerre entre l’Ukraine et la Russie ? Je vais essayer de ne pas spéculer à propos de son dénouement. Personne ne le connaît. Le conflit peut finir avec l’occupation et la soumission de l’Ukraine ou bien avec l’effondrement de la Russie. Et il y a plein d’issues possibles entre ces deux scénarios. Ni moi-même, ni mes lecteurs, ni Poutine, ni Biden ne connaissent le dénouement. Donc je ne vais pas spéculer en ce qui le concerne. Donc, quels enseignements semblons-nous avoir tirés jusqu’à présent ?

1. Le pouvoir de l’oligarchie. Le pouvoir de l’oligarchie, en ce qui concerne la raison d’Etat, est limité. Nous avons eu tendance à croire que la Russie, une économie capitaliste oligarchique, était aussi un pays où les riches avaient une influence décisive sur la politique. Peut-être que pour plusieurs décisions du quotidien c’est le cas. (Je n’ai pas en tête ici les oligarques qui vivent à Londres ou à New York, mais ceux qui vivent à Moscou et Saint-Pétersbourg et qui peuvent aussi diriger ou être propriétaires de puissantes entreprises privées ou semi-publiques.) Mais quand les affaires d’Etat sont sérieuses, pour le pouvoir organisé, c’est-à-dire l’Etat, l’oligarchie ne joue pas. La menace de sanctions, si visiblement affichée et claironnée par les Etats-Unis plusieurs semaines avant que la guerre n’éclate, peut avoir poussé les oligarques russes à déplacer leurs yachts aussi loin que possible de la juridiction américaine ou à s’engager dans des ventes forces de leur propriété, mais cela ne fait guère de différence pour la décision de Vladimir Poutine d’aller en guerre.

L’achat d’influence par les riches russes au sein du parti conservateur au Royaume-Uni ou des deux partis aux Etats-Unis n’importe pas non plus. Ni même la "sacro-sainte propriété privée" sur laquelle les Etats-Unis furent créés (et qui attira en premier lieu les oligarques pour y déposer la richesse qu’ils ont volée). Les Etats-Unis ont probablement procédé au plus grand transfert de richesse entre pays que l’on ait pu connaître au cours de l’Histoire. C’est l’équivalent de la fermeture des propriétés ecclésiastiques par Henry VIII. Alors que nous avons vu des confiscations aussi gigantesques au sein des pays (pensons aux révolutions française et russe), nous n’en avons pas vues de telles, réalisées d’un seul coup, en vingt-quatre heures, entre pays.

2. La fragmentation financière. Le corolaire de ce point est que les gens extrêmement riches ne sont plus préservés des forces politiques, même s’ils changent de nationalité, contribuent aux campagnes électorales ou inaugurent une aile de musée. Ils peuvent se retrouver victimes de la géopolitique qu’ils ne contrôlent pas et qui se trouve hors de leur portée et parfois au-delà de leur compréhension. Rester excessivement riche requiert plus que jamais du savoir-faire politique. Il est impossible de dire si les plus riches au monde verront dans cette confiscation la nécessité de capturer plus sérieusement que jamais l’appareil de l’Etat ou de trouver de nouveaux endroits pour placer leurs richesses. Cela va probablement entraîner la fragmentation de la mondialisation financière et la création de nouveaux centres financiers alternatifs, probablement en Asie. Où seront-ils ? Je pense que les meilleurs candidats sont les pays démocratiques avec une indépendance judiciaire, mais jouissant d’un poids politique international et d’une marge de manœuvre suffisants pour ne pas avoir à subir les pressions des Etats-Unis, de l’Europe ou de la Chine. Ce sont Bombay et Djakarta qui me viennent à l’esprit.

3. La fin de la fin de l’Histoire. Nous, ou du moins certains d’entre nous, avons eu tendance à croire que la "fin de l’Histoire" signifiait non seulement que le système politique et économique ultime a été découvert une nuit en novembre 1989, mais aussi que les instruments archaïques des luttes internationales ne réapparaitraient pas. Les événements ont à plusieurs reprises contredit cette dernière idée, de l’Iraq et l’Afghanistan à la Lybie. Une démonstration plus brutale est aujourd’hui à l’œuvre, là où les frontières sont redessinées en utilisant des instruments auxquels le Monde avait recours pendant cinq millénaires d’Histoire retranscrite, mais que l’on pensait obsolètes.

Le conflit actuel nous montre que la complexité du monde, son "bagage" culturel et historique, sont importants et que l’idée qu’un unique type de système sera embrassé par tous est une illusion. C’est une illusion dont les conséquences sont sanglantes. Pour avoir la paix, nous devons apprendre à vivre en acceptant les différences. Ces différences ne sont pas les différences triviales que l’on entend habituellement lorsque nous nous disons ouverts (ou non) à la variété, par exemple dans les façons de nous habiller, dans nos préférences sexuelles ou dans nos pratiques alimentaires. Les différences que nous devons accepter et avec lesquelles nous devons vivre sont bien plus fondamentales et elles sont liées à la façon par laquelle les sociétés fonctionnent, ce à quoi elles croient et ce qu’elles pensent être la source de légitimité de leur gouvernement. Cela peut bien sûr changer au cours du temps dans une société donnée, comme cela a été le cas à plusieurs reprises par le passé. Mais à un instant donné, cela ne sera pas la même chose d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, d’une religion à l’autre. Se dire qu’une personne qui n’est pas "comme nous" est d’une façon ou d’une autre déficiente ou qu’elle n’a pas conscience qu’il lui serait mieux d’être "comme nous" va rester (si nous gardons cette croyance erronée) la source de conflits incessants. »

Branko Milanovic, « The end of the end of history: what have we learned so far? », globalinequality (blog), 2 mars 2022. Traduit par Martin Anota



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« Russie : les inégalités ont explosé depuis la fin de l'ère soviétique »

« Qui place sa richesse dans les paradis fiscaux ? »

mercredi 2 mars 2022

La Russie va perdre la guerre

« La Russie est un petit pays. D’un point de vue économique, j’entends. Le produit intérieur brut (PIB) de la Russie est d’environ la même taille que le PIB combiné de la Belgique et des Pays-Bas. Même si vous ajoutiez ces deux pays à la Russie, cela resterait un petit pays. Le PIB de la Russie représente à peine 10 % du PIB de l’UE. La Russie est un nain économique en Europe.

Est-ce qu’un pays aussi petit peut gagner une guerre intense contre un pays qui résiste bec et ongles et qui devra être longuement occupé ? Ma réponse est non. La Russie ne dispose pas des ressources pour le faire.

Pour gagner une telle guerre, la Russie aurait à drastiquement accroître ses dépenses militaires. La Russie dépense aujourd’hui 62 milliards de dollars, soit presque 5 % de son PIB, dans la défense. C’est l’équivalent de 8 % des dépenses des Etats-Unis en matière de défense. Un tel budget de défense ne suffira pas pour poursuivre une guerre intense et prolongée.

Davantage de dépenses militaires devront être faites. Mais les dépenses militaires sont un gâchis économique. Les tanks et les avions de combat qui doivent être produits pour gagner la guerre sont des investissements économiquement inutiles. Ce n’est pas la même chose qu’avec les investissements en machines (et autres facteurs de production) qui permettent de produire davantage à l’avenir. Les tanks et les combattants ne permettront pas d’accroître d’un rouble supplémentaire la production future. Ils vont cependant faire pression sur l’investissement productif. La petite économie que constitue la Russie aujourd’hui va par conséquent être plus faible à l’avenir.

Au lieu de réduire son investissement productif, le dictateur russe peut réduire la consommation en Russie pour permettre de dépenser davantage en défense. Le fait que la Russie ait un si faible PIB alors que le pays a 146 millions d’habitants (soit 5 fois la population de la Belgique plus celle des Pays-Bas) dissimule le fait qu'une part significative des Russes sont pauvres. Poutine aurait à les pousser davantage dans la pauvreté pour réaliser ses ambitions mégalomaniaques. Il est douteux qu’une telle politique renforce sa dictature.

Il y a d’autres effets à attendre d’une politique poussant un pays dans une économie de guerre. Les revenus gagnés dans l’industrie de guerre ne pourront être dépensés dans les biens de consommation parce que leur production aura été restreinte. En conséquence, l’inflation va brutalement augmenter. La tentation sera forte d’introduire un contrôle des prix. Le résultat est bien connu : du rationnement et de la rareté. Paradoxalement, cela permettra à Poutine de réaliser son ambition : un retour à l’Union soviétique avec ses longues queues au devant des magasins.

La Russie est économiquement un petit pays. C’est aussi un pays sous-développé. Elle a une structure de production typique d’un pays africain. Elle exporte essentiellement des matières premières et de l’énergie (du gaz et du pétrole brut). Celles-ci représentent 80 % des exportations russes. Les importations sont concentrées dans les produits manufacturés (équipements, équipement de transport, électronique, produits chimiques, produits pharmaceutiques). Ces produits représentent plus des trois quarts des importations russes.

Le problème avec un tel pays sous-développé est que les recettes tirées de l’exportation sont sujettes à de larges fluctuations. Aujourd’hui, les prix de l’énergie et des matières premières sont très élevés. Cela permet à la Russie d’accumuler plus de 600 milliards de dollars en réserves internationales (en dollars, en euros, en livre sterling, en or). Cela a aussi permis de stimuler les recettes budgétaires du gouvernement russe. Mais ce sont des effets temporaires. Cela a créé l’illusion que la Russie a les ressources pour mener une guerre prolongée.

Il est déjà manifeste que c’est une illusion. Environ la moitié de ces réserves internationales ont déjà été gelées par les mesures punitives imposées par les pays occidentaux. Cela rend également manifeste à quel point un pays sous-développé est dépendant des pouvoirs occidentaux qui contrôlent le système financier international. Le vaste stock de réserves internationales désormais disponibles pour la Russie n’est pas une source de pouvoir, mais son talon d’Achille.

En outre, les prix élevés des matières premières sont un phénomène temporaire. Ce qui s’élève finit par redescendre. Les prix du gaz, les prix du pétrole et les prix des matières premières vont chuter à nouveau, ce qui réduira les ressources disponibles pour le gouvernement russe et rendre une guerre prolongée impossible.

La Russie peut réduire ses livraisons de gaz à l’Europe en réponse aux sanctions occidentales. Cela serait certainement douloureux à court terme pour ces pays qui se sont bêtement rendus dépendants du gaz russe. Si la Russie réduisait aujourd’hui ses livraisons de gaz, cela détruirait à long terme l’un des piliers des recettes étrangères russes comme les pays européens rechercheront des alternatives. Cela réduirait davantage les ressources de la Russie pour mener le conflit.

La Russie est économiquement un petit pays fragile. C’est bien sûr un grand et puissant pays grâce à son arsenal nucléaire. Les bombes nucléaires ne permettent pas de gagner de façon conventionnelle une guerre, mais on peut détruire un pays avec elles, en un clin d’œil. Et c’est là que réside le grand risque pour le reste du monde. Que fait un dictateur lorsqu’il prend conscience qu’il ne peut gagner la guerre par des moyens conventionnels ? C’est la question la plus terrifiante qui reste aujourd’hui. »

Paul De Grauwe, « Russia will lose the war », in Ivory Tower (blog), 28 février 2022. Traduit par Martin Anota

mardi 1 mars 2022

L’impact des sanctions économiques sur la Russie

« En temps normal, les sanctions économiques sont largement une mesure symbolique adoptées pour dénoncer les actions d’un pays et rien d’autre. Cette fois, c’est différent, mais beaucoup de temps risque de s’écouler avant qu’elles ne fonctionnent…

Par le passé, les sanctions économiques étaient largement symboliques. Prenons une métaphore. C’est comme si votre banque avait annulé votre carte de crédit : c’est un inconvénient, mais ce n’est pas une catastrophe et cela ne changera guère votre comportement. Vous irez dans une autre banque et vous souscrirez à une autre carte de crédit.

A présent, imaginez qu’au lieu d’être interdit de l’usage d’une carte de crédit vous soyez interdit de toutes les banques et de l’ensemble du système de crédit. Si vous ne pouvez plus du tout emprunter, ce sera bien plus douloureux et vous pourriez y réfléchir à deux fois dans vos choix.

C’est l’équivalent des sanctions qui ont été imposées à la Russie en conséquence de son invasion de l’Ukraine. Les sanctions économiques qui ont été imposées sont en effet douloureuses et elles vont finir par faire s’effondrer l’économie russe. Cependant, cela prendra du temps. Poutine et le gouvernement russe ne s’inquièteront pas des coûts économiques à court terme ; ils penseront que c’est un petit prix à payer pour construire leur empire.

Les sanctions à l’encontre de la Russie s’apparentent davantage à une mort due à des milliers d’entailles qu’à un coup fatal. Il fallut des décennies d’isolement et de déclin avant que l’Union soviétique ne s’écroule en 1991. Ce qui est différent à présent est le degré d’intégration mondiale. Quand j’étais jeune garçon en Union soviétique, dans ce territoire que l’on appelle à présent l’Ukraine, je n’avais jamais eu un dollar entre les mains. Les choses sont bien différentes de nos jours et l’économie russe est dépendante des échanges avec le reste du monde. Même à présent le gouvernement russe force les exportateurs à vendre en dollars de façon à se couvrir contre la chute du rouble.

Considérons la bravade de la Russie à propos de la dépendance de l’Europe et de l’Occident à son pétrole et à son gaz. Poutine affirme que les autres pays ne peuvent survivre sans les exportations russes. Mais la vérité est que la Russie ne peut pas survivre sans ses exportations, dans la mesure où elles constituent une source de revenu majeure. Cette dépendance va probablement accélérer l’effondrement de l’économie russe.

En outre, les compagnies pétrolières russes comme Rosneft et Gazprom peuvent se retrouver avec un handicap technologique en raison du désinvestissement des entreprises occidentales, comme celui annoncée par BP et Shell par exemple. Une fois leurs gisements de pétrole actuels asséchés, auront-elles la technologie pour forer dans les régions inexplorées comme l’Arctique par exemple ? Le déclin technologique dont a souffert l’Union soviétique après avoir envahi l’Afghanistan peut donner un aperçu de ce qui pourrait arriver à la Russie.

Une sanction ne fera pas tout à elle seule et tout cela ne surviendra pas d’un coup, mais le déclin de l’économie russe va en définitive se produire. C’est malheureux pour la population russe, mais cela aura été le choix de Poutine. Tout comme avec Hitler, toutes les personnes qui se sont affiliées à lui devront également être punies, parce qu’elles lui ont donné la possibilité de faire ce qu’il a fait. C’est l’objectif des récentes sanctions annoncées contre les oligarques russes et les alliés de Poutine.

Les pays imposant ces sanctions vont souffrir en conséquence de celles-ci de coûts majeurs, notamment une hausse des prix du gaz. Mais cela ne sera rien en comparaison avec les centaines de milliards de dollars qui devront être dépensés en armes, armées et défense si l’Ukraine tombait et qu’une nouvelle course à l’armement débutait. Souvenons-nous que le coût de la Guerre froide s’est élevé à des milliers de milliards de dollars, de l’argent qui aurait pu être dépensé en éducation, en santé et dans les nouvelles technologies. »

Yuriy Gorodnichenko, « The impact of economic sanctions on Russia », in ProMarket, 28 février 2022. Traduit par Martin Anota