« La population chinoise a décliné l’année dernière, pour la première fois depuis la vague de décès associée au désastreux Grand Bond en avant de Mao Zedong au cours des années 1960. Ou peut-être qu’il serait plus exact de dire que la Chine a annoncé que sa population a décliné. Plusieurs observateurs se disent sceptiques à propos des données chinoises : j’ai été à des conférences quand la Chine a sorti de nouvelles données sur la croissance économique et beaucoup ont répondu en se demandant non pas "pourquoi la croissance a-t-elle été de 7,3 % ?", mais plutôt "pourquoi le gouvernement chinois a-t-il décidé de dire qu’elle a été de 7,3 % ?".

Dans tous les cas, il est clair que la population chinoise a atteint ou est sur le point d’atteindre un pic. Le plus probable est que la population décline depuis plusieurs années. Mais pourquoi y voir un problème ? Après tout, au cours des années 1960 et 1970, beaucoup de gens s’inquiétaient à l’idée que le monde fasse face à une crise de surpopulation et considéraient en l'occurrence la Chine comme l’une des plus grosses sources de pressions démographiques. Et le gouvernement chinois chercha lui-même de limiter la croissance de la population avec sa fameuse politique de l’enfant unique.

Donc, pourquoi la baisse de la population n’est-elle pas une bonne nouvelle, le signe que la Chine et le monde en général auront moins de personnes utilisant les ressources d’une planète finie ?

La réponse est que le déclin démographique crée deux problèmes majeurs pour la gestion économique. Ces problèmes ne sont pas insolubles (…). Mais la Chine parviendra-t-elle à les résoudre ? C’est loin d’être clair.

Le premier problème est qu’une population en déclin est aussi une population vieillissante. Or, dans chaque société, je pense que nous attendons des plus jeunes qu'ils soutiennent les plus âgés. Aux Etats-Unis, les trois gros programmes sociaux sont la sécurité sociale, Medicare et Medicaid : les deux premiers ciblent explicitement les seniors et même le troisième dépense l’essentiel de ses fonds sur les plus âgés et les personnes handicapées. Dans chaque cas, le financement de ces programmes dépend en définitive des taxes payées par les adultes en âge de travailler et les inquiétudes à propos de l’avenir budgétaire à long terme des Etats-Unis tient largement à la hausse du ratio de dépendance des personnes âgées, c’est-à-dire la hausse du nombre de seniors sur le nombre de personnes en âge de travailler.

En Chine, le filet de protection sociale est relativement sous-développé en comparaison avec le nôtre, mais les Chinois les plus âgés dépendent des aides sociales, en particulier des pensions versées par l’Etat. Et le ratio de dépendance des personnes âgées de la Chine explose. Cela signifie que la Chine devra soit infliger beaucoup de souffrances économiques aux personnes âgées, soit accroître les impôts des plus jeunes, soit une combinaison des deux.

L’autre problème est subtil, mais également sérieux. Pour maintenir le plein emploi, une société doit maintenir son niveau de dépenses à un niveau suffisamment élevé pour maintenir l’économie à sa capacité productive. Vous pouvez penser qu’une contraction de la population, qui réduit les capacités de production, simplifierait la tâche. Malheureusement, une chute de la population, en particulier une chute de la population en âge de travail, tend aussi à réduire certains postes importants de dépenses, en particulier les dépenses d’investissement. Après tout, si le nombre de travailleurs décline, il y a aussi moins besoin de construire de nouvelles usines, d’immeubles de bureaux, et ainsi de suite. Si le nombre de familles diminue, il y a moins besoin de construire des logements.

Par conséquent, une société avec une population en âge de travailler qui décline tend à connaître, toute chose égale par ailleurs, des difficultés économiques persistantes. Le cas du Japon l’illustre bien : sa population en âge de travailler a atteint son pic au milieu des années 1990 et le pays a lutté depuis contre la déflation, malgré des décennies de taux d’intérêt extrêmement faibles. Plus récemment, d’autres pays riches dont la démographie a commencé à ressembler à celle du Japon ont connu des problèmes similaires, bien que ces problèmes aient été éclipsés (temporairement selon moi) par l’emballement de l’inflation déclenché par les politiques adoptées en réponse à la pandémie de Covid-19.

Pour être exact, les Japonais ont assez bien géré les conséquences économiques du déclin démographique, en évitant le chômage de masse, notamment en soutenant leur économie avec des déficits publics. Cela a poussé la dette publique à des niveaux élevés, mais il n’y a pas de signe que les marchés financiers aient perdu la foi dans la solvabilité de l’Etat japonais.

Mais la Chine, dont la population en âge de travailler chute depuis 2015, peut-elle réussir aussi bien les choses ? Il y a de bonnes raisons d’être sceptique.

La Chine a eu pendant longtemps une économie déséquilibrée. Pour des raisons que je ne comprends pas tout à fait, les autorités chinoises ont été réticentes à laisser les bénéfices de la croissance économique passée aller entre les mains des ménages et cela s’est traduit par une consommation relativement faible.

La Chine a stimulé son économie avec des niveaux d’investissement extrêmement élevés, bien plus élevés que ceux qui ont été observés au Japon au sommet de sa fameuse bulle à la fin des années 1980. Normalement, investir dans l’avenir est une bonne chose, mais quand un investissement extrêmement élevé coïncide avec une chute de la population, l’essentiel de cet investissement rapporte inévitablement des rendements décroissants. La Chine semble dépendre d’un secteur de l’immobilier incroyablement gonflé, ce qui laisse bien sûr présager l’éclatement d’une crise financière.

Il serait ridicule de supposer que la Chine ne peut faire face à ses problèmes démographiques. Après tout, si nous adoptions une vue de plus long terme, la Chine s’est révélée être une incroyable success-story : en quelques décennies, elle est passée du statut de nation pauvre, en développement, à celui de superpuissance économique. D’un autre côté, je suis assez vieux pour me rappeler de l’époque où les livres de gestion semblaient avoir un samouraï sur leur couverture, promettant d’enseigner les secrets du management qui faisaient du Japon le meneur économique du monde.

Pour les économies, comme pour les fonds d’investissement, les performances passées ne garantissent pas les résultats futurs. Nous ne savons pas à quel point les dynamiques démographiques de la Chine l’affecteront, mais il y a de bonnes raisons d’être inquiet. J’ai entendu des pessimistes décrire la situation en Chine comme similaire à celle du Japon post-boom sans le même niveau de cohésion sociale qui permit au gouvernement et à la société d’amortir la chute. Oh, et la Chine est une superpuissance, avec un dirigeant autoritaire et a priori erratique. Je ne pense pas qu’il soit alarmiste de s’inquiéter de sa réaction si son économie se porte mal. »

Paul Krugman, « The problem(s) with China’s population drop », 17 janvier 2023. Traduit par Martin Anota



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