« Je ne le pense pas. L’inflation que nous observons aujourd’hui ne va pas durer, mais je crois que les taux faibles oui.

La stagnation séculaire, un concept mis en avant par l’économiste Alvin Hansen en 1938, désigne la situation d’un pays souffrant d’une demande privée structurellement faible, nécessitant des taux d’intérêt très faibles pour soutenir la demande globale et maintenir la production à son potentiel. En l’occurrence, une telle situation requiert des taux d’intérêt si faibles qu’ils sont plus faibles que le taux de croissance. Cette situation est résumée par une formule devenue célèbre (du moins dans les discussions macroéconomiques…) : r < g, un taux d’intérêt sûr inférieur au taux de croissance de l’économie. En 2013, Lawrence H. Summers a suscité beaucoup d’intérêt en déclarant que les pays développés étaient dans une situation de stagnation séculaire.

Les analyses empiriques montraient clairement que la plupart des économies étaient dans une telle situation. Les taux d’intérêt réels (c’est-à-dire les taux d’intérêt ajustés à l’inflation) avaient régulièrement décliné depuis le milieu des années 1980 et ils étaient bien plus faibles que les taux de croissance et même négatifs. En conséquence, Summers et moi (et beaucoup d’autres) avons exploré les implications fondamentales d’une telle condition. Je me suis focalisé sur les implications pour la politique budgétaire et mon nouveau livre, tirant les conclusions pour la politique budgétaire, vient juste d’être publié par les éditions MIT Press.

Dans le contexte actuel inflationniste, le titre de mon livre, Fiscal Policy under Low Interest Rates, pourrait passer pour une provocation. Certains vont dire que cet ouvrage est un joli livre d’histoire, mais qu’il est obsolète parce que le monde a changé. Selon leur point de vue, les taux d’intérêt sont désormais élevés, pas faibles, et nous devrions nous préparer à un monde où r > g en moyenne. En effet, Summers lui-même, à une récente conférence tenue par l’American Economic Association, a déclaré que "nous ne retournerons pas à l’ère de la stagnation séculaire".

Etre en désaccord à propos de la stagnation séculaire avec le premier macroéconomiste à l’avoir identifiée correctement comme phénomène contemporain est quelque chose que l’on doit faire avec des pincettes. Pourtant je dois le faire.

Premièrement, parce que la question est fondamentale : il peut ne pas y avoir de variable plus importante pour la politique macroéconomique que rg.

Deuxièmement, parce que je crois que la stagnation séculaire mondiale a été et continue d’être tirée par des facteurs structurels profonds que ni la pandémie de Covid-19, ni l’inflation subséquence n’ont inversés. Une fois que les banques centrales auront gagné leur lutte contre l’inflation, ce qu’elles parviendront à faire, nous retournerons très probablement à un environnement macroéconomique qui n’est pas si différent, du moins sur ce plan, à celui en vigueur avant la pandémie. Cela signifie que les taux d’intérêt sûrs (c’est-à-dire les taux d’intérêt pour les actifs sans risque de défaut) seront de nouveau faibles. Par conséquent, je vois une forte probabilité pour que r < g demeure le régime prévalent pour un certain temps.

Pourquoi est-ce que je crois que les taux resteront faibles ?

Le déclin des taux d’intérêt sûrs sur les obligations publiques (ajustées à l’inflation anticipée) a été un phénomène régulier et mondial depuis les années 1980. Le déclin peut s’être amorcé plus tôt au Japon, mais essentiellement toutes les économies avancées ont partagé cette condition avant que l’inflation ne s’emballe dans le sillage de la pandémie. Cette tendance ne résulte pas d’événements particuliers, par exemple la crise financière mondiale ou la crise de la Covid-19 : si ces événements ont entraîné des taux temporairement plus faibles, ces taux plus faibles ont été des déviations temporaires à une tendance baissière. (…)

Nous devons essayer d’identifier les facteurs derrière la baisse des taux d’intérêt que nous avons observée et de prévoir leur évolution à l’avenir. Conceptuellement, on peut penser à trois ensembles de facteurs. Les deux premiers sont les facteurs affectant l’épargne et les facteurs affectant l’investissement ; ensemble, ils déterminent l’accumulation du capital et, par implication, la productivité marginale du capital de l’économie et la distribution des taux d’intérêt réels en fonction de leur degré de risque. Le troisième ensemble correspondant aux facteurs qui affectent la préférence des investisseurs pour la sûreté, ce qui détermine à quel point le taux sûr sera faible relativement aux taux de rendement plus risqués comme les rendements boursiers.

Il est vrai que la littérature (abondante sur ce sujet) a certes identifié les facteurs probablement à l’œuvre, mais qu’elle n’a pas déterminé les contributions relatives de ces différents facteurs. Certains donnent le rôle principal à une épargne plus forte et à un investissement plus faible. D’autres se focalisent sur la demande accrue pour les actifs sûrs. Pourtant, je crois que, pour l’essentiel des facteurs pertinents, il n’y a pas de raison de s’attendre à un changement majeur par rapport à leur évolution antérieure à la pandémie.

Prenons l’épargne. Je vois deux principales forces derrière l’épargne élevée, comme la démographie et le niveau élevé du revenu. A mesure que l’espérance de vie s’allonge et repousse l’instant du départ à la retraite, cela pousse les gens à épargner davantage en anticipation du recul de leur départ à la retraite. Des niveaux de revenu plus élevés (plutôt qu’une plus forte croissance du revenu) augmentent la proportion de la population à même d’épargner, soit pour des motifs de précaution, soit pour des motifs liés au cycle de vie. Ces facteurs vont continuer d’être pertinents à l’avenir.

Summers a affirmé que la hausse de la dette publique due à la réponse budgétaire à la pandémie va mener, toutes choses égales par ailleurs, à une hausse de r. il a raison à propos du signe de la hausse de l’impact de la dette publique sur r, mais l’effet est susceptible d’être assez faible. Le ratio dette publique sur PIB dans les pays développés est passé de 75 % en 2019 à 82 % en 2022 ; sous des hypothèses standards, cela implique une hausse de r guère supérieure à 15-30 points de base. Cela ne suffirait pas pour compenser la tendance baissière pré-Covid des taux sûrs et refermer l’écart entre r et g.

Tournons-nous à présent vers la demande d’actifs sûrs. Une hausse de cette demande a été un facteur important (…) avant la pandémie. En particulier, une réglementation exigeant des institutions financières qu’elles détiennent une proportion plus élevée d’actifs liquides a clairement joué un rôle. Cela a peu de chances de changer. Et le monde semble plus incertain qu’il ne l’était avant la pandémie, ce qui entraîne non seulement davantage d’épargne de précaution, mais aussi une plus forte proportion de richesse détenue sous forme d’actifs sûrs et liquides (et un nombre plus restreint de pays pour lesquels ont peu considérer les actifs comme sûrs).

Il nous reste la question de l’évolution probable de l’investissement et c’est là où il y a le plus d’incertitude. Le taux de progrès technologique est notoirement difficile à prédire d’une décennie à l’autre. Si ce rythme s’accélère à nouveau, l’effet sur rg serait ambigu : d’un côté, cela conduit à une plus forte croissance, ce qui entraîne un rg encore plus faible ; mais cela conduit aussi à un investissement plus élevé, ce qui a au contraire tendance à pousser r à la hausse et donc à conduire à un rg plus élevé. Il n’y a guère eu une telle explosion technologique au cours des quarante dernières années, mais on ne peut exclure qu’elle puisse survenir à l’avenir.

On peut envisager certains facteurs susceptibles de renforcer l’investissement. La géopolitique suggère que les dépenses de défense, une forme d’investissement, risquent d’augmenter. La relocalisation et l’amicalisation de la production, pour des raisons de sécurité par exemple, peuvent impliquer à la fois un investissement plus élevé et peut-être une croissance plus faible, dans la mesure où une partie des bénéfices tirés du commerce sera perdue. La lutte contre le changement climatique va stimuler l’investissement vert, tout en réduisant légèrement la croissance. Tout cela peut entraîner une hausse de rg et donc réduire la marge de manœuvre budgétaire et l’usage de la politique budgétaire. (Comme je l’affirme dans mon livre, une telle hausse de r, si elle vient d’une hausse de l’investissement désirable, serait une bonne chose, même si elle réduit la marge de manœuvre budgétaire.) Il faudrait toutefois un boom inhabituel de l’investissement pour inverser le sens de r – g et cela ne peut pas être le scénario de base.

Bref, nous ne pouvons jamais être sûrs, mais je considère l’épisode inflationniste et les taux d’intérêt plus élevés comme un interlude. Si nous observons au-delà de cet épisode, je vois de faibles taux d’intérêt et un rg négatif comme le scénario le plus probable à l’avenir. Si j’ai raison, c’est le moment de réfléchir aux politiques budgétaire et monétaire une fois la lutte contre l’inflation gagnée. (Dans un précédent billet, j’ai résumé ce que je considère être les principales implications pour la politique macroéconomie en général et pour la politique budgétaire en particulier.) »

Olivier Blanchard, « Secular stagnation is not over », in PIIE, Realtime Economics (blog), 24 janvier 2023. Traduit par Martin Anota



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