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Tag - Olivier Blanchard

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mardi 7 novembre 2023

Si les marchés ont raison à propos des taux longs, les ratios de dette publique vont s’accroître un certain temps

« Dans les pays avancés, le célèbre rg, c’est-à-dire l’écart entre le taux d’intérêt (r) et le taux de croissance (g), semble avoir durablement changé de signe ou, du moins, être passé d’un chiffre significativement négatif à un chiffre plus proche de zéro.

Même si les économistes s’attendaient à ce que la partie courte de la courbe des rendements reflète les taux plus élevés qui sont nécessaires pour gagner la lutte contre l’inflation, il faut avouer que la pentification de la partie longue de la courbe des rendements ces derniers mois a surpris. J’avoue volontiers que je ne l’avais pas prédit. (Les marchés d’options non plus. Encore récemment, ils donnaient une probabilité nulle au scénario de taux longs supérieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui.)

Même après coup, il n’est toujours pas clair quant à savoir ce qui explique cette hausse des taux longs : une hausse de la prime de terme ? une offre élevée et une faible demande dues au resserrement quantitatif ? une baisse de la proportion d’acheteurs d’obligations insensibles au prix ? une plus forte demande des ménages ? un relèvement des anticipations de croissance potentielle dû à l’IA générative ? Nous ne le savons pas vraiment.

Il n’est donc pas déraisonnable de conclure que certains des facteurs sous-jacents à la hausse récente sont transitoires et que les taux réels à long terme vont diminuer. La plupart des facteurs qui, selon les économistes, ont contribué à la longue baisse que l’on a connue avant la pandémie de Covid-19 ne semblent pas avoir grandement changé. Mais le fait est que les taux longs sont élevés aujourd’hui et que les ministères des Finances doivent financer leur budget à ces taux et ne peuvent pas parier sur une telle baisse.

Quand rg est égal à zéro, la dynamique du ratio dette publique sur PIB devient simple : si le gouvernement enregistre un déficit primaire, le ratio dette publique sur PIB augmente ; s’il enregistre un excédent, le ratio décroît. Aujourd’hui, pratiquement toutes les économies avancées enregistrent des déficits primaires ; plusieurs d’entre elles connaissent un déficit compris entre les 2 et 4 % du PIB. Donc, une fois que la dette courante a été refinancée et que les intérêts moyens sur la dette reflètent les taux longs plus élevés, en l’absence de changement de politique les ratios d’endettement vont augmenter.

En d’autres termes, la stabilisation du ratio d’endettement implique de ramener les déficits primaires à zéro. Pour des raisons économiques et politiques, les gouvernements ne peuvent le faire rapidement. Une consolidation drastique, immédiate serait probablement catastrophique, à la fois économiquement, en déclenchant une récession, et politiquement, en accroissant la part des suffrages allant aux partis populistes.

Donc, à quelle vitesse les gouvernements des pays avancés peuvent-ils, de façon réaliste, opérer une consolidation budgétaire ? Certaines mesures adoptées plus tôt, pour protéger les entreprises et les ménages contre les perturbations associées à l’épidémie de Covid-19 et, plus récemment, contre les larges hausses du prix de l’énergie, peuvent être supprimées. Même si cela peut aider, cela ne suffira toutefois pas pour combler les déficits publics. Il faut en faire davantage.

Le puissant tournant de l’austérité budgétaire, qui eut lieu de 2010 à 2014 en Europe, est largement considéré aujourd’hui comme ayant été trop rapide, entravant la reprise de l’activité européenne, doit servir de mise en garde. Ajoutez à cela les dépenses additionnelles nécessaires pour renforcer la défense et augmenter les dépenses publiques vertes. Il est clair que l’ajustement doit être régulier, mais il est également clair qu’il doit être lent. Avec au départ un déficit primaire de 3 %, en l’absence de bonnes surprises il faudra peut-être près d’une décennie pour atteindre l’équilibre et donc pour stabiliser la dette publique.

(..) Une consolidation budgétaire se heurte à deux problèmes. Premièrement, la nécessité de limiter des programmes populaires ou d’augmenter des impôts impopulaires. Deuxièmement, le risque d’une contraction soutenue de la demande globale, générant un chômage élevé. Ce dernier problème peut en principe être atténué, voire compensé, par une politique monétaire plus accommodante. Mais cela suggère de plus faibles taux d’intérêt à l’avenir, quand la contraction budgétaire sera mise en œuvre. On peut se demander si c’est cohérent avec les croyances actuelles des investisseurs quant à des taux d’intérêt élevés dans le futur. En d’autres termes, on peut se demander si les taux longs actuellement plus élevés ne contiennent pas les germes de taux longs plus bas dans le futur.

Retournons au raisonnement principal : Il ne sera pas facile d’atteindre la trajectoire requise pour une consolidation budgétaire soutenue. Pour que les investisseurs croient en celle-ci et n’exigent pas un spread plus élevé, il doit y avoir un projet crédible, avec des mesures spécifiques soit du côté des dépenses publiques, soit du côté des impôts, pour l’atteindre. Mais, même dans un tel scénario, le ratio dette publique sur PIB augmentera aussi longtemps que les déficits primaires n’auront pas été éliminés.

Une telle hausse est inévitable (à moins que les taux d’intérêt à long terme décroissent de nouveau, auquel cas nous retournerons à un monde où la stabilisation de la dette publique permettrait un certain déficit primaire et où l’ajustement pourrait ralentir ou s’arrêter complètement). Ce n’est pas bon, mais ce n’est pas catastrophique. J’ai affirmé ailleurs que les éléments empiriques suggéraient que les économies avancées pouvaient connaître un ratio dette publique sur PIB plus élevé, aussi longtemps qu’elle n’explose pas.

Ce qu’il faut en effet éviter à tout prix est l’explosion de la dette publique, qui surviendrait si les déficits primaires ne disparaissaient pas. Donc, si on considère l’ensemble des arguments, le bon plan est un plan crédible de réduction régulière du déficit primaire, mais en acceptant le fait que le ratio dette publique sur PIB va s’accroître pour un certain temps et se stabiliser à un niveau plus élevé.

En ce qui concerne l’Union européenne et l’actuelle discussion sur la façon de réformer les règles budgétaires, cela implique que (...) toute nouvelle exigence d’une baisse du ratio d’endettement sur un horizon limité serait probablement infaisable dans un certain nombre de pays. Si une telle règle était introduite, soit elle serait violée, au détriment de la crédibilité des nouvelles règles, soit elle mènerait à des conséquences économiques et politiques catastrophiques, sans mentionner une probable réduction d’un investissement public vert pourtant indispensable.

En ce qui concerne les Etats-Unis, où le déficit primaire est d’environ 4 % et (rg) semble positif en cet instant, le défi est encore plus grand. Et, compte tenu des dysfonctionnements actuels du processus budgétaire, on doit craindre que l’ajustement ne s’opère pas de sitôt. Donc, le ratio dette publique sur PIB est susceptible d’augmenter pendant un certain temps. Nous devons espérer qu’il ne finisse pas par exploser. »

Olivier Blanchard, « If markets are right about long real rates, public debt ratios will increase for some time. We must make sure that they do not explode », PIIE, Realtime Economics (blog), 6 novembre 2023. Traduit par Martin Anota



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« Les montagnes de dette ne sont pas près de disparaître »

« Faut-il s'inquiéter de la dette publique lorsque les taux d’intérêt sont faibles ? »

« r < g : peut-on vraiment ne pas se soucier de la dette publique ? »

« Quel est l’effet des consolidations budgétaires sur la dette publique ? »

« Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ? »

mardi 24 janvier 2023

La stagnation séculaire n’est pas finie

« Je ne le pense pas. L’inflation que nous observons aujourd’hui ne va pas durer, mais je crois que les taux faibles oui.

La stagnation séculaire, un concept mis en avant par l’économiste Alvin Hansen en 1938, désigne la situation d’un pays souffrant d’une demande privée structurellement faible, nécessitant des taux d’intérêt très faibles pour soutenir la demande globale et maintenir la production à son potentiel. En l’occurrence, une telle situation requiert des taux d’intérêt si faibles qu’ils sont plus faibles que le taux de croissance. Cette situation est résumée par une formule devenue célèbre (du moins dans les discussions macroéconomiques…) : r < g, un taux d’intérêt sûr inférieur au taux de croissance de l’économie. En 2013, Lawrence H. Summers a suscité beaucoup d’intérêt en déclarant que les pays développés étaient dans une situation de stagnation séculaire.

Les analyses empiriques montraient clairement que la plupart des économies étaient dans une telle situation. Les taux d’intérêt réels (c’est-à-dire les taux d’intérêt ajustés à l’inflation) avaient régulièrement décliné depuis le milieu des années 1980 et ils étaient bien plus faibles que les taux de croissance et même négatifs. En conséquence, Summers et moi (et beaucoup d’autres) avons exploré les implications fondamentales d’une telle condition. Je me suis focalisé sur les implications pour la politique budgétaire et mon nouveau livre, tirant les conclusions pour la politique budgétaire, vient juste d’être publié par les éditions MIT Press.

Dans le contexte actuel inflationniste, le titre de mon livre, Fiscal Policy under Low Interest Rates, pourrait passer pour une provocation. Certains vont dire que cet ouvrage est un joli livre d’histoire, mais qu’il est obsolète parce que le monde a changé. Selon leur point de vue, les taux d’intérêt sont désormais élevés, pas faibles, et nous devrions nous préparer à un monde où r > g en moyenne. En effet, Summers lui-même, à une récente conférence tenue par l’American Economic Association, a déclaré que "nous ne retournerons pas à l’ère de la stagnation séculaire".

Etre en désaccord à propos de la stagnation séculaire avec le premier macroéconomiste à l’avoir identifiée correctement comme phénomène contemporain est quelque chose que l’on doit faire avec des pincettes. Pourtant je dois le faire.

Premièrement, parce que la question est fondamentale : il peut ne pas y avoir de variable plus importante pour la politique macroéconomique que rg.

Deuxièmement, parce que je crois que la stagnation séculaire mondiale a été et continue d’être tirée par des facteurs structurels profonds que ni la pandémie de Covid-19, ni l’inflation subséquence n’ont inversés. Une fois que les banques centrales auront gagné leur lutte contre l’inflation, ce qu’elles parviendront à faire, nous retournerons très probablement à un environnement macroéconomique qui n’est pas si différent, du moins sur ce plan, à celui en vigueur avant la pandémie. Cela signifie que les taux d’intérêt sûrs (c’est-à-dire les taux d’intérêt pour les actifs sans risque de défaut) seront de nouveau faibles. Par conséquent, je vois une forte probabilité pour que r < g demeure le régime prévalent pour un certain temps.

Pourquoi est-ce que je crois que les taux resteront faibles ?

Le déclin des taux d’intérêt sûrs sur les obligations publiques (ajustées à l’inflation anticipée) a été un phénomène régulier et mondial depuis les années 1980. Le déclin peut s’être amorcé plus tôt au Japon, mais essentiellement toutes les économies avancées ont partagé cette condition avant que l’inflation ne s’emballe dans le sillage de la pandémie. Cette tendance ne résulte pas d’événements particuliers, par exemple la crise financière mondiale ou la crise de la Covid-19 : si ces événements ont entraîné des taux temporairement plus faibles, ces taux plus faibles ont été des déviations temporaires à une tendance baissière. (…)

Nous devons essayer d’identifier les facteurs derrière la baisse des taux d’intérêt que nous avons observée et de prévoir leur évolution à l’avenir. Conceptuellement, on peut penser à trois ensembles de facteurs. Les deux premiers sont les facteurs affectant l’épargne et les facteurs affectant l’investissement ; ensemble, ils déterminent l’accumulation du capital et, par implication, la productivité marginale du capital de l’économie et la distribution des taux d’intérêt réels en fonction de leur degré de risque. Le troisième ensemble correspondant aux facteurs qui affectent la préférence des investisseurs pour la sûreté, ce qui détermine à quel point le taux sûr sera faible relativement aux taux de rendement plus risqués comme les rendements boursiers.

Il est vrai que la littérature (abondante sur ce sujet) a certes identifié les facteurs probablement à l’œuvre, mais qu’elle n’a pas déterminé les contributions relatives de ces différents facteurs. Certains donnent le rôle principal à une épargne plus forte et à un investissement plus faible. D’autres se focalisent sur la demande accrue pour les actifs sûrs. Pourtant, je crois que, pour l’essentiel des facteurs pertinents, il n’y a pas de raison de s’attendre à un changement majeur par rapport à leur évolution antérieure à la pandémie.

Prenons l’épargne. Je vois deux principales forces derrière l’épargne élevée, comme la démographie et le niveau élevé du revenu. A mesure que l’espérance de vie s’allonge et repousse l’instant du départ à la retraite, cela pousse les gens à épargner davantage en anticipation du recul de leur départ à la retraite. Des niveaux de revenu plus élevés (plutôt qu’une plus forte croissance du revenu) augmentent la proportion de la population à même d’épargner, soit pour des motifs de précaution, soit pour des motifs liés au cycle de vie. Ces facteurs vont continuer d’être pertinents à l’avenir.

Summers a affirmé que la hausse de la dette publique due à la réponse budgétaire à la pandémie va mener, toutes choses égales par ailleurs, à une hausse de r. il a raison à propos du signe de la hausse de l’impact de la dette publique sur r, mais l’effet est susceptible d’être assez faible. Le ratio dette publique sur PIB dans les pays développés est passé de 75 % en 2019 à 82 % en 2022 ; sous des hypothèses standards, cela implique une hausse de r guère supérieure à 15-30 points de base. Cela ne suffirait pas pour compenser la tendance baissière pré-Covid des taux sûrs et refermer l’écart entre r et g.

Tournons-nous à présent vers la demande d’actifs sûrs. Une hausse de cette demande a été un facteur important (…) avant la pandémie. En particulier, une réglementation exigeant des institutions financières qu’elles détiennent une proportion plus élevée d’actifs liquides a clairement joué un rôle. Cela a peu de chances de changer. Et le monde semble plus incertain qu’il ne l’était avant la pandémie, ce qui entraîne non seulement davantage d’épargne de précaution, mais aussi une plus forte proportion de richesse détenue sous forme d’actifs sûrs et liquides (et un nombre plus restreint de pays pour lesquels ont peu considérer les actifs comme sûrs).

Il nous reste la question de l’évolution probable de l’investissement et c’est là où il y a le plus d’incertitude. Le taux de progrès technologique est notoirement difficile à prédire d’une décennie à l’autre. Si ce rythme s’accélère à nouveau, l’effet sur rg serait ambigu : d’un côté, cela conduit à une plus forte croissance, ce qui entraîne un rg encore plus faible ; mais cela conduit aussi à un investissement plus élevé, ce qui a au contraire tendance à pousser r à la hausse et donc à conduire à un rg plus élevé. Il n’y a guère eu une telle explosion technologique au cours des quarante dernières années, mais on ne peut exclure qu’elle puisse survenir à l’avenir.

On peut envisager certains facteurs susceptibles de renforcer l’investissement. La géopolitique suggère que les dépenses de défense, une forme d’investissement, risquent d’augmenter. La relocalisation et l’amicalisation de la production, pour des raisons de sécurité par exemple, peuvent impliquer à la fois un investissement plus élevé et peut-être une croissance plus faible, dans la mesure où une partie des bénéfices tirés du commerce sera perdue. La lutte contre le changement climatique va stimuler l’investissement vert, tout en réduisant légèrement la croissance. Tout cela peut entraîner une hausse de rg et donc réduire la marge de manœuvre budgétaire et l’usage de la politique budgétaire. (Comme je l’affirme dans mon livre, une telle hausse de r, si elle vient d’une hausse de l’investissement désirable, serait une bonne chose, même si elle réduit la marge de manœuvre budgétaire.) Il faudrait toutefois un boom inhabituel de l’investissement pour inverser le sens de r – g et cela ne peut pas être le scénario de base.

Bref, nous ne pouvons jamais être sûrs, mais je considère l’épisode inflationniste et les taux d’intérêt plus élevés comme un interlude. Si nous observons au-delà de cet épisode, je vois de faibles taux d’intérêt et un rg négatif comme le scénario le plus probable à l’avenir. Si j’ai raison, c’est le moment de réfléchir aux politiques budgétaire et monétaire une fois la lutte contre l’inflation gagnée. (Dans un précédent billet, j’ai résumé ce que je considère être les principales implications pour la politique macroéconomie en général et pour la politique budgétaire en particulier.) »

Olivier Blanchard, « Secular stagnation is not over », in PIIE, Realtime Economics (blog), 24 janvier 2023. Traduit par Martin Anota



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« Larry Summers et la stagnation séculaire »

« La stagnation séculaire n'est-elle qu'un mythe ? »

« Faut-il s'inquiéter de la dette publique lorsque les taux d’intérêt sont faibles ? »

mercredi 12 octobre 2022

Les Etats-Unis et la zone euro ne font pas face aux mêmes défis dans la lutte contre l'inflation

« Les chiffres de l’inflation globale dans la zone euro et aux États-Unis sont assez similaires, dans l’intervalle des 8 à 9 %. Mais ces chiffres dissimulent d’importantes différences et, en raison de celles-ci, les implications sont différentes pour la politique monétaire et la lutte contre l’inflation. En résumé, la Réserve fédérale fait face à un plus gros problème que la Banque centrale européenne (BCE), ce qui va se traduire par une différence de trajectoire des taux d’intérêt pour un certain temps.

A propos de l’inflation

Il y a quatre grandes forces derrière l’inflation:

La première force tient aux tensions sur le marché du travail, le fait que le marché du travail soit en surchauffe ou en sous-régime. Le marché du travail américain est clairement en surchauffe ; ce n’est en général pas le cas des marchés du travail dans la zone euro.

La deuxième force correspond aux chocs sur les prix, des prix de l’énergie aux prix des produits de base en passant par les perturbations des chaînes de valeur, et à leurs effets de premier tour sur l’inflation. Pour les Etats-Unis, l’avenir semble s’éclaircir : les prix des produits de base sont à la baisse, les chaînes de valeur se reconstituent, les prix du pétrole peuvent ne pas décliner avec la décision de l’OPEP de réduire sa production, mais il est peu probable qu’ils augmentent beaucoup. Les nouvelles sont moins réjouissantes pour la zone euro, principalement en raison du prix du gaz (j’y reviendrai).

La troisième force correspond aux effets de second tour, via lesquels les chocs initiaux sur les prix se répercutent sur d’autres prix et sur les salaires nominaux, comme les travailleurs cherchent à reconstituer une partie du pouvoir d’achat qu’ils ont perdu. La croissance des salaires a été forte aux Etats-Unis, si bien qu’elle contribue de plus en plus à l’inflation sous-jacente. Elle a été bien plus modérée dans la zone euro.

La quatrième force est celle du "désancrage", c’est-à-dire du risque que l’inflation, à mesure qu’elle persiste, amène la population à remettre en question la crédibilité de la politique monétaire et de l’engagement de la banque centrale à ramener l’inflation à sa cible, ce qui peut entraîner une hausse autoréalisatrice de l’inflation. Jusqu’à présent, les nouvelles ont été bonnes des deux côtés de l’Atlantique : les anticipations d’inflation à long terme ont à peine changé.

Comment ces facteurs se combinent-ils ? Aux Etats-Unis, au cours des prochains mois, l’inflation globale peut diminuer, mais l’inflation sous-jacente rester trop forte, en raison de la surchauffe du marché du travail et de forts effets de second tour. Dans la zone euro, l’inflation globale est susceptible de s’aggraver, mais l’inflation sous-jacente devrait moins poser problème qu’aux Etats-Unis.

A propos de l’activité


En ce qui concerne l’activité économique, il y a également de claires différences entre les deux côtés de l’Atlantique.

Malgré l’énigmatique tension entre les chiffres du chômage et les chiffres du PIB, la demande sous-jacente aux Etats-Unis reste forte. La combinaison d’une forte inflation sous-jacente et d’une forte demande implique que la Fed va avoir à faire l’essentiel du travail pour freiner l’économie. Ce ralentissement ne va pas venir de lui-même.

Dans la zone euro, il y a plus de risques que la demande ralentisse par elle-même. Parce que la zone euro importe l’essentiel de son énergie, la hausse des prix a entraîné une forte baisse du pouvoir d’achat, qui va en partie se refléter dans la consommation et l’investissement. Parce que les programmes budgétaires liés à la Covid était moins importants qu’aux Etats-Unis, les ménages européens ont une plus faible épargne sur laquelle s’appuyer. Le principal problème tient aux effets probables d’une réduction de l’offre de gaz. Ils sont doubles, les effets sur les prix et les effets de rationnement.

La réduction de l’offre mène à des prix du gaz extrêmement élevés en Europe et, par implication, à des coûts d’électricité élevés. Laisser les ménages et les entreprises faire face à des prix de marché (temporairement mais extrêmement) élevés pourrait entraîner de graves problèmes de liquidité, des faillites inefficientes, de graves problèmes de répartition du revenu et des désordres politiques. A différents degrés, les gouvernements ont donc à réduire les coûts via une série de mesures budgétaires.

L’outil idéal dans ce cas serait que chaque consommateur puisse acheter un certain volume de gaz à un faible prix, pour ensuite acheter toute quantité supplémentaire aux prix du marché ou presque. Il est cependant difficile de trouver le bon volume pour chaque consommateur. Par conséquent, les gouvernements ont typiquement opté pour une combinaison de transferts ciblés et de réductions d’impôts ou des plafonnements de prix sans seuil. Ces actions ont réduit l’inflation (par exemple, de 2 ou 3 points de pourcentage dans le cas français). Comme davantage de pays adoptent de telles mesures, en premier lieu l’Allemagne, les effets des prix de marché du gaz sur l’inflation vont être moins forts que ce qu’ils auraient été en l’absence de ces mesures. Mais les réductions d’impôts et les plafonnements de prix réduisent les incitations à économiser l’énergie, si bien que cela accroît le risque de rationnement cet hiver.

Le rationnement (et son effet sur l’activité économique) constitue la plus grosse et la plus incertaine menace à laquelle l’Europe fait face cet hiver. (…) Malheureusement, même s’il serait mieux de rationner le gaz pour les ménages et de protéger la production, les contraintes technologiques impliquent que seul l’opposé est possible : il est possible de couper et de relancer le gaz fourni aux grosses entreprises, tandis que c’est presque impossible de le faire pour les petites entreprises et les ménages. Une source majeure d’incertitude est par conséquent de savoir quelles entreprises seront rationnées et ce que pourraient être les effets dérivés sur l’économie.

Bien que cette situation soit assez différente de l’expérience avec la Covid, on se souvient des effets étonnamment larges des perturbations des chaînes de valeur au cours de cette période. Le fait que nous en sachions peu s’est reflété dans la très large dispersion des prévisions de croissance pour l’année prochaine ; dans le cas de l’Allemagne, celles-ci vont de -0,7 % selon l’OCDE à -3,5 % selon la Deutsche Bank.

Même en prenant cette incertitude en compte, il est raisonnable de penser que la production est susceptible de chuter indépendamment de la politique monétaire et, par conséquent, que le chômage va probablement augmenter, ce qui ferait pression à la baisse l’inflation salariale. L’implication est que la BCE peut, contrairement à la Fed, ne pas avoir à freiner davantage la demande.

A propos des taux d’intérêt

Ces conclusions ont des implications directes pour la dynamique des taux d’intérêt. En raison de la surchauffe et de la forte demande sous-jacente, la Fed va devoir garder des taux d’intérêt élevés. Je pense que, même si les anticipations des marchés se sont largement ajustées, les taux d’intérêt peuvent augmenter davantage que ce que suggère la courbe des taux. La BCE, d’un autre côté, peut ne pas avoir besoin d’accroître autant ses taux d’intérêt. La BCE peut se souvenir de sa hausse des taux en réponse aux prix de l’énergie en 2008, qui a été largement perçue comme une erreur, et veiller à ne pas la reproduire. En fonction de ces trajectoires et des différentiels de taux d’intérêt qui en découlent, l’appréciation du dollar semble justifiée.

En ce qui concerne les tout prochains mois, on peut avoir deux motifs d’inquiétude, sur lesquels je vais brièvement me pencher. La protection des travailleurs et des entreprises se fait à un coût budgétaire substantiel, d’environ 2 % du PIB en moyenne. De telles actions vont pour l’essentiel être financées par endettement, ce qui va alimenter les inquiétudes des investisseurs financiers à propos de la soutenabilité de la dette publique. Pour le moment, et en faisant l’hypothèse que les prix du gaz et de l’électricité vont baisser d’ici un an, ces inquiétudes ne sont pas justifiées, même pour les pays comme l’Italie : parce que l’inflation est élevée, les taux d’intérêt réels sur la dette publique sont toujours bien plus faibles que les taux de croissance, si bien que la dynamique de la dette publique permet de larges déficits primaires avec peu ou pas de hausse des ratios d’endettement. Cependant, si les prix du gaz restaient extrêmement élevés pendant une période de temps bien plus longue, certains gouvernements feraient face à un choix difficile et pourraient avoir à réduire les mesures de protection à un coût politique élevé.

Je ne doute pas que la Fed et la BCE vont s’assurer à ce que l’inflation retourne à de faibles niveaux, voire à la cible initiale ; cela dit, je crois qu’elles pourraient finalement rechercher un chiffre plus élevé que les 2 %. Lorsque l’inflation baissera, les taux d’intérêt nominaux diminueront. La question, essentiellement pour l’évaluation de la marge budgétaire aujourd’hui, est de savoir ce qui va se passer pour les taux d’intérêt réels. Vont-ils se retrouver dans un nouveau régime, où ils resteront élevés, comme certains le croient, ou vont-ils revenir aux faibles niveaux prépandémiques ? Je pense que les facteurs qui ont mené aux faibles taux d’intérêt réels ces quarante dernières années sont toujours présents et je m’attends à un retour aux faibles nivaux, en-deçà des taux de croissance. Les problèmes de stagnation séculaire vont probablement revenir au premier plan, avec des implications pour les politiques budgétaire et monétaire. »

Olivier Blanchard, « The United States and the eurozone face different challenges in battling inflation », PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 11 octobre 2022. Traduit par Martin Anota



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« Doit-on s’attendre à une spirale inflationniste ? »

« Pourquoi l’inflation est-elle plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ? »

« La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ? »

mardi 9 août 2022

Inflation et chômage. Quelle trajectoire l’économie américaine suivra-t-elle ces six prochains mois ?

« Huit réflexions à propos de ce qui pourrait survenir pour l’économie américaine au cours des six prochains mois.

1. L’inflation va baisser, probablement plus que ce que beaucoup ne s’y attendent. Cela tient au brutal retournement du prix de certains produits de base, à la faiblesse de l’économie chinoise, aux améliorations des chaînes de valeur et au dollar fort. Il y aura des revendications de victoire (non par la Fed), mais elles s’avèreront fausses.

2. L’inflation ne va pas baisser au point d’atteindre le niveau de 2 %, celui que cible la Fed. C’est parce que l’interaction inertielle prix-salaires est à présent clairement à l’œuvre et qu’elle ne va pas disparaître de sitôt. Donc, la Fed va avoir à resserrer davantage sa politique monétaire.

3. L’objectif du resserrement monétaire est de réduire l’activité économique et, par ce biais, de pousser à la baisse les hausses de salaires et de prix. Donc, la Fed va essayer d’atteindre un ralentissement. C’est clairement à l’œuvre, même si les chiffres du PIB sous-estiment sûrement l’activité au cours des deux premiers trimestres de l’année 2022.

4. Alors que la focale a été placée sur la politique monétaire, il y a une substantielle consolidation budgétaire à l’œuvre, avec une baisse majeure du déficit public. L’effet de cette consolidation est atténué par le fait que les ménages ont accumulé de l’épargne auparavant et qu’ils peuvent à présent la dépenser. Mais la baisse du déficit fédéral va jouer un rôle. Plus ses effets adverses seront forts, moins la Fed aura à relever ses taux d’intérêt.

5. La triste vérité est qu’il n’y a pas de ralentissement sans hausse du chômage. L’espoir de réduire le nombre de postes d’emplois vacants sans augmenter le taux de chômage (chose que certains responsables de la Fed ont suggéré) est vain. Le nombre de postes vacants va diminuer et le chômage va augmenter.

6. C’est une autre question de savoir si ce ralentissement va se traduire ou non par une récession, c’est-à-dire par une croissance (vraiment) négative. Le ralentissement de l’inflation peut donner une marge de manœuvre à la Fed pour aller moins vite et essayer d’atteindre une croissance certes plus faible, mais toujours positive. Comme le président de la Fed Jerome Powell l’a déclaré, il est difficile de faire juste bien.

7. Le paysage économique à l’instant des élections de mi-mandat en novembre 2022 pourrait ne pas être trop mauvais. Une moindre inflation, une croissance faible mais positive, toujours un faible chômage. Si c’est le cas, cela va aider les démocrates. Mais la dure tâche de réduire l’inflation ou du moins de la rapprocher de la cible demeurera.

8. A un moment ou à un autre l’année prochaine, l’inflation reviendra à 3 %, il y aura une intense discussion quant à savoir s’il est utile de freiner davantage l’activité pour atteindre les 2 %. La Fed peut décider de déclarer sa mission accomplie et de rester à 3 %, peut-être pour toujours, du moins pour un moment. »

Olivier Blanchard, « Inflation and unemployment. Where is the US economy heading over the next six months? », PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 8 août 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ? »

« Et si les banques centrales ciblaient une inflation de 4 % ? »

mardi 21 décembre 2021

Pourquoi les faibles taux d’intérêt nous obligent à reconsidérer la portée et le rôle de la politique budgétaire

« Au cours de la dernière décennie, il est devenu manifeste que le déclin des taux d’intérêt réels nous force à reconsidérer la portée et le rôle de la politique budgétaire. C’est pourquoi j’ai essayé de le faire dans un livre que je viens de finir. Le livre, intitulé Fiscal Policy Under Low Interest Rates, est désormais disponible sur un site en libre accès des éditions MIT Press où je vous encourage à laisser des commentaires et des suggestions. Je réviserai ce livre à la lumière de ces commentaires au début de l’année prochaine et le livre sera publié à la fin de celle-ci.

Je pense que la meilleure façon de vendre les idées du livre et de vous convaincre de le lire et de potentiellement y contribuer est de le présenter en 45 points. Les voici :

Sur l’évolution des taux d'intérêt


1. Les taux d’intérêt réels sûrs ont régulièrement décliné depuis le milieu des années 1980. Le déclin n’est dû ni à la crise financière mondiale, ni à la crise du Covid-19. Il a été commun à tous les pays développés.

2. Si l’on adopte une perspective de plus long terme, il apparaît que les taux d’intérêt réels sûrs ont en fait eu tendance à décliner depuis le quatorzième siècle. Mais le récent déclin est bien plus prononcé.

3. Le déclin des taux d’intérêt réels sûrs reflète un déclin des taux d’intérêt neutres, c’est-à-dire des taux d’intérêt cohérents avec le plein emploi. Cela reflète une faiblesse chronique de la demande privée, soit de façon équivalente une forte épargne et un faible investissement, avec une forte demande d’actifs sûrs. Alvin Hansen et, plus récemment, Lawrence Summers ont qualifié cette situation de "stagnation séculaire".

4. Comme les banques centrales essayent de maintenir le plein emploi, les taux directeurs qu’elles fixent reflètent le déclin des taux d’intérêt neutres sûrs ; les banques centrales ne sont pas responsables de la faiblesse des taux.

5. Le déclin des taux doit être relié à de profonds facteurs à faible fréquence, à des changements dans l’épargne, l’investissement, le risque et l’aversion au risque des marchés, la liquidité et la préférence pour la liquidité. Plusieurs suspects ont été identifiés. Aucun n’a été déclaré coupable. Peu d’entre eux semblent cependant sur le point de se retourner. On ne peut (et on ne doit pas) en être sûr, mais il semble que la stagnation séculaire devrait durer.

6. Le facteur que je considère comme étant potentiellement sur le point de se retourner est l’investissement. La lutte contre le changement climatique et l’investissement vert vont nécessiter un investissement public plus élevé et cela peut avoir des effets d’entraînement sur l’investissement privé. Selon le mode de financement de l’investissement public et l’ampleur des effets d’entraînement, cela pourrait accroître les taux neutres.

7. La démographie, que ce soit avec la baisse de la fertilité ou la hausse de la longévité, a contribué à déprimer les taux et elle est susceptible de continuer à déprimer les taux à l’avenir.

8. Il n’y a qu’une faible relation entre les taux de croissance et les taux d’intérêt réels. La théorie n’implique pas une forte relation entre eux. Les analyses empiriques suggèrent que le déclin des taux d’intérêt neutres n’est pas dû à une baisse des taux de croissance.

9. Les taux d’intérêt neutres dépendent de la politique budgétaire. Une expansion budgétaire entraîne une plus forte demande globale, des taux d’intérêt neutres plus élevés et, par implication, une hausse des taux d’intérêt. Cela peut en effet se produire dans un futur proche, en particulier aux Etats-Unis, étant donné la forte expansion budgétaire en 2021.

10. Comme les taux d’intérêt neutres ont décliné au cours des trente dernières années, ils ont ce faisant franchi deux seuils : tout d’abord, ils sont devenus plus faibles que les taux de croissance (r* < g), puis souvent ils sont devenus plus faibles que le plus faible taux réel sûr atteignable par la politique monétaire en raison de la faible inflation anticipée et de la borne inférieure effective sur les taux nominaux.

Sur la soutenabilité de la dette publique


11. Le fait que r < g a d’importantes implications pour la dynamique de la dette publique. Pour le dire simplement, il donne davantage de marge de manœuvre budgétaire pour les pays. Ils peuvent connaître un certain déficit primaire tout en maintenant constants leurs ratios d’endettement (le ratio dette publique sur PIB), voire en les réduisant.

12. La soutenabilité de la dette publique est fondamentalement un concept probabiliste. La dette peut être dite soutenable si la probabilité que la dette explose (ou du moins augmente régulièrement) est très faible.

13. La soutenabilité de la dette publique doit être évaluée de deux façons. Etant donné les politiques actuelles, la dette publique est-elle soutenable ? Si elle ne l’est pas, le gouvernement sera-t-il enclin à adopter les politiques qui la rendront soutenable et sera-t-il en mesure de le faire ?

14. La réponse ne peut se réduire à un simple chiffre universel concernant la dette ou le déficit. La réponse à la première question dépend clairement du premier et du second moments des soldes primaires courants et futurs, des taux d’intérêt réels et des taux de croissance. La réponse à la seconde question dépend de la nature et de la crédibilité du gouvernement, de la nature des institutions politiques, du niveau initial de taxation, etc.

15. En raison de la complexité de la réponse, des règles simples comme les 60 % de dette publique et les 3 % de déficit public (en termes de PIB) ou la règle allemande du "schwarze Null" ne vont pas fonctionner. Elles peuvent assurer la soutenabilité de la dette publique, mais au prix de l’adoption d’une politique budgétaire inappropriée, parfois à un coût très élevé en termes de production.

16. Si, néanmoins, une règle est adoptée, la dynamique de la dette publique suggère qu’elle doit faire du solde primaire minimum requis une fonction du service de la dette, défini comme (rg) fois le ratio de dette, plutôt que du ratio de dette lui-même et permettre des déviations de cette borne si le taux directeur est contraint par la borne inférieure effective.

17. L’investissement public, dans la mesure où il accroît les recettes fiscales futures, peut être en partie financé par la dette sans menacer la soutenabilité de la dette, quelque chose qu’une règle doit prendre en compte. Trop souvent l’application de règles simples a mené à des coupes inefficaces dans l’investissement public.

18. Cela n’implique cependant pas que tout investissement public doit être financé par endettement. Même si l’investissement génère de larges rendements sociaux, s’il ne génère pas assez de recettes fiscales, directement sous la forme d’impôts ou indirectement via les revenus plus élevés associés à une production future plus élevée, il peut alors menacer la soutenabilité de la dette publique.

19. L’approche de l’investissement public doit séparer la décision à propos du niveau d’investissement public de celle de son financement. L’investissement public, par exemple l’investissement vert, doit être mis en œuvre aussi longtemps que le taux social ajusté au risque du rendement dépasse le taux d’emprunt correspondant. Qu’il soit financé par endettement ou par l’impôt, cela doit dépendre de l’ampleur à laquelle il accroît les recettes fiscales futures et des objectifs de stabilisation macroéconomique discutés ci-après.

20. Les fondamentaux suggèrent que les taux d’intérêt sont susceptibles de rester faibles pendant longtemps. Les marchés d’obligations publiques sont, cependant, sujets à des phénomènes d’équilibres multiples, de tâches solaires et d’arrêts soudains au cours desquels le taux d’intérêt peut s’accroître rapidement et fortement. En jouant le rôle d’investisseurs stables et en se montrant prêtes à intervenir si nécessaire, les banques centrales peuvent stopper les mauvais équilibres de tâches solaires.

21. Il est moins certain que les banques centrales puissent maintenir les taux d’intérêt à un faible niveau quand ceux-ci reflètent de mauvais fondamentaux et un risque plus élevé d’insoutenabilité de la dette publique. Dans ce cas, l’achat d’obligations à longue échéance financé par les réserves portant intérêts de la banque centrale est juste un changement dans la composition des passifs du gouvernement consolidé (le gouvernement central plus la banque centrale) et ne change pas, en soi, le risque de défaut. En effet, si les réserves bancaires sont perçues comme plus sûres, les obligations à longue échéance vont être perçues comme plus risquées et, en conséquence de l’assouplissement quantitatif, les investisseurs financiers vont réclamer un spread plus élevé. Les taux longs vont augmenter, pas diminuer.

22. La dette de plus longue échéance permet aux gouvernements de réduire les effets des hausses temporaires des taux d’intérêt réels et d’avoir plus de temps pour s’ajuster aux hausses permanentes. A cet égard, l’achat par les banques centrales d’obligations à longue maturité financé par les réserves bancaires versant intérêts à maturité nulle diminue la maturité et va dans la mauvaise direction.

23. L’achat d’obligations longues financé par les réserves des banques centrales portant intérêts ne génère pas plus d’inflation que l’achat d’obligations à longue maturité contre des actifs à courte maturité par un fonds d’investissement. De tels achats ne sont pas non plus un renflouement des gouvernements par la banque centrale.

24. L’annulation de la dette publique au bilan de la banque centrale n’a pas d’effet sur les passifs du gouvernement consolidé et donc n’augmente pas sa marge de manœuvre budgétaire. C’est au mieux inutile et au pire contreproductif en réduisant l’indépendance perçue de la banque centrale.

Sur la politique budgétaire optimale


25. Sur les coûts de la dette publique en termes de bien-être : toutes choses égales par ailleurs, une dette plus élevée évince du capital et donc est largement perçue par les responsables politiques et le public comme hypothéquant le futur et alourdissant le fardeau sur les générations futures. Le fait que r soit inférieur à g nous amène à reconsidérer cette proposition.

26. Un résultat fondamental en théorie de la croissance est que lorsque r est inférieur à g, alors une hausse de la dette publique peut accroître le bien-être pour toutes les générations. r < g signifie que le produit marginal net du capital est plus faible que l’investissement nécessaire pour que le capital croisse au rythme g. Donc, bien qu’un capital plus faible signifie une production future plus faible, la baisse de l’investissement nécessaire permet une consommation future plus élevée.

27. Ce résultat, dû à Edmund Phelps et à Milton Friedman et développé plus tard par Peter Diamond, a cependant été trouvé en situation de certitude, auquel cas les taux d’intérêt sont égaux et en l’occurrence égaux au produit marginal net du capital.

28. En présence d’incertitude, il a plusieurs taux, du taux le plus sûr au produit marginal net moyen du capital (typiquement plus élevé). Il est difficile d’évaluer quel taux est pertinent pour déterminer si la dette publique augmente ou diminue le bien-être collectif. La théorie suggère que le taux pertinent dépend de la nature de la fonction de production, de l’existence d’autres perturbations et qu’il se situe quelque part entre le taux sûr et le produit marginal moyen du capital.

29. Empiriquement, il n’est donc pas clair si le taux pertinent est plus élevé ou plus faible que le taux de croissance. Une approche pragmatique consiste à supposer que, toutes choses égales par ailleurs, la dette n'est pas bonne, mais qu’elle n'est pas trop mauvaise. Et plus le taux neutre est faible, moins elle est mauvaise.

30. En ce qui concerne, non plus les coûts, mais les bénéfices de la dette publique et du déficit public, le second seuil est le plus important. En l’absence d’une borne inférieure effective, nous pouvons considérer que la banque centrale fixe le taux directeur à un niveau égal à celui du taux neutre, donc maintient la production à son potentiel. Quand les banques centrales sont contraintes par la borne inférieure effective, le taux directeur ne peut plus être fixé au niveau du taux neutre et la politique monétaire ne peut plus être utilisée pour maintenir la production à son potentiel. Ce rôle revient alors à la politique budgétaire.

31. Les éléments empiriques en ce qui concerne les multiplicateurs budgétaires (c’est-à-dire les effets de diverses dimensions de la politique budgétaire comme les dépenses, les impôts ou le niveau de dette lui-même, sur la production) suggèrent que, la plupart du temps, une expansion budgétaire accroît la demande globale. Et que l’effet est plus fort quand la politique monétaire est à sa borne inférieure effective.

32. Pour discuter de la politique budgétaire optimale, il est utile de commencer avec deux vues extrêmes. La première peut être qualifiée de vue de la "pure finance publique". Elle suppose implicitement que la politique monétaire peut maintenir la production à son potentiel et se elle focalise sur le rôle de la dette publique pour lisser les impôts au gré des variations des dépenses publiques ou pour affecter le bien-être des générations courantes relativement à celui des générations futures.

33. La seconde vue suppose implicitement que la politique monétaire n’est pas utilisée ou ne peut pas l’être et que la principale tâche de la politique budgétaire est d’assurer la stabilisation macroéconomique. Cette vue est connue sous le nom de vue de la "finance fonctionnelle", comme l’a ainsi baptisée Abba Lerner. Dans ce cas, la politique budgétaire doit compenser les fluctuations de la demande privée de façon à maintenir la production à son potentiel. Si la demande privée est chroniquement faible, alors le gouvernement doit générer des déficits durables.

34. Cela suggère la caractérisation suivante de la politique budgétaire optimale, en lien avec les deux seuils pour le taux neutre. Premièrement, plus le taux d’intérêt est faible relativement au taux de croissance, plus les coûts budgétaires et en termes de bien-être de la dette publique sont faibles. Deuxièmement, plus le taux d’intérêt est proche de la borne inférieure effective, moins la politique monétaire dispose de marge pour stabiliser la production, plus l’usage de la politique budgétaire pour la stabilisation macroéconomique s’avère nécessaire.

35. La stabilisation de la production se justifie surtout lorsque la borne inférieure effective est strictement contraignante. Mais elle reste justifiée même lorsque la borne inférieure zéro est potentiellement contraignante, laissant une faible marge de manœuvre à la politique monétaire pour réagir à une baisse de la demande privée.

36. Pour le dire autrement : plus la demande privée et donc le taux neutre sont faibles, plus les coûts des déficits publics et de la dette publique seront faibles et plus leurs bénéfices seront élevés.

37. Pour le dire encore autrement : plus la demande privée, et donc le taux neutre, est faible, plus le poids sur la finance fonctionnelle sera élevé et plus le poids sur la pure finance publique sera faible.

38. J’interprète la théorie monétaire moderne (modern monetary theory ou MMT) comme donnant tout le poids à la finance fonctionnelle, sur l’usage de la politique budgétaire plutôt que de la politique monétaire pour maintenir la production à son potentiel. Ce faisant, elle se révèle être une vue trop extrême.

39. La politique budgétaire affecte le taux neutre. On peut alors considérer la politique budgétaire optimale comme fixant le taux neutre à un niveau suffisamment élevé pour que la politique monétaire ait assez de marge de manœuvre pour stimuler la production contre des chocs de demande négatifs, mais suffisamment faible pour que les coûts budgétaires et en bien-être de la dette publique restent limités.

40. Retournons à la soutenabilité de la dette publique. Une demande privée chroniquement faible peut maintenir les banques centrales à la borne inférieure effective et amener les gouvernements à générer des déficits si larges que les ratios d’endettement augmentent régulièrement, suscitant des craintes quand à la soutenabilité de la dette. Cela pose la question de savoir s’il y a des alternatives aux déficits publics pour soutenir la demande globale.

41. Une approche consiste à relâcher la borne inférieure effective, soit en accroissant la cible d’inflation et par implication les taux d’inflation et d’intérêt nominaux moyens, donnant plus de marge de manœuvre à la politique monétaire pour réduire les taux nominaux si nécessaire ou, comme l’a suggéré Kenneth Rogoff, en faisant disparaître la monnaie fiduciaire, ce qui semble difficile à atteindre, du moins dans un futur proche.

42. Une autre approche consiste à travailler sur les facteurs qui déterminent le taux neutre, en particulier si certains de ces facteurs représentent des perturbations qui doivent être éliminées pour des raisons indépendantes de leurs effets sur la demande privée et la politique budgétaire. Par exemple, étendre l’assurance sociale peut réduire l’épargne de précaution et accroître le taux neutre sans accroître les déficits.

Sur la politique budgétaire en pratique : trois applications


43. Le passage de la stabilisation de la production à la réduction de la dette publique dans le sillage de la crise financière mondiale en Europe a été trop fort et trop coûteux, reflétant une surestimation des coûts de la dette publique et une sous-estimation des effets adverses de la politique budgétaire restrictive sur la demande globale et la production.

44. Face à un cas de stagnation séculaire, le Japon a connu d’amples déficits publics pendant trois décennies et ses ratios d’endettement public ont atteint des niveaux très élevés, tandis que la Banque du Japon est restée à la borne inférieure effective. Cette stratégie (si cela en fut une) a-t-elle été la bonne ? La réponse est oui, mais lorsque l’on se tourne vers l’avenir les ratios élevés de dette publique posent la question de la soutenabilité de la dette publique. La priorité est de trouver d’autres façons de stimuler la demande.

45. Pour stimuler la reprise de l’économie américaine suite aux chocs initiaux du Covid-19, l’administration Biden s’est embarquée en 2021 dans une expansion budgétaire majeure. La stratégie (à nouveau, si c’en fut effectivement une) consistait pour la politique budgétaire à accroître la demande globale et donc à accroître le taux neutre et pour la politique monétaire de retarder l’ajustement du taux directeur au taux neutre et de générer une inflation temporaire. L’inflation s’est révélée être plus élevée qu’anticipée. L’expansion budgétaire a-t-elle été trop forte ? La stratégie a-t-elle été erronée ? »

Olivier Blanchard, « Why low interest rates force us to revisit the scope and role of fiscal policy: 45 takeaways », PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 21 décembre 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Larry Summers et la stagnation séculaire »

« Faut-il s'inquiéter de la dette publique lorsque les taux d’intérêt sont faibles ? »

« r < g : peut-on vraiment ne pas se soucier de la dette publique ? »

« Une stagnation supra-séculaire ? »

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