« Dites ce que vous voulez à propos de Lord Byron, mais vous ne pouvez pas dénier le fait qu’il savait comment tourner une phrase. Prenons sa prise de parole à la Chambre des Lords en 1812. Elle porta sur la folie des Luddites, qui prenaient d’assaut les usines et brisaient les machines. "Les travailleurs désœuvrés, aveuglés par leur ignorance, au lieu de se réjouir de ces arts si bénéfiques à l’Humanité, se perçurent comme sacrifiés aux améliorations mécaniques."

Le terme "luddite" est aujourd’hui une insulte, un mot que vous lancez à un boomer qui n’a pas compris comment les podcasts fonctionnent. Mais il aurait été évident aux contemporains de Byron qu’il prononça ses mots avec sarcasme. Byron soutenait les Luddites. Ils avaient en effet été sacrifiés sur l’autel des améliorations de la productivité. Il n’y a aucune ignorance derrière la violence de leur résistance.

Avec l’étiquette "luddite", il y a le "sophisme luddite", qui se réfère à la croyance que le progrès technique provoque un chômage de masse. Nous le qualifions de "sophisme" parce que deux siècles d’histoire l’ont contredit : il y a toujours eu de nouveaux emplois et, au fil du temps et en moyenne, ces nouveaux emplois ont été plus productifs et mieux payés que les précédents.

Mais il semble que le luddisme soit de retour. Un livre qui sera prochainement publié, Blood in the Machine, affirme que "les origines de la rébellion contre les géants du numérique" tiennent au soulèvement luddite. Et au cours de la dernière décennie beaucoup ont fait part de leur inquiétude quant à la perspective d’un chômage de masse.

Tout d’abord, il y a eu la fameuse étude "The Future of Employment" de Carl Frey et Michael Osborne de l’Université d’Oxford en 2013, avec le constat qui a fait les gros titres selon lequel 47 % des emplois sont susceptibles de disparaître avec l’automatisation. Ensuite, il y eut les craintes que tous les chauffeurs de taxis et de camions perdent leur emploi avec les voitures automatisées.

A présent, il y a l’intelligence artificielle "générative", qui remplit de peur le cœur des travailleurs "créatifs" : Dall-E et Midjourney menaceraient l’emploi des illustrateurs, ChatGPT et Bard iraient s’en prendre aux journalistes et aux rédacteurs techniques. Nos emplois seront-ils cette fois-ci détruits ? Ou devons-nous nous détendre à l’idée de connaître de nouveau deux siècles d'une prospérité tirée par la productivité ?

Je pense qu’aucune de ces deux visions n’est juste. Que penser de celle selon laquelle la technologie ne crée pas du chômage de masse, mais est néanmoins capable de détruire des existences, en ayant des conséquences inattendues et en concentrant le pouvoir entre les mains de quelques uns ? (Une fois j’ai suggéré de qualifier cette vue de "néo-luddite", mais hélas les vrais technophobes firent de ce label le leur il y a longtemps.)

Considérons le guichet automatique des banques : il n’a pas rendu les guichetiers redondants. Ils les ont libérés pour faire des ventes-croisées de prêts hypothécaires. Ou le tableur informatique : il a libéré d’humbles commis-comptables de la nécessité de faire des lignes et colonnes d’arithmétique et il a permis à la comptabilité de devenir (hum hum) une profession plus créative. De telles technologies n’ont pas détruit d’emplois, mais elles en ont transformés. Certains sont devenus plus gratifiants et enrichissants, d’autres plus durs.

Dans leur nouveau livre, Power and Progress, les économistes Daron Acemoglu et Simon Johnson affirment que le progrès technique peut certes produire une prospérité généralisée, mais qu’il n’est pas garanti que cela arrive rapidement et que, dans certains cas, il n’est pas garanti que cela survienne tout court.

"Les usines du textile au début de la Révolution industrielle britannique ont généré beaucoup de richesses pour quelques-uns, mais elles n’ont pas augmenté les revenus des travailleurs pendant près d’un siècle", écrivent-ils. C’est trop tard pour les artisans du textile qui perdirent leurs bons emplois.

Il y a des exemples plus inattendus, comme avec les bateaux traversant les océans qui permirent le commerce d’esclaves transatlantique. Il y en a aussi des plus subtils. Le code-barres nous a réduit les queues et les prix, mais il a aussi modifié le rapport de force entre distributeurs et fournisseurs, entre les petits commerces et la grande distribution et en définitive entre les distributeurs physiques et leurs concurrents en ligne. (...)

Acemoglu et Johnson affirment que la prospérité généralisée nous échappe, tout comme elle a échappé aux travailleurs au début de la Révolution industrielle. Qu’est-ce qui est nécessaire ? De meilleurs politiques, bien sûr : des impôts et des subventions pour favoriser le bon type de technologie ; des réglementations intelligentes pour protéger les droits des travailleurs ; une action antitrust pour casser les monopoles ; tout cela, bien sûr, doit être fait adroitement et avec le moins possible de paperasse et de distorsions. Mais pour réussir cette tâche, il faut tout d’abord en saisir la mesure.

Et comme Acemoglu et Johnson l’expliquent, de telles politiques vont s’effondrer sur un sol rocailleux s’il n’y a pas de contre-pouvoirs politiques capables de résister aux monopoles et aux milliardaires. En l’absence de telles conditions, le luddisme a eu recours à ce qu’un historien a qualifié de "négociation collective par l’émeute" en recourant aux incendies et même au meurtre. Les autorités ont contre-attaqué et, selon les mots d’un autre historien, "le luddisme a fini sur l’échafaud".

Ce fut une terrible affaire et une opportunité ratée pour réformer la société et fournir "la première bénédiction de l'homme" comme l’aurait espéré Booth. Si les dernières technologies sont vraiment disruptives, nous aurons de nouveau une telle opportunité. Ferons-nous mieux cette fois-ci ? »

Tim Harford, « What neo-Luddites get right – and wrong – about Big Tech », 26 mai 2023. Traduit par Martin Anota



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