« (…) La lutte contre l’inflation est toujours en cours, dans la zone euro et dans une grande partie du reste du monde. L’inflation globale a décliné, mais les composantes les plus visqueuses restent durablement élevées. Les banques centrales doivent continuer de combattre l’inflation, tout en se demandant si (et comment) la stratégie de politique monétaire doit changer dans le futur. Ce n’est, bien sûr, pas une tâche facile.

Je vais évoquer trois vérités inconfortables pour la politique monétaire. La première est que l’inflation prend trop de temps pour revenir à la cible. Cela signifie que les banques centrales, notamment la BCE, doivent rester engagées dans la lutte contre l’inflation malgré les risques d’une plus faible croissance économique. La deuxième vérité inconfortable est que les turbulences financières peuvent générer des tensions entre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière des banques centrales. Atteindre la "séparation" via des outils additionnels est possible, mais pas garanti. La troisième vérité inconfortable est que, concernant l’avenir, les banques centrales sont susceptibles de connaître davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie. Les stratégies de politique monétaire et l’usage d’outils comme le forward guidance et l’assouplissement quantitatif doivent être en conséquence redéfinis.

Commençons par explorer la première vérité inconfortable : l’inflation prend du temps pour revenir à sa cible.

Vérité inconfortable n° 1 : l’inflation prend trop de temps pour revenir à la cible

GRAPHIQUE 1 Prévisions d’inflation de la BCE et inflation observée (en %)

Gopinath__previsions_d__inflation_de_la_BCE_2021_2022_2023.png

Les prévisionnistes d’inflation ont été optimistes en pensant que l’inflation reviendrait rapidement à sa cible (…). Comme vous le voyez, cela inclut la BCE et le FMI, dont les prévisions sont presque impossibles à distinguer l’une de l’autre (cf. graphiques 1 et 2). Cela me rappelle la fameuse pièce de Samuel Becket, En attendant Godot. Dans la pièce, les personnages et les spectateurs attendent un mystérieux personnage appelé Godot qui n’apparaît jamais. De même, nous attendons toujours la réapparition de la faible inflation. Bien sûr, nous espérons que la vraie vie aura une fin différente de la pièce. Mais pour l’instant, les spectateurs attendent toujours.

GRAPHIQUE 2 Prévisions d’inflation du FMI et inflation observée (en %)

Gopinath__previsions_d__inflation_du_FMI_2021_2022_2023_Sintra.png

Malgré des erreurs de prévision répétées, les marchés restent particulièrement optimistes à l'idée que l’inflation dans la zone euro et dans la plupart des pays développés va revenir relativement vite à proximité des niveaux ciblés. Ces espoirs de désinflation (probablement alimentés par la forte baisse des prix de l’énergie) sous-tendent les anticipations que les taux directeurs vont bientôt baisser, malgré les déclarations des banques centrales qu’elles comptent continuer de les relever. Les enquêtes des analystes de marchés offrent une image similaire et suggèrent que l’inflation est susceptible de baisser sans grandement affecter la croissance. Il est utile de garder en tête qu’il n’y a pas vraiment de précédent historique pour une telle issue.

Laissons de côté les prévisions. Le fait est que l’inflation soit trop forte et reste généralisée dans la zone euro, comme dans d’autres pays. Alors que l’inflation globale a significativement diminué, l’inflation est restée forte dans les services et la date à laquelle on s’attend à ce qu’elle retourne à la cible pourrait davantage reculer.

Pourquoi l’inflation s’est révélée persistante

Alors que les travaux actuels vont éclairer pourquoi l’inflation s’est révélée si visqueuse, divers facteurs sont probablement à l’œuvre et continuent de pousser l’inflation à la hausse.

Premièrement, alors que la BCE a relevé ses taux d’intérêt l’année dernière de 400 points de base (la plus forte hausse de son histoire), l’activité n’a que légèrement diminué. Le taux de chômage est à un niveau historiquement faible. La croissance des salaires a été solide et s’accélère, quoi qu’insuffisamment pour compenser les chutes brutales des salaires réels de ces deux dernières années. La combinaison de tensions sur les marchés du travail et d’un stock toujours solide d’épargne des ménages et de résiduelle demande de rattrapage peut avoir contribué à la résilience de l’activité que nous avons vue jusqu’à présent.

Deuxièmement, malgré la forte hausse du taux directeur, les conditions financières peuvent ne pas être suffisamment resserrées, ce qui empêche la transmission de la politique monétaire. (...) Les taux d’intérêt réels (selon les mesures des anticipations d’inflation basées sur les marchés financiers) sont assez bas et les taux d’intérêt réels à court terme (en utilisant des données relatives aux ménages) sont probablement négatifs.

Enfin, la pandémie a probablement réduit le potentiel de production et la productivité, ce qui contribue aussi à expliquer les pressions à la hausse sur l’inflation.

Ce qui est inquiétant est que la forte inflation soutenue peut changer la dynamique de l’inflation et compliquer la tâche de la désinflation. Etant donné la baisse massive des salaires réels depuis la pandémie, on s’attend à un certain rattrapage des salaires. Toute chose égale par ailleurs, si l’inflation chutait rapidement, les entreprises devraient laisser leurs marges de profit (qui ont explosé ces deux dernières années) baisser et absorber une partie de la hausse attendue du coût du travail. Mais les entreprises peuvent y résister, en particulier si l’économie reste résiliente, tandis que les travailleurs peuvent demander à se faire compenser pour leurs pertes de salaires réels. Une telle dynamique freinerait la réduction de l’inflation, pousserait vers le haut les anticipations d’inflation et augmenterait le risque d’une nouvelle pression sur les coûts ou les ressources (Bernanke et Blanchard, 2023 ; Hansen, Toscani et Zhou, 2023 ; Lorenzoni et Werning, 2023). (...)

La stratégie appropriée

C’est définitivement aux banques centrales d’assurer la stabilité des prix indépendamment de la situation budgétaire. Avec une inflation sous-jacente forte et de substantiels risques haussiers sur l’inflation, des considérations de gestion du risque dans la zone euro suggèrent que la politique monétaire doit continuer de resserrer sa politique monétaire et de rester en territoire restrictif jusqu’à ce que l’inflation sous-jacente soit clairement sur une trajectoire baissière. La BCE (et d’autres banques centrales dans une situation similaire) doit être prête à réagir vigoureusement à de nouvelles pressions inflationnistes ou au signe que l’inflation s’avère plus persistante, même si cela implique de refroidir davantage le marché du travail. Les coûts de la lutte contre l’inflation seront significativement plus élevés si une période prolongée de forte inflation conduit à un relèvement des anticipations d’inflation (…).

Des risques baissiers sur l’inflation peuvent aussi survenir, par exemple, avec l’essoufflement des perturbations des chaînes de valeur et la chute des prix de l’énergie. L’effet du récent resserrement de la politique monétaire fonctionne toujours via le système. Alors que les banques centrales doivent veiller à ne pas assouplir prématurément leur politique monétaire, elles doivent être prêtes à l’ajuster si un chœur d’indicateurs suggère que ces risques baissiers sur l’inflation se matérialisent.

Vérité inconfortable n° 2 : les turbulences financières peuvent générer des tensions entre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière des banques centrales

Si l’inflation persiste et si les banques centrales doivent resserrer davantage que les marchés financiers ne s’y attendent, les conditions financières légèrement resserrées d’aujourd’hui peuvent donner lieu à une revalorisation des prix d’actifs et à une hausse brutale des spreads de crédit ? Nous avons vu l’année dernière comment, sous certaines circonstances, le resserrement monétaire peut s’accompagner de certaines turbulences financières, notamment en Corée du Sud, au Royaume-Uni et plus récemment aux Etats-Unis.

Pour la zone euro, le resserrement de la politique monétaire peut aussi avoir divers effets régionaux, avec les spreads augmentant davantage dans certains pays très endettés. Des taux d’intérêt plus élevés peuvent aussi amplifier d’autres vulnérabilités associées à l’endettement des ménages et à une grande part des emprunts hypothécaires à taux variable dans certains pays.

Cela m’amène à une deuxième vérité inconfortable : les turbulences financières peuvent générer des tensions entre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière des banques centrales. Les banques centrales peuvent certes étendre un soutien en liquidité aux banques solvables, mais elles ne sont pas équipées pour gérer les problèmes des emprunteurs insolvables.

La réponse de la politique monétaire à de modestes tensions financières

Si les tensions financières restent modestes, les banques centrales ne devraient pas avoir de grandes difficultés pour atteindre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière. Si les ménages et les entreprises font face à une hausse des coûts d’emprunt, les banques centrales peuvent réduire leurs taux directeurs pour maintenir la production et l’inflation sur pratiquement la même trajectoire. D’autres outils relativement standards des banques centrales (comme le prêt à la fenêtre d’escompte ou d’autres formes de soutien en liquidité) peuvent aussi aider. Bien sûr, une réduction des taux directeurs, même si elle vise à maintenir les conditions financières pour l’essentiel inchangées, peut être mal interprétée comme un abandon de la lutte contre l’inflation, donc la communication est importante.

Quand les tensions menacent de se traduire en crise systématique

La situation devient bien plus difficile si les tensions financières menacent de se transformer en une crise systémique. La prévention d’une crise peut aller au-delà de ce que les banques centrales peuvent faire seules. Elles peuvent certes étendre leur soutien en liquidité aux banques solvables, mais elles ne peuvent pas soutenir les banques, entreprises ou ménages insolvables. Cela doit être géré par les gouvernements et peut nécessiter d’amples ressources budgétaires. Et les banques centrales peuvent difficilement atténuer les tensions sur les agents non bancaires au vu des difficultés qu’il y a à évaluer la solvabilité et les risques de politique économique qu’il y a à choisir les gagnants et les perdants.

Des interventions énergiques et menées en temps opportun adossées au soutien budgétaire nécessaire peuvent permettre à la politique monétaire de se focaliser sur la stabilité des prix, comme ce fut le cas durant les récents épisodes de tensions. Cette séparation est clairement l’issue la plus désirable. Mais quand les gouvernements manquent de marge de manœuvre budgétaire ou de soutien politique pour répondre au problème, les banques centrales peuvent avoir à ajuster leur fonction de réaction de politique monétaire pour prendre en compte les tensions financières. Alors que les banques centrales ne doivent jamais perdre de vue leur engagement à la stabilité des prix, elles peuvent tolérer un retour quelque peu plus lent à la cible d’inflation pour éviter les tensions systémiques. Même ainsi, la barre doit être placée haut. Un tel changement de la fonction de réaction pourrait laisser la banque centrale "derrière la courbe" (behind the curve) dans la lutte contre l’inflation, comme par exemple lorsque la Réserve fédérale décida d’assouplir sa politique monétaire au milieu des années 1960 de crainte qu’il y ait un effondrement du crédit, alors même que les pressions d’inflation étaient substantielles.

Pour le dire simplement, alors que la séparation est en principe atteignable, il est difficile de l’atteindre en pratique et elle ne doit pas être tenue comme garantie.

Vérité inconfortable n° 3 : les banques centrales sont susceptibles de connaître davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie

Cela m’amène à la troisième vérité inconfortable : les banques centrales sont susceptibles de connaître davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie. Les stratégies de politique monétaire et l’usage d’outils comme le forward guidance et l’assouplissement quantitatif doivent être redéfinis en conséquence.

Les stratégies de politique monétaire mises en œuvre dans la période consécutive à la crise financière mondiale par la BCE et d’autres banques centrales majeures se sont focalisées sur le soutien de l’activité et d’une inflation trop faible quand la borne inférieure effective semblait être une contrainte pressante. On ne pensait guère que l’inflation pouvait dépasser durablement la cible au vu de l’apparente horizontalité de la courbe de Phillips ou que les banques centrales feraient face à un arbitrage significatif pour répondre aux chocs d’offre. Des considérations de gestion des risques se sont inclinées vers les risques baissiers sur l’activité et l’inflation.

Davantage de risques haussiers sur l’inflation

Concernant l’avenir, les banques centrales sont susceptibles de faire face à davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie pour deux ensembles de raisons. Certains de ces risques haussiers reflètent des changements structurels affectant l’offre globale (accentués par la pandémie et la guerre en Ukraine) et qui peuvent entraîner des chocs plus amples et plus persistants. En outre, nous avons aussi appris que la courbe de Phillips n’est pas plate de façon assurée.

En ce qui concerne les changements structurels, il y a un risque substantiel que des chocs d’offre plus volatils de l’ère pandémique persistent. Malgré un assouplissement considérable des pressions sur l’offre liées à la pandémie, la restructuration des chaînes de valeur internationales qui a été intensifiée par la pandémie et la guerre, couplée avec la fragmentation géoéconomique, peut aussi provoquer des perturbations sur l’offre mondiale. Plusieurs pays se tournent vers des politiques introverties, qui accroissent les coûts de production et, ironiquement, rendent les pays moins résilients et davantage exposés aux chocs d’offre. (…) Le nombre de nouvelles restrictions dans le commerce et les investissements directs à l’étranger imposés sur les pays de l’UE a augmenté durant la pandémie. Les pays de l’UE ont aussi accru leurs propres restrictions sur les échanges et IDE entrants.

Les risques associés au changement climatique et à la transition climatique sont aussi susceptibles d’amplifier les fluctuations à court terme de l’inflation et de la production. Les retards dans la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris augmentent le risque d’une transition désordonnée et de sérieuses perturbations dans l’offre d’énergie, ce qui peut alimenter fortement l’inflation et confronter les banques centrales à des arbitrages plus difficiles.

GRAPHIQUE Déviation du PIB et de l'inflation sous-jacente des pays développés par rapport à leur tendance
Gopinath__deviation_PIB_inflation_sous-jacente_par_rapport_a_la_tendance__courbe_de_Phillips.png

La pandémie nous en a aussi appris à propos de la courbe de Phillips. Les données empiriques montrent que des non-linéarités peuvent être prononcées à des niveaux élevés d’utilisation des ressources, si bien que l’inflation se révèle plus sensible aux pressions sur les ressources (Ball, Leigh et Mishra, 2022). Des difficultés dans la mesure du degré d’utilisation des capacités compliquent aussi la tâche des responsables politiques à jauger à partir de quel point les pressions inflationnistes vont escalader.

Les implications pour la stratégie de politique monétaire

Ces points suggèrent qu’en ce qui concerne la stratégie de politique monétaire, il sera important d’être plus prudent lorsqu’il s’agit de "voir au-delà" (looking through) les chocs d’offre. Les banques centrales peuvent devoir réagir plus agressivement si les chocs d’offre sont généralisés et affectent des secteurs clés de l’économie ou si l’inflation est déjà supérieure à la cible, auquel cas les anticipations sont davantage susceptibles de ne plus être ancrées. Elles peuvent aussi avoir à réagir plus agressivement dans une économie robuste dans laquelle les producteurs peuvent répercuter les hausses de leurs coûts et les travailleurs sont moins susceptibles d’accepter des baisses de salaires réels. Et elles doivent savoir si les chocs sont principalement provoqués du côté de l’offre ou alimentés par une forte demande.

Alors que nous ne focalisons à présent sur la forte inflation, ce que nous avons appris à propos de la courbe de Phillips a aussi d’importantes implications pour la réponse de la politique monétaire aux futures périodes d’inflation inférieure à la cible. Certains raffinements peuvent être nécessaires aux stratégies de taux "plus faibles plus longtemps" (lower-for-longer) qui ont été largement utilisées après la crise financière mondiale, qui impliquent typiquement de maintenir les taux directeurs à la borne inférieure effective jusqu’à ce que l’inflation atteigne ou dépasse sa cible. De telles stratégies peuvent toujours être désirables dans certaines conditions, en particulier pour une économie en profonde récession et faisant face à une inflation chroniquement faible.

Mais l’expérience pandémique suggère que les responsables politiques doivent être plus prudents en calibrant la politique monétaire pour générer une chute durable du taux de chômage en-dessous du taux naturel U* quand l’inflation se maintient légèrement en-dessous de la cible (disons entre 1,5 et 2 % par exemple). Et il peut être justifié de resserrer de façon préventive la politique monétaire dans ces conditions si les pressions sur les ressources semblent fortes et qu’il y a un risque tangible que de nouveaux chocs (tels qu’une relance budgétaire) puissent pousser l’économie à la surchauffe. En procédant plus graduellement au resserrement monétaire, une approche préventive réduirait aussi les risques de stabilité financière susceptibles d’accompagner une sortie rapide des faibles taux d’intérêt (la deuxième vérité inconfortable). (...) »

Gita Gopinath, « Three uncomfortable truths for monetary policy », discours prononcé à la conférence de Sintra, le 26 juin 2023. Traduit par Martin Anota