« Le dirigeant de la Chine, Xi Jinping, a récemment évoqué l’objectif d’atteindre le revenu par tête d’un "pays développé de niveau intermédiaire d’ici 2035". Cet objectif peut-il être atteint ? Pas d’après nous. Le maintien d’une croissance rapide fait face à des vents contraires de plus en plus puissants, allant du vieillissement démographique et des rendements d’échelle décroissants aux limites du modèle de croissance chinois centré sur l’investissement. D’autres obstacles à la croissance semblent se dresser, notamment un tournant vers une gestion publique plus étroite de l’économie, l'aggravation des problèmes du crédit dans l’immobilier et d’autres secteurs et les limites de l’accès aux technologies étrangères clés. Même sous des hypothèses optimistes concernant les fondamentaux de la croissance future, la Chine ne semble à même de refermer qu’une fraction de l’écart avec les pays à haut revenu au cours des prochaines années.

Une déplaisante arithmétique de croissance


Il n’est pas clair quant à savoir quel groupe de pays Xi avait précisément en tête en se référant aux pays développés, mais il se pourrait que ce soit ceux classifiés comme "économies avancées" par le FMI. Ce groupe de pays inclut 32 économies, avec des revenus par tête allant en 2022 de 36.900 dollars (la Grèce) à 127.600 dollars (Singapour) mesurés en parités de pouvoir d’achat. (La conversion des revenus en dollars PPA corrige les différences en termes de coût de la vie entre les pays.) Nous définissons par "niveau intermédiaire" le 25ème centile de ce groupe, correspondant au revenu par tête de 49.300 dollars.

La Chine est actuellement un pays à revenu intermédiaire, avec un revenu par tête de 21.400 dollars, la plaçant juste au-dessus du 60ème centile de la répartition mondiale des revenus. La Chine a encore un long chemin à parcourir pour atteindre notre seuil de revenu. Le revenu par tête devrait être multiplié par 2,3, ce qui correspond à un maintien du taux de croissance à 6,6 % pour atteindre ce seuil d’ici 2035. La croissance annuelle du revenu devrait être de 4,3 % pour atteindre le niveau actuel de la Grèce cette année-là.

Un regard sur l’histoire montre le défi colossal que représente ce rattrapage. Des quarante-trois pays qui avaient en 2009 le niveau de revenu actuel de la Chine, aucun n’a réussi à atteindre le taux de croissance nécessaire pour pousser la Chine au 25ème centile de l’économie avancée au cours des treize années suivantes (cf. graphique ci-dessous). En effet, le taux de croissance médian du revenu de ce groupe a été de 3,1 %, avec seulement cinq pays ayant connu une croissance supérieure à 4 %. Et pour les vingt-quatre pays avec des revenus supérieurs à 49.300 dollars, cela prit en moyenne 32 ans atteindre ce niveau depuis le niveau de revenu actuel de la Chine. Seulement deux pays y sont parvenus en moins de 20 ans.

GRAPHIQUE Croissance annuelle moyenne du revenu par tête les 13 années après avoir atteint le niveau de la Chine en 2022 (en %)

Clark_Higgins__Croissance_du_revenu_par_tete_apres_avoir_atteint_le_niveau_actuel_de_la_Chine.png

Un optimiste à propos de la croissance chinoise ne manquerait sans doute pas de rappeler que la trajectoire de croissance de la Chine a été particulièrement robuste depuis que les réformes de marchés furent entreprises au début des années 1980. La croissance du revenu par tête attint 6,5 % de 2009 à 2022 et elle fut même encore plus rapide les décennies antérieures (9,4 % entre 1996 et 2009, 8,8 % entre 1983 et 1996). La Chine a même été le moteur de la croissance du revenu mondial durant les trois périodes.

La performance passée de croissance chinoise est en effet impressionnante. Pour autant, les données officielles montrent que la croissance tendancielle du revenu a ralenti depuis le milieu des années 2000 (cf. la ligne bleue sur le graphique ci-dessous, qui montre les taux de croissance sur cinq ans). Les objectifs de revenu des autorités impliquent d’inverser ou, du moins, de stopper cette tendance. (...)

GRAPHIQUE Taux de croissance du revenu par tête chinois (moyenne mobile sur cinq ans, en %)

Clark_Higgins__Chine_croissance_revenu_par_tete_statistiques_officielles_Penn_World_Table.png

En outre, ces chiffres prennent les statistiques officielles de la croissance chinoise comme argent comptant. Cela fait longtemps que l’exactitude des statistiques chinoises fait l’objet d’un profond scepticisme (…) et beaucoup d’analystes croient que la croissance a été systématiquement surestimée. L’économiste Harry Wu a accrédité cette idée et proposé plusieurs ajustements aux données officielles. Ces ajustements servent de base pour des séries alternatives publiées dans des bases de données internationales comme la Penn World Table (…). La croissance du revenu de la Chine est restée exceptionnelle même selon ces ajustements, la plaçant dans le décile supérieur de la distribution mondiale au cours de chacune des trois récentes périodes de treize ans. Mais ces données montrent que la croissance a déjà ralenti à "seulement" 4,4 % de 2009 à 2022 (à peine assez rapide pour permettre d’accéder au bas du classement des pays avancés d’ici 2035) et à un rythme encore plus lent au cours des cinq dernières années (la ligne rouge sur le graphique ci-dessous).

Le débat sur le vrai taux de croissance de la Chine n’est pas clos. Heureusement, nous n’avons pas à le trancher. Comme nous allons le voir, un examen des sources de la croissance chinoise suggère que celle-ci va chuter sous nos valeurs de référence même si les données officielles sont correctes.

Les leçons du modèle de croissance néoclassique


Le modèle de croissance néoclassique standard fournit un cadre utile pour évaluer les perspectives de croissance de la Chine. Selon ce modèle, la croissance économique provient essentiellement de deux sources : l’accumulation des facteurs travail et capital et le progrès technique. Les contributions du travail et du capital à la croissance sont égales aux taux de croissance de ces facteurs, pondérés par leurs parts dans la valeur de la production. La contribution de la technologie à la croissance (la "productivité globale des facteurs", soit PGF) est calculée comme un résidu, comme la hausse de la production qui n’est pas expliquée par l’accumulation des facteurs.

Une perspective néoclassique révèle deux contraintes fondamentales sur la trajectoire future de la croissance chinoise. Le facteur travail est susceptible de décliner sous le poids du vieillissement de la population. Selon les projections des Nations unies, la population en âge de travailler (c’est-à-dire âgée de 20 à 64 ans) va chuter de 6 % d’ici 2035. En principe, les hausses du taux d’activité ou du nombre d’heures par travailleur pourraient compenser une partie du déclin de la population en âge de travailler. Mais ces deux variables atteignent déjà des niveaux élevés en Chine.

La part élevée de l’investissement dans le PIB chinois (régulièrement supérieure à 40 % depuis le milieu des années 2000) a soutenu une accumulation rapide du stock de capital du pays. En effet, le ratio capital sur production de la Chine est maintenant l’un des plus élevés au monde en termes de PPA. Mais l’accumulation du capital est sujette à des rendements décroissants : une hausse donnée contribue de moins en moins à la croissance à mesure que le capital est de plus en plus abondant. En outre, comme le stock de capital augmente relativement à la production, une part plus élevée des nouveaux investissements doit compenser la dépréciation du stock existant. L’impact des rendements décroissants est déjà manifeste. Selon nos estimations, une hausse du facteur capital a contribué à la croissance du PIB à hauteur de 3,4 points de pourcentage en moyenne entre 2018 et 2022, contre 4,3 points de pourcentage entre 2013 et 2017.

Dans un précédent travail base sur le cadre néoclassique, nous avons conclu que la contribution du capital à la croissance va continuer de baisser ces prochaines années, même sous des hypothèses optimistes. Des projections actualisées avec de nouvelles données renforcent cette conclusion, impliquant une contribution de 1,4-1,9 points de pourcentage pour la période allant jusqu’à 2035. (…) En somme, nous nous attendons à ce que la baisse des contributions du travail et du capital maintienne la croissance du revenu en-deçà de 4 % s’il n’y a pas en parallèle d’accélération de la croissance de la PGF.

Une hausse de la croissance de la PGF semble toutefois improbable, puisque la croissance de la productivité en Chine est déjà assez élevée, s’élevant en moyenne 1,8 % depuis 2009. Seulement cinq des quarante-trois pays qui avaient atteint le niveau de revenu actuel de la Chine par le passé ont connu une croissance de la PGF aussi élevée au cours des treize années suivantes (cf. graphique ci-dessous). Aucun n’a réussi à avoir un rythme supérieur de quelques dixièmes de points de pourcentage. En résumé, la Chine devra connaître une croissance de la PGF qui n’a jamais eu de précédent par le passé afin d’atteindre ses objectifs de revenu. En outre, ces estimations supposent que les chiffres officiels de croissance soient exacts. Si les taux de croissance plus faibles que rapportent les travaux de Wu s’avèrent corrects, la croissance de la PGF a déjà chuté à environ zéro.

GRAPHIQUE Croissance annuelle moyenne de la PGF au cours des 13 années après avoir atteint le niveau de revenu actuel de la Chine (en %)

Clark_Higgins__croissance_PGF_apres_avoir_atteint_le_niveau_de_revenu_de_la_Chine_en_2022.png

Des vents contraires structurels


Selon nous, une combinaison de vents contraires structurels, certains anciens et d’autres émergents, va empêcher la Chine de maintenir sa performance de productivité passée, encore moins de la dépasser. Les vents contraires anciens ont été largement évoqués ailleurs, notamment dans nos propres travaux, et nous nous contentons de les lister ici : la gestion de l’économie par un Etat omniprésent et le Parti communiste, une tendance qui s’est accentuée sous la présidence de Xi ; un retard institutionnel, qui se reflète par exemple par les faibles scores en ce qui concerne des indicateurs basés sur les enquêtes tels que les indicateurs de gouvernance de la Banque mondiale ; le besoin de rééquilibrer l’économie de façon à la rendre moins dépendante de l’investissement et à ce que la croissance soit davantage tirée par la consommation ; les dettes élevées du secteur privé et du gouvernement, accumulés pour financer la croissance tirée par l’investissement.

De nouveaux vents contraires ont émergé pour s’ajouter aux anciens. La croissance chinoise a longtemps été dépendante de l’activité du secteur immobilier. (Selon certains indicateurs, l’immobilier contribue à un quart de l’activité économique.) Les autorités chinoises ont par le passé relâché ou resserré le crédit et la réglementation du secteur de façon à lisser les fluctuations de la croissance du PIB. Cependant, l’activité immobilière réelle connaît depuis deux ans un déclin, a priori insensible aux efforts des autorités pour soutenir l’activité.

Les difficultés actuelles du secteur de l’immobilier illustrent le défi plus large que constitue la réorientation de la croissance vers un modèle moins centré sur le crédit et l’investissement. Mais ces difficultés ont leur propre dynamique. L’abandon d’une croissance tirée par l’investissement va entraîner une réallocation substantielle des dépenses publiques de l’investissement vers la consommation et le versement de revenus de transfert aux ménages. En même temps, les déficits publics et la dette publique sont déjà très importants. Un tel changement dans les priorités de dépenses publiques va s’opérer alors même que devra être traitée la question politiquement épineuse de la restructuration de la dette publique.

Un deuxième vent contraire émergent tient à la tendance à la relocalisation et à l’atténuation des risques (derisking) des partenaires commerciaux de la Chine. La pandémie a révélé la fragilité des chaînes de valeur internationales, centrées sur la Chine. En outre, les tensions géopolitiques entre la Chine et ses principaux partenaires commerciaux se sont accentuées au cours des dernières années. Ces forces ont conduit à l’adoption de mesures visant à rapprocher les chaînes de valeur et, même si celles-ci restent internationales, à délocaliser dans des pays avec lesquels les relations sont moins conflictuelles ; des politiques que les responsables américains et européens ont qualifiées d’"atténuation des risques" (derisking).

En outre, l’exacerbation des tensions géopolitiques a poussé les Etats-Unis et leurs partenaires à limiter davantage l’accès de la Chine aux technologies étrangères critiques. Par exemple, en octobre dernier, le gouvernement américain a adopté de nouveaux contrôles des exportations qui ont bloqué l’accès de la Chine aux technologies clés pour la production ou l’acquisition des circuits intégrés de pointe ou même des produits contenant de tels circuits intégrés. Cette action américaine a ensuite été rejointe par des partenaires majeurs, notamment le Japon et les Pays-Bas. Ces contrôles sont conçus de façon à ramener les technologies de fabrication de puces chinoises aux niveaux antérieurs à 2014. Plus récemment, les Etats-Unis ont adopté un décret qui place les restrictions ciblées sur certains investissements des entités américaines en Chine. (…) »

Hunter L. Clark & Matthew Higgins, « Can China catch up with Greece? », Federal Reserve Bank of New York, Liberty Street, 19 octobre 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Anatomie de la croissance chinoise »

« La Chine rencontre Solow. Autour de l'épuisement du modèle de croissance chinois »

« Le boom immobilier chinois est-il soutenable ? »

« Où en est le rééquilibrage de l’économie chinoise ?

« Surestime-t-on la croissance chinoise ? »