« La Commission européenne a récemment révisé à la baisse ses prévisions de croissance économique et d'inflation ; cette dernière continue de baisser plus vite que prévu. Contrairement aux États-Unis, il n’y a pas ici d’"atterrissage en douceur" (soft landing). Comme beaucoup le soutiennent, le resserrement monétaire n’a pas joué un rôle majeur dans la maîtrise de l’inflation (même aujourd’hui, la dynamique des prix est principalement déterminée par celle des coûts de l’énergie et des transports). Au contraire, selon ce que nous dit la littérature sur le sujet, ce n’est que 18 mois après son début qu'un cycle de hausse des taux commence à peser sur le coût du crédit, donc sur la consommation, l'investissement et la croissance économique.

Ce ralentissement de l’économie intervient dans un contexte différent de celui de la pandémie. À l’époque, les banquiers centraux et les ministres des Finances étaient tous d’accord sur le fait que les entreprises devaient être soutenues par la politique budgétaire "quoiqu’il en coûte" (whatever it takes). Aujourd'hui, le climat est très différent et le discours public est dominé par l'obsession de la réduction de la dette publique, comme en témoignent les récentes prises de position de Lindner, le ministre des Finances allemand, et la décevante réforme du Pacte de stabilité. Le risque que l’Europe répète les erreurs du passé, en particulier la calamiteuse austérité de 2010-2014, est donc particulièrement élevé.

Dans ce contexte, on ne peut que regarder avec inquiétude ce qui se passe en France, où le gouvernement a également annoncé une révision à la baisse de la prévision de croissance pour 2024, de 1,4 % à 1 %. Dans le même temps, Bruno Le Maire, le ministre des Finances, a annoncé une réduction des dépenses publiques de dix milliards d'euros (l’équivalent de 0,4 % du PIB), afin de maintenir les objectifs de déficit et d'endettement qui avaient été précédemment annoncés. C'est un mauvais choix, pour au moins deux raisons. La première est que le gouvernement envisage de procéder à la correction exclusivement en réduisant les dépenses publiques, en se concentrant notamment sur les "dépenses d'avenir". 2 milliards d'euros seront prélevés sur le budget de la transition écologique, 1,1 milliard d'euros sur celui du travail et de l'emploi, 900 millions d'euros sur celui de la recherche et de l'enseignement supérieur, etc. Bref, il a été choisi, une fois de plus, non pas d’augmenter les impôts des riches, mais de réduire les investissements dans le capital futur (matériel ou immatériel).

Mais, quelle que soit la composition, le choix de poursuivre des objectifs de finances publiques en réduisant les dépenses à un moment où l’économie ralentit va à l’encontre de ce que nous enseigne la théorie économique. Plus problématique encore, pour une classe politique à la tête d’une grande économie, cela va à l’encontre des enseignements des événements qui se sont récemment déroulés en Europe.

Le ratio dette publique sur PIB est généralement considéré comme un indicateur de la soutenabilité des finances publiques. (En fait, c’en est un indicateur très imparfait, mais nous pouvons l’ignorer ici). Lorsque le dénominateur de la nation, le PIB, baisse ou bien augmente moins que prévu, il semblerait à première vue logique de ramener le ratio à la valeur souhaitée en réduisant la dette, qui est au numérateur, c'est-à-dire en augmentant les impôts ou en réduisant les dépenses publiques. Mais les choses ne sont pas si simples, car en fait les deux variables, PIB et dette publique, sont liées l’une à l’autre. La réduction des dépenses publiques ou l’augmentation des impôts, en réduisant notamment le revenu disponible des ménages et des entreprises, déprimeront la demande de biens et de services et donc la croissance économique. Laissons de côté ici une théorie un peu farfelue, mais qui refait périodiquement surface, selon laquelle l’austérité pourrait être "expansionniste" si la réduction des dépenses publiques amenait les ménages et les entreprises à anticiper une réduction de la pression fiscale à l’avenir, stimulant ainsi la consommation et l’investissement privé. Les données ne soutiennent pas ce conte de fées. Devinez quoi ? L’austérité est récessive !

En bref, une baisse du numérateur, la dette publique, entraîne une baisse du dénominateur, le PIB. Le fait que le ratio dette publique sur PIB diminue ou augmente dépend donc de l’influence du numérateur sur le dénominateur, ce que les économistes appellent le multiplicateur. Si l’austérité a un impact limité sur la croissance économique, alors la réduction de la dette publique sera plus importante que la réduction du PIB et ainsi le ratio diminuera : bien qu’au prix d’un ralentissement économique, l’austérité peut ramener les finances publiques sous contrôle. Les plans d’austérité imposés par la troïka aux pays de la zone euro au début des années 2010 reposaient sur cette hypothèse et toutes les institutions internationales prévoyaient un impact limité de l’austérité sur la croissance économique. L’histoire a montré que cette hypothèse était erronée et que le multiplicateur est très élevé, surtout en période de récession. Un mea culpa public du Fonds monétaire international a fait sensation à l'époque (les économistes ne sont pas connus pour admettre leurs erreurs !), expliquant comment un calcul correct donnait des multiplicateurs jusqu'à quatre fois plus élevés qu'on ne le pensait auparavant. Au nom de la discipline, la politique budgétaire de ces années-là a été procyclique, freinant l’économie alors qu’elle aurait dû la faire avancer. Les nombreux programmes d’aide conditionnant le soutien de la troïka à l’adoption de l’austérité n’ont pas permis de sécuriser les finances publiques ; au contraire, en plongeant ces pays dans la récession, ils les ont rendus plus fragiles. Non seulement l’austérité n’a pas été expansionniste, mais elle était en outre vouée à l’échec. Ce n'est pas un hasard si, au cours de ces années-là, les attaques spéculatives contre les pays qui ont adopté l'austérité se sont multipliées et que, sans l'intervention de la BCE, avec le "quoiqu’il en coûte" de Draghi en 2012, l'Italie et l'Espagne auraient dû faire défaut et l'euro n'aurait probablement pas survécu.

Depuis, les travaux empiriques se sont multipliés, avec des résultats très intéressants. Par exemple, les multiplicateurs sont plus élevés pour les investissements publics (en particulier pour les investissements verts) et les dépenses sociales ont un impact important sur la croissance économique à long terme. Et ce sont précisément les postes de dépenses que le gouvernement français a le plus réduit en réaction à la détérioration des conditions économiques.

Alors qu’en 1937 le président Roosevelt cherchait prématurément à réduire le déficit public en plongeant l’économie américaine dans la récession, John Maynard Keynes a déclaré que "le boom, et non la récession, est le bon moment pour l’austérité". La crise de la zone euro a été colossale et très douloureuse (la Grèce n’a pas encore retrouvé son niveau de PIB de 2008), une expérience naturelle qui a donné raison à Keynes.

On peut peut-être pardonner à Bruno Le Maire et aux nombreux porte-drapeaux de la discipline budgétaire leur ignorance de la littérature académique sur la taille des multiplicateurs dans les bons et les mauvais moments. On peut peut-être aussi leur pardonner leur méconnaissance de l’histoire économique et des débats qui ont enflammé le vingtième siècle. Mais la tendance à répéter les erreurs qui ont déclenché une crise financière il y a seulement dix ans et menacé de faire dérailler la monnaie unique est impardonnable, même pour une classe politique sans culture et sans mémoire. »

Francesco Saraceno, « Austerity. The past that doesn’t pass », in Sparse Thoughts of a Gloomy European Economist (blog), mars 2024. Traduit par Martin Anota



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