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Tag - austérité budgétaire

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lundi 4 mars 2024

Austérité : le passé qui ne passe pas

« La Commission européenne a récemment révisé à la baisse ses prévisions de croissance économique et d'inflation ; cette dernière continue de baisser plus vite que prévu. Contrairement aux États-Unis, il n’y a pas ici d’"atterrissage en douceur" (soft landing). Comme beaucoup le soutiennent, le resserrement monétaire n’a pas joué un rôle majeur dans la maîtrise de l’inflation (même aujourd’hui, la dynamique des prix est principalement déterminée par celle des coûts de l’énergie et des transports). Au contraire, selon ce que nous dit la littérature sur le sujet, ce n’est que 18 mois après son début qu'un cycle de hausse des taux commence à peser sur le coût du crédit, donc sur la consommation, l'investissement et la croissance économique.

Ce ralentissement de l’économie intervient dans un contexte différent de celui de la pandémie. À l’époque, les banquiers centraux et les ministres des Finances étaient tous d’accord sur le fait que les entreprises devaient être soutenues par la politique budgétaire "quoiqu’il en coûte" (whatever it takes). Aujourd'hui, le climat est très différent et le discours public est dominé par l'obsession de la réduction de la dette publique, comme en témoignent les récentes prises de position de Lindner, le ministre des Finances allemand, et la décevante réforme du Pacte de stabilité. Le risque que l’Europe répète les erreurs du passé, en particulier la calamiteuse austérité de 2010-2014, est donc particulièrement élevé.

Dans ce contexte, on ne peut que regarder avec inquiétude ce qui se passe en France, où le gouvernement a également annoncé une révision à la baisse de la prévision de croissance pour 2024, de 1,4 % à 1 %. Dans le même temps, Bruno Le Maire, le ministre des Finances, a annoncé une réduction des dépenses publiques de dix milliards d'euros (l’équivalent de 0,4 % du PIB), afin de maintenir les objectifs de déficit et d'endettement qui avaient été précédemment annoncés. C'est un mauvais choix, pour au moins deux raisons. La première est que le gouvernement envisage de procéder à la correction exclusivement en réduisant les dépenses publiques, en se concentrant notamment sur les "dépenses d'avenir". 2 milliards d'euros seront prélevés sur le budget de la transition écologique, 1,1 milliard d'euros sur celui du travail et de l'emploi, 900 millions d'euros sur celui de la recherche et de l'enseignement supérieur, etc. Bref, il a été choisi, une fois de plus, non pas d’augmenter les impôts des riches, mais de réduire les investissements dans le capital futur (matériel ou immatériel).

Mais, quelle que soit la composition, le choix de poursuivre des objectifs de finances publiques en réduisant les dépenses à un moment où l’économie ralentit va à l’encontre de ce que nous enseigne la théorie économique. Plus problématique encore, pour une classe politique à la tête d’une grande économie, cela va à l’encontre des enseignements des événements qui se sont récemment déroulés en Europe.

Le ratio dette publique sur PIB est généralement considéré comme un indicateur de la soutenabilité des finances publiques. (En fait, c’en est un indicateur très imparfait, mais nous pouvons l’ignorer ici). Lorsque le dénominateur de la nation, le PIB, baisse ou bien augmente moins que prévu, il semblerait à première vue logique de ramener le ratio à la valeur souhaitée en réduisant la dette, qui est au numérateur, c'est-à-dire en augmentant les impôts ou en réduisant les dépenses publiques. Mais les choses ne sont pas si simples, car en fait les deux variables, PIB et dette publique, sont liées l’une à l’autre. La réduction des dépenses publiques ou l’augmentation des impôts, en réduisant notamment le revenu disponible des ménages et des entreprises, déprimeront la demande de biens et de services et donc la croissance économique. Laissons de côté ici une théorie un peu farfelue, mais qui refait périodiquement surface, selon laquelle l’austérité pourrait être "expansionniste" si la réduction des dépenses publiques amenait les ménages et les entreprises à anticiper une réduction de la pression fiscale à l’avenir, stimulant ainsi la consommation et l’investissement privé. Les données ne soutiennent pas ce conte de fées. Devinez quoi ? L’austérité est récessive !

En bref, une baisse du numérateur, la dette publique, entraîne une baisse du dénominateur, le PIB. Le fait que le ratio dette publique sur PIB diminue ou augmente dépend donc de l’influence du numérateur sur le dénominateur, ce que les économistes appellent le multiplicateur. Si l’austérité a un impact limité sur la croissance économique, alors la réduction de la dette publique sera plus importante que la réduction du PIB et ainsi le ratio diminuera : bien qu’au prix d’un ralentissement économique, l’austérité peut ramener les finances publiques sous contrôle. Les plans d’austérité imposés par la troïka aux pays de la zone euro au début des années 2010 reposaient sur cette hypothèse et toutes les institutions internationales prévoyaient un impact limité de l’austérité sur la croissance économique. L’histoire a montré que cette hypothèse était erronée et que le multiplicateur est très élevé, surtout en période de récession. Un mea culpa public du Fonds monétaire international a fait sensation à l'époque (les économistes ne sont pas connus pour admettre leurs erreurs !), expliquant comment un calcul correct donnait des multiplicateurs jusqu'à quatre fois plus élevés qu'on ne le pensait auparavant. Au nom de la discipline, la politique budgétaire de ces années-là a été procyclique, freinant l’économie alors qu’elle aurait dû la faire avancer. Les nombreux programmes d’aide conditionnant le soutien de la troïka à l’adoption de l’austérité n’ont pas permis de sécuriser les finances publiques ; au contraire, en plongeant ces pays dans la récession, ils les ont rendus plus fragiles. Non seulement l’austérité n’a pas été expansionniste, mais elle était en outre vouée à l’échec. Ce n'est pas un hasard si, au cours de ces années-là, les attaques spéculatives contre les pays qui ont adopté l'austérité se sont multipliées et que, sans l'intervention de la BCE, avec le "quoiqu’il en coûte" de Draghi en 2012, l'Italie et l'Espagne auraient dû faire défaut et l'euro n'aurait probablement pas survécu.

Depuis, les travaux empiriques se sont multipliés, avec des résultats très intéressants. Par exemple, les multiplicateurs sont plus élevés pour les investissements publics (en particulier pour les investissements verts) et les dépenses sociales ont un impact important sur la croissance économique à long terme. Et ce sont précisément les postes de dépenses que le gouvernement français a le plus réduit en réaction à la détérioration des conditions économiques.

Alors qu’en 1937 le président Roosevelt cherchait prématurément à réduire le déficit public en plongeant l’économie américaine dans la récession, John Maynard Keynes a déclaré que "le boom, et non la récession, est le bon moment pour l’austérité". La crise de la zone euro a été colossale et très douloureuse (la Grèce n’a pas encore retrouvé son niveau de PIB de 2008), une expérience naturelle qui a donné raison à Keynes.

On peut peut-être pardonner à Bruno Le Maire et aux nombreux porte-drapeaux de la discipline budgétaire leur ignorance de la littérature académique sur la taille des multiplicateurs dans les bons et les mauvais moments. On peut peut-être aussi leur pardonner leur méconnaissance de l’histoire économique et des débats qui ont enflammé le vingtième siècle. Mais la tendance à répéter les erreurs qui ont déclenché une crise financière il y a seulement dix ans et menacé de faire dérailler la monnaie unique est impardonnable, même pour une classe politique sans culture et sans mémoire. »

Francesco Saraceno, « Austerity. The past that doesn’t pass », in Sparse Thoughts of a Gloomy European Economist (blog), mars 2024. Traduit par Martin Anota



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« Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ? »

« L’austérité est-elle vouée à l’échec ? »

« La fée confiance ou le mythe de l’austérité expansionniste »

« L’austérité laisse des cicatrices permanentes sur l’activité »

« Quelles ont été les répercussions de l’austérité dans le sillage de la Grande Récession ? »

jeudi 2 janvier 2020

L’héritage de l’austérité destructrice

« Il y a une décennie, le monde sortait à peine de la pire crise économique qu'il ait connue depuis les années 1930. Les marchés financiers étaient stabilisés, mais l’économie réelle était encore dans un état lamentable, avec environ 40 millions de chômeurs en Europe et en Amérique du Nord. Malheureusement, les responsables de la politique économique des deux côtés de l’Atlantique ont passé la première moitié des années 2010 à faire exactement ce que la théorie et l’Histoire leur a dit de ne pas faire. Et cette mauvaise orientation de la politique économique a eu des conséquences durables tant au niveau économique qu’au niveau politique. En l’occurrence, l’obsession vis-à-vis des déficits entre 2010 et 2015 prépara le terrain pour la crise actuelle de la démocratie.

Pourquoi l’austérité dans une économie déprimée est-elle une mauvaise idée ? Parce qu’une économie n’est pas comme un ménage, dont le revenu et les dépenses sont deux choses séparées. Dans l’économie dans son ensemble, mes dépenses constituent votre revenu et vos dépenses constituent mon revenu. Que se passe-t-il si tout le monde essaye de réduire ses dépenses au même instant, comme ce fut le cas dans le sillage de la crise financière ? Les revenus de chacun diminuent. Donc, pour éviter la dépression, vous avez besoin que quelqu’un (à savoir le gouvernement) maintienne ou, mieux, accroisse ses dépenses, alors que tous les autres réduisent les leurs. C’est pour cela qu’en 2009 la plupart des gouvernements s’étaient engagés pour un minimum de relance budgétaire.

En 2010, cependant, le discours politique a été accaparé par des personnes insistant sur l’idée que nous devions réduire immédiatement les déficits sous peine de connaître le même sort que la Grèce, ainsi que sur l’idée que les baisses de dépenses publiques ne nuiraient pas à l’économie dans la mesure où elles nourriraient la confiance. Les fondements intellectuels pour ces affirmations ont toujours été fragiles ; la poignée d’articles académiques plaidant en faveur de l’austérité n’a pas tenu bon à un examen méticuleux. Et les événements confirmèrent rapidement la macroéconomie de base : les Etats-Unis ne sont pas devenus la Grèce et les pays qui embrassèrent une austérité brutale souffrirent de sévères contractions de l’activité économique.

Mais pourquoi le monde politique et les faiseurs d’opinion ont plaidé pour l’austérité alors qu’ils auraient dû combattre le chômage ? Une réponse, qui ne doit pas être ignorée, est que fulminer contre les malheurs des déficits publics vous fait paraître responsable, du moins aux yeux de ceux qui n’ont pas étudié la question ou qui n’ont pas assez suivi l’état de la recherche économique. C’est pourquoi je me suis souvent moqué des centristes et des grandes figures des médias qui prêchèrent en faveur de l’austérité en les qualifiant de "personnes très sérieuses" (very serious people). En effet, à ce jour, les milliardaires avec des ambitions politiques imaginent que s’alarmer à propos de la dette publique démontre leur sérieux.

En outre, l’élan pour l’austérité a toujours été impulsé en grande partie par des motifs cachés. En l’occurrence, les craintes autour de la dette ont été utilisées comme prétexte pour réduire les dépenses dans les programmes sociaux et aussi comme moyen pour réfréner les ambitions des gouvernements de centre-gauche.

Ici aux Etats-Unis, les Républicains ont passé leur temps durant les mandats d’Obama à se déclarer profondément inquiets à propos des déficits budgétaires, contraignant le pays à connaître plusieurs années de baisses de dépenses publiques qui ont freiné la reprise économique. A l’instant même où Donald Trump accéda à la Maison Blanche, toutes ces supposées inquiétudes s’évanouirent, donnant raison à tous ceux qui affirmaient depuis le début que les Républicains qui se présentaient comme des faucons anti-déficit ne croyaient pas ce qu’ils disaient.

Ce keynésianisme grossier est, par ailleurs, probablement la principale raison pour laquelle la croissance économique des Etats-Unis a été (non pas fabuleuse, mais) bonne au cours des deux dernières années, même si la baisse d’impôts de 2017 n’est absolument pas parvenue à délivrer la hausse promise de l’investissement privé : les dépenses fédérales ont augmenté à un rythme qui n’avait pas été vu depuis les premières années de la précédente décennie. Mais pourquoi est-ce que cette histoire importe-t-elle ? Après tout, aujourd’hui, les taux de chômage sont proches ou inférieurs à leurs niveaux d’avant-crise. Peut-être qu’il y a eu beaucoup de souffrances inutiles entretemps, mais ne sommes-nous pas dans une bonne situation à présent ?

Non, nous ne le sommes pas. Les années d’austérité ont laissé plusieurs cicatrices durables, en particulier au niveau politique. Il y a plusieurs explications pour la rage populiste qui déstabilise la démocratie dans le monde occidental, mais les effets pervers de l’austérité sont au début de la liste. En Europe de l’Est, les partis nationalistes sont arrivés au pouvoir après que les gouvernements de centre-gauche aient aliéné la classe laborieuse en se laissant aller aux politiques d’austérité. En Grande-Bretagne, le soutien en faveur des partis d’extrême-droite est plus fort dans les régions qui ont été les plus frappées par l’austérité budgétaire. Et aurions-nous eu Trump si plusieurs années d’austérité malavisée n’avaient pas retardé la reprise économique sous Barack Obama ?

En outre, je pense que cette manie de l’austérité a profondément endommagé la crédibilité des élites. Si les familles ordinaires ne croient plus que les élites traditionnelles sachent ce qu’elles font ou qu’elles s’inquiètent des gens comme elles, eh bien, ce qui s’est passé durant les années d’austérité suggère qu’ils ont raison. Certes, il est illusoire de s’imaginer que des gens comme Trump vont mieux servir leurs intérêts, mais il est bien plus difficile de dénoncer un arnaqueur quand vous avez vous-même passé plusieurs années à promouvoir des politiques destructrices simplement parce qu’elles semblaient sérieuses.

Bref, nous sommes dans le chaos dans lequel nous sommes en grande partie à cause de la mauvaise voie prise par les politiques il y a une décennie. »

Paul Krugman, « The legacy of destructive austerity », 30 décembre 2019. Traduit par Martin Anota



« La fée confiance ou le mythe de l’austérité expansionniste »

« Quelles ont été les répercussions de l’austérité dans le sillage de la Grande Récession ? »

« L’austérité nuit à la croissance de long terme »

mercredi 22 août 2018

La plus grande erreur de politique économique de la dernière décennie

« "The biggest policy mistake of the last decade" est le titre d’un article de Ryan Cooper et l’erreur en question est bien sûr l’austérité. (C’est un article qui se focalise sur les Etats-Unis, si bien qu’il n’évoque pas le Brexit.) Cooper s’est penché sur les universitaires qui cherchèrent à convaincre de la nécessité de l’austérité et sur les raisons pour lesquelles leur analyse s’est ensuite révélée erronée. (…)

Voici le paragraphe par lequel il conclut son article : "Comme nous l’avons vu, les preuves empiriques en faveur de la position keynésienne sont écrasants. Et cela signifie qu’une décennie d’austérité stérile a durement nui à l’économie américaine, laissant celle-ci autour de 3.000 milliards de dollars en-deçà de sa trajectoire de croissance d’avant-crise. A travers une combinaison de mauvaise foi, de sophismes et de pure incompétence, les partisans de l’austérité ont directement créé le problème que leur programme était supposé éviter. Bon vent !"

Il y a beaucoup de choses que je pourrais dire à propos des détails de l’article, mais cette conclusion est essentiellement correcte et elle s’applique au moins autant au Royaume-Uni qu’aux pays de la zone euro. Avec les amples réductions d’impôts de Trump pour les riches financées en grande partie par l’emprunt, les Républicains ne peuvent plus dire à tout le monde, de façon crédible, que l’austérité est incontournable. A l’inverse, l’enthousiasme de la droite pour l’austérité reste fort en Europe.

En lisant cet article, je me suis rappelé les deux premières années que j’ai passées à rédiger ce blog, lorsque je rejoignis les blogueurs essentiellement américains, menés par Paul Krugman et Brad DeLong, qui s’opposèrent à l’idée d’austérité. Nous avons essayé de combattre les arguments universitaires en faveur de l’austérité et nous avons réussi. Comme l’article de Cooper le suggère, ce ne fut pas une tâche très difficile. Parfois, certains économistes de premier plan qui auraient dû en savoir plus commirent de simples erreurs telles que celles dont j’ai discutées ici. En d’autres occasions, comme dans le cas des prédictions selon lesquelles l’assouplissement quantitatif conduirait à une inflation massive et dont Cooper discute, les événements montrèrent rapidement que les keynésiens avaient raison. Il n’y avait que les études de la paire formée par Alesina et Ardagna ou du binôme formé par Reinhart et Rogoff qui laissaient planer un soupçon.

En ce qui concerne les keynésiens, ils avaient gagné la bataille intellectuelle fin 2012, peut-être même avant. En particulier, l’analyse influente de Paul De Grauwe expliquant pourquoi les pays de la zone euro ont connu une crise de la dette, en l’occurrence par l’absence d’un prêteur en dernier ressort pour les Etats, mit fin à la crédibilité universitaire des récits prophétisant "que nous allons tous devenir Grecs". L’adoption du programme OMT par la BCE en septembre 2012 et la fin de la crise de la dette souveraine en zone euro qui s’ensuivit donnèrent raison à De Grauwe. En 2013, Krugman avait écrit, à propos de l’austérité, que "ses prédictions se sont révélées absolument fausses ; les travaux universitaires sur lesquels elles se fondent n’ont pas seulement perdu leur statut d’œuvres canonisées, ils sont aussi l’objet de risée". Ce que nous ne savions pas de façon assurée par contre, c’était à quel point l’austérité aurait des dommages durables, comme le note Cooper.

J’aimerais ajouter deux points importants que n’évoque pas l’article de Cooper. Le premier est que, la majorité des économistes avaient beau être en 2013 convaincus que l’austérité constituait une erreur (…), les journalistes d’économie dans les médias non partisans ne le reconnaissaient pas, parce que les politiciens continuaient de mettre en œuvre cette politique. Voici ce que disait Robert Peston en 2015 : "Avant de me faire attaquer (comme toujours) par la frange des économistes keynésiens qui adorent Krugman pour avoir ne serait-ce qu’évoqué le raisonnement de George Osborne, je précise que je ne dis pas que la quête d’une réduction rapide du déficit a un moindre impact négatif sur le revenu national et les niveaux de vie que la consolidation budgétaire plus lente qu’ils proposent. Je dis simplement qu’il y a un débat ici (bien que Krugman, Wren-Lewis et Portes soient convaincus qu’ils ont gagné ce match et adoptent la vue quelque peu condescendante que les électeurs pensant différemment sont des agneaux ignorants que trompent des médias malins ou aveuglés)." Nous savons maintenant que les électeurs ont en effet été égarés par des médias malins ou aveuglés ou du moins par des médias qui n’ont pas eu le courage de faire part des débats universitaires.

Le second point est que ce débat universitaire a eu un impact nul sur les politiciens. En ce sens, l’article de Cooper est une préoccupation purement académique. L’austérité n’a pas commencé parce que les politiciens avaient choisi les mauvais macroéconomistes universitaires comme conseillers et le fait que les keynésiens gagnèrent le débat n’a eu par conséquent aucun impact sur ce qu’ils firent. Le débat universitaire était en ce sens un spectacle secondaire. Je pense que plusieurs universitaires keynésiens le comprirent : ce fut un combat que nous avons gagné, mais nous avions conscience que cela ne changerait rien. J’ai écrit en 2012 que si tous les universitaires étaient unis, nous pourrions avoir un impact sur l’opinion publique, mais cette illusion n’a pas duré très longtemps et le Brexit montra qu’il ne s’agissait qu’une illusion.

Je pense que ce manque d’influence que les économistes universitaires peuvent avoir n’est pas bien saisie. (…) Les économistes peuvent être influents, mais seulement si les politiciens veulent les écouter ou si les médias sont préparés à les confronter au savoir universitaire. Par exemple, les politiciens n’ont pratiquement rien fait pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’autre crise financière, mais ce n’est pas parce que les économistes ne leur ont pas dit de le faire, ni ne leur ont pas expliqué comment le faire. C’est parce que les politiciens ne le voulaient pas.

Si les économistes comme Alesina ou Rogoff ont autant été mis en avant dans les premières discussions autour de l’austérité, ce n’est pas parce qu’ils étaient influents, mais parce qu’ils se révélèrent utiles pour fournir une certaine crédibilité à la politique que les politiciens de droite voulaient poursuivre. L’influence de leurs travaux n’a pas duré longtemps parmi les universitaires, qui rejettent maintenant largement l’idée qu’il existe une austérité expansionniste ou un point critique pour la dette. A l’inverse, les dommages occasionnés par l’austérité ne semblent pas avoir fait de mal aux politiciens qui l’ont promue, en partie parce que la plupart des médias continuent de suggérer que ces politiciens ont peut-être raison, mais aussi parce qu’ils sont toujours au pouvoir. »

Simon Wren-Lewis, « The biggest economic policy mistake of the last decade, and it had nothing to do with academic economists », in Mainly Macro (blog), 21 août 2018. Traduit par Martin Anota



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« L’austérité est-elle vouée à l’échec ? »

« La fée confiance ou le mythe de l’austérité expansionniste »

« La dette publique nuit-elle à la croissance économique ? »

« Il n’y a pas de seuil magique dans la relation entre croissance et endettement »

vendredi 28 avril 2017

Henry Farrell, les économistes et l’austérité

« Henry Farrell a publié un article dans le Washington Post où il lie une analyse (qu’il publiera prochainement avec John Quiggin) à un débat qui a impliqué de nombreux blogueurs autour du rôle des économistes universitaires dans la promotion (ou non) de l’austérité. Le papier est très riche dans les détails historiques et Farrell suggère que les politiciens étaient d’accord pour adopter un plan de relance quand les économistes semblaient avoir trouvé un consensus dans leurs préconisations, mais le passage à l’austérité s’amorça lorsque les économistes se montrèrent plus divisés.

Je tends à être d’accord avec cette idée de Kevin Drum. Selon ce dernier, les politiciens ont fondamentalement fait ce qu’ils voulaient faire et les économistes ont simplement été utilisés pour cautionner leurs décisions. C’est l’argument que j’ai finalement avancé dans mon analyse sur la théorie générale de l’austérité. Nous en trouvons une bonne illustration dans le cas du Royaume-Uni. George Osborne s’est opposé à la relance budgétaire en 2009 et ce qui changea, c’est qu’il devint le Chancelier en 2010. Il n’y a pas eu de changement de point de vue, juste un changement dans la composition de l’élite au pouvoir.

Un exemple qui va mieux avec l’idée de Farrell est l’Allemagne. Il affirme que les politiciens allemands étaient persuadés à conduire la relance en 2009 par la (surprenante) unanimité de leurs propres économistes, mais embrassèrent l’austérité lorsque les économistes allemands changèrent d’avis. Sur ce point, il peut avoir raison. Mais même ici je pense que vous pouvez développer un autre récit, qui met l’accent sur ce que les politiciens craignent le plus. En 2009, ils s’étaient inquiétés (avec raison) à l’idée de connaître une autre Grande Dépression et ainsi leur instinct les poussa à suivre leurs conseillers économiques qui nourrissaient exactement la même crainte. En 2010, cette peur s’était effacée et une autre inquiétude prit sa place (pour les politiciens et pour les économistes allemands enclins à l’austérité), portant cette fois-ci sur la dette européenne.

(…) Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, (…) les Républicains et les Conservateurs gagnèrent assez de pouvoir pour mettre en œuvre la politique qu’ils voulaient depuis toujours mettre en œuvre. C’est ce que j’ai appelé par le passé la "tromperie du déficit" (deficit deceit) : réduire la taille de l’Etat en prenant prétexte des craintes que suscitait le déficit public. Certes le Trésor et le Gouverneur de la Banque d’Angleterre encouragèrent George Osborne, mais je pense que ce dernier aurait, même sans leur soutien, agi comme il a agi : il n’a jamais été quelqu’un prêt à laisser l’économie l’empêcher d’atteindre un but politique.

Mais comme Drum le dit, le tableau n’est pas entièrement sombre pour les économistes. Selon lui, "si nous avions répondu à la crise financière de 2007-2008 de la même manière que nous avions réagi à la crise financière de 1929-1932, nous serions toujours en train d’attendre une répétition de la Seconde Guerre mondiale pour nous ramener à la normale". Je suis embêté quand les gens me demandent ce que les économistes ont fait au cours de la dernière décennie pour mériter le respect. Nous avons évité une autre Grande Dépression, c’est tout. Cela a peut-être été la première priorité des politiciens, mais nous leur avions dit ce qu’il y avait à faire, comme Farrell le met en évidence.

Mais lorsque Farrell suggère que l’austérité aurait pu être évitée si les économistes étaient restés d’accord entre eux, je pense qu’il a tort. L’année 2016 a bien démontré que la politique pouvait réellement ignorer le consensus des économistes universitaires. Même s’il est important de ne pas cesser de marteler à quel point l’austérité a été une erreur et qu’elle n’a été recommandée que par une minorité d’économistes, nous devons surtout nous demander pourquoi par moments la majorité peut être si facilement ignorée sur des questions pour lesquelles les économistes en savent bien plus que n’importe qui d’autre. »

Simon Wren-Lewis, « Henry Farrell on economists and austerity », in Mainly Macro (blog), 13 avril 2017. Traduit par Martin Anota



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samedi 21 mai 2016

Une théorie générale de l’austérité

« Je viens juste d’achever un document de travail basé sur le discours que j’ai prononcé à l’Académie royale d’Irlande à la fin de l’année 2015. (…) Il a le même titre que ce billet : il fait non seulement référence à Keynes, mais il se veut aussi très ambitieux. La première partie de l’article cherche à expliquer pourquoi l’austérité budgétaire n’est presque jamais nécessaire et la seconde partie essaye de comprendre pourquoi l’erreur de l’austérité a été commise.

Je commence en établissant une distinction très utile. C’est entre la consolidation budgétaire, qui constitue une décision de politique économique, et l’austérité, qui est une conséquence où cette consolidation budgétaire entraîne une hausse du chômage. Si vous ne comprenez pas pourquoi la politique monétaire peut en temps normal empêcher la consolidation budgétaire de se muer en austérité, mais pas lorsque les taux d’intérêt sont contraints près de zéro, alors vous êtes loin de comprendre pourquoi l’austérité était une erreur. La consolidation budgétaire qui a débuté en 2010 est arrivée trois ans en avance. Une section du document de travail vise à montrer que l’idée selon laquelle les marchés ont empêché un report dans la consolidation est un mythe complet.

J’affirme que l’austérité n’est presque jamais nécessaire parce que (…) j’examine aussi le cas d’un membre individuel d’une union monétaire qui aurait un problème de dette publique inhabituellement large (par rapport au reste de l’union). Une certaine austérité est alors nécessaire, mais pas pour la raison que vous pensez. Ça n’a rien à voir avec les marchés : la crise de la zone euro entre 2010 et 2012 a résulté des erreurs de la BCE. Si la dette publique d’un pays-membre d’une union monétaire n’est pas soutenable, il doit y avoir une certaine forme de défaut (comme dans le cas de la Grèce). Si elle est soutenable, alors la banque centrale doit soutenir le gouvernement en question, comme la BCE finit par le faire en lançant le programme OMT en 2012. La raison pour laquelle une certaine austérité est nécessaire est que, pour soutenir le financement de cette dette inhabituellement large, le pays-membre de l’union monétaire doit procéder à une dépréciation réelle et, dans une union monétaire, cela doit se passer via une réduction des salaires et des prix relativement aux autres pays-membres.

Rien n’est tout à fait nouveau dans cette théorie, d’où l’allusion à Keynes dans le titre. Cela rend encore plus pertinent de se demander pourquoi les responsables de la politique économique commettent cette erreur. Un ensemble d’arguments souligne une conjonction malheureuse d’événements : l’austérité aurait été un accident si vous voulez. Fondamentalement, le problème grec est arrivé à un moment où l’orthodoxie allemande était dominante. J’affirme que cette explication n’a pu jouer qu’un rôle mineur, principalement parce qu’elle n’explique pas ce qui s’est passé aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, mais aussi parce qu’elle implique de croire que la macroéconomie en Allemagne est très spéciale et qu’elle a eu le pouvoir de complètement dominer les responsables de la politique économique, non seulement en Allemagne, mais aussi dans le reste de la zone euro.

L’ensemble d’arguments que j’estime plus robuste et qui rejoint la théorie générale du titre reflète l’opportunisme politique d’une droite dominée par l’idéologie du "petit Etat". C’est un opportunisme parce qu’il amène d’ignorer la macroéconomie (dans ses enseignements les plus fondamentaux) et à traité un gouvernement de la même façon qu’un ménage, à un moment où plusieurs ménages cherchaient à réduire leur endettement ou bien à davantage épargner. Mais cette explication soulève à son tour une autre question : comment tout ce que nous avons pu connaître en économie depuis Keynes a pu être balayé par des comparaisons simplistes avec les ménages ?

Cette question peut être formulée autrement. Pourquoi cet opportunisme a-t-il été si prégnant lors de la Grande Récession, mais pas lors des précédents retournements ? Il y a plusieurs raisons susceptibles de l’expliquer, notamment certaines que j’ai évoquées ici, mais l’une à laquelle je pense tout particulièrement dans le cas de l’Europe est l’indépendance des banques centrales, couplée à une phobie que présentent les gouvernements des banques centrales européennes à l’idée d’une "dominance budgétaire" (fiscal dominance). Au Royaume-Uni, par exemple, la Banque d’Angleterre a joué un rôle clé en 2010 pour convaincre les responsables de la politique économique et les médias qu’une consolidation budgétaire agressive était alors nécessaire. La gestion keynésienne de la demande globale a été donnée à des institutions dont les dirigeants (mais pas ceux qui travaillent pour eux) jetèrent le manuel. Mais comme Ben Bernanke l’a montré, on aurait pu éviter cette situation. (1)

Si mon analyse est exacte, cela signifie que nous ne pouvons pas partir de l’idée que, lorsque la prochaine récession, accompagnée d’une trappe à liquidité, éclatera, l’erreur d’austérité ne sera pas commise à nouveau. En effet, elle a peut-être même encore plus de chances de survenir, comme l’austérité est parvenue dans plusieurs cas à réduire la taille de l’Etat. Mon document de travail n’explore les solutions ne permettant d’éviter l’austérité future, mais elle pose le cadre pour lancer une telle discussion.

(1) En octobre 2010, Ben Bernanke, alors président de la Réserve fédérale, a déclaré qu’"un resserrement budgétaire prématuré peut mettre la reprise en péril", mais il aurait pu le dire plus haut. »

Simon Wren-Lewis, « A general theory of austerity », in Mainly Macro (blog), 6 mai 2016. Traduit par Martin Anota

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