« Il existe des preuves robustes suggérant que les inégalités de revenus aux États-Unis se sont creusées à la fin du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième siècle. Une étude influente de Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman conclut que les inégalités ont nettement augmenté, la part des revenus après impôt et transferts des 1 % les plus riches étant passée de 9 % en 1960 à 15 % en 2019.

Des travaux récemment publiés de Gerald Auten et David Splinter dressent un tableau différent. Ils constatent que les inégalités ont à peine bougé, les 1 % les plus riches recevant 9 % du revenu après impôt en 2019, soit une légère hausse par rapport aux 8 % de 1960.

Soulignons que les deux équipes de chercheurs utilisent le même concept de revenu (le revenu national) et les mêmes données (basées sur les déclarations fiscales) pour aboutir à ces constats très différents. Comment des conclusions aussi différentes peuvent-elles être obtenues compte tenu de la similitude des approches ? Et quelle est la bonne manière de caractériser les inégalités de revenus ?

Quelles sont les tendances ?


La graphique ci-dessous présente les résultats de base. De 1960 à 2019, la part du revenu national après impôts et transferts allant aux 1 % les plus riches a augmenté de 6 points de pourcentage selon le Piketty, Saez et Zucman, mais de seulement 1 point de pourcentage selon Auten et Splinter. Une partie de la différence entre les deux estimations est liée à leur mesure des parts de revenu avant impôts. Piketty, Saez et Zucman estiment que la part du revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches a augmenté de 6 points de pourcentage (de 13 % à 19 %) et Auten et Splinter estiment que l'augmentation est de 4 points de pourcentage (de 10 % à 14 %). Mais ces différences d’estimations des parts de revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches n’expliquent que 2 des 5 points de pourcentage de l’écart.

Part estimée du revenu national allant aux 1 % les plus riches aux Etats-Unis (en %)

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L’écart restant de 3 points de pourcentage résulte de différences d’estimations des effets des politiques fiscales et de redistribution. Pour les mesures avant et après impôts, les estimations de Piketty, Saez et Zucman et d’Auten et Splinter étaient très similaires pour les années 1960, mais elles divergent pour la période consécutive à la loi sur la réforme fiscale de 1986 avec la croissance des "sociétés transparentes" (pass-through businesses).

Qu’est-ce qui explique ces différences d’estimations ?


Bien que les deux équipes de chercheurs partent des mêmes données tirées des déclarations fiscales et cherchent à mesurer les inégalités selon le même concept (le revenu national), leurs résultats diffèrent substantiellement car une part substantielle du revenu national n’est pas déclarée dans les déclarations fiscales. Cela peut se produire pour deux raisons : soit le revenu n'est pas soumis à l'impôt (par exemple, l’assurance maladie fournie par l'employeur), soit parce que les contribuables prennent des mesures pour éviter l'impôt lorsqu'ils déclarent leurs revenus au fisc.

La manière dont ce revenu manquant est imputé et réparti entre les individus explique en grande partie la différence entre les estimations de Piketty, Saez et Zucman avec celles d’Auten et Splinter, et il n’existe pas de consensus sur les choix à faire. Angus Deaton (2020) résumait ainsi le problème : "la répartition à partir des déclarations fiscales est déjà assez difficile, car les unités fiscales ne sont ni des individus, ni des ménages, mais la répartition de l’autre moitié du revenu national est une tâche immensément plus difficile, nécessitant des hypothèses qui sont rarement bien étayées par les données empiriques et qui semblent souvent arbitraires. Parce que la distribution est un sujet très controversé, ces hypothèses laissent une grande place aux défis politiquement biaisés, dans lesquels chaque commentateur peut choisir ses propres alternatives et obtenir presque tous les résultats qu’il veut."

Bon nombre des choix réalisés par Piketty et Saez (2003), puis par Piketty, Saez et Zucman (2018), tendent à pousser vers le haut les estimations des inégalités. En revanche, presque tous les choix faits par Auten et Splinter ont tendance à pousser vers le bas les estimations de la part des revenus des plus riches. Mais ces décisions ne sont pas "seulement" politiques. Des questions de fond essentielles sont en jeu.

Évasion fiscale et évitement fiscal


Certains revenus ne sont pas déclarés sur les formulaires fiscaux parce que les individus échappent (illégalement) à l’impôt et prennent des mesures (légales) pour éviter l’impôt en requalifiant leurs revenus. Il s’agit d’un problème conséquent : par exemple, selon les données des comptes nationaux, plus de 50 % de tous les revenus d’"entreprises transparentes" (pass-through businesses) ne sont pas imposés.

Piketty, Saez et Zucman supposent que les revenus non déclarés doivent être attribués proportionnellement aux revenus déclarés. De leur côté, Auten et Splinter, imputent le revenu en fonction des résultats des études de contrôle fiscal du fisc, qui suggèrent qu’une plus grande partie du revenu manquant revient aux ménages à revenu intermédiaire. Auten et Splinter montrent que ce choix explique 2 points de pourcentage de l’écart de 6 points de pourcentage de 2014 pour la part de revenu des 1 % les plus riches, lorsqu’elle est évaluée indépendamment des autres différences méthodologiques.

En principe, les études d’audit constituent une source utile d’informations sur les impayés. En pratique, cependant, ils passent à côté de toute fraude fiscale suffisamment sophistiquée pour échapper à l’attention des auditeurs. Étant donné que cette évasion sophistiquée a tendance à se concentrer parmi les contribuables les plus riches, l’attribution de revenus mal déclarés sur la base des études d’audit (comme le font Auten et Splinter) aura tendance à sous-estimer la part du revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches.

Dans une réponse récemment donnée à Auten et Splinter (2023), Piketty, Saez et Zucman soulignent que les imputations d’Auten et Splinter supposent implicitement que plus de 70 % des revenus d'entreprises gagnés par les 99 % les plus pauvres ne sont pas imposés, contre seulement 20 % des revenus d'entreprise des 1 % les plus riches. Notre propre travail avec la Survey of Consumer Finances aboutit à des résultats plus proches des hypothèses utilisées par Piketty, Saez et Zucman : un ajustement proportionnel permet de mieux aligner nos estimations des revenus imposables avec les revenus publiés par le fisc.

Les comptes de retraite


Les cotisations de retraite ainsi que les intérêts et dividendes perçus sur les soldes de retraite comptent dans le revenu national. Ce n’est pas le cas des retraits de pension. Aussi bien Piketty, Saez et Zucman qu’Auten et Splinter s’écartent de ce traitement. Ils excluent les cotisations de retraite et incluent les prestations de retraite et les retraits, ce qui rend le concept de revenu plus conforme aux opinions populaires sur ce que devrait refléter la répartition des revenus.

Mais ils diffèrent les uns des autres par leurs hypothèses concernant les revenus de retraite non imposables, qui peuvent refléter les distributions des comptes individuels d'épargne retraite Roth (qui sont considérées comme des revenus) ou les transferts d'un compte de retraite à un autre (qui ne le sont pas). Dans des versions antérieures de leurs travaux, Piketty, Saez et Zucman supposaient à tort qu’une part trop importante des transferts non imposables était constituée de revenus. Cela signifiait que Piketty, Saez et Zucman surestimaient la part des revenus les plus élevés, en particulier parmi les très riches. Dans les récentes actualisations, Piketty, Saez et Zucman se sont rapprochés d’Auten et Splinter sur cette question.

Cependant, Auten et Splinter affirment que la série révisée de Piketty, Saez et Zucman surestime encore légèrement quelle proportion des distributions non imposables devrait être qualifiée de revenu. Contrairement à certaines autres questions débattues, il s’agit fondamentalement d’une question empirique ; de meilleures preuves empiriques sont nécessaires pour identifier la bonne réponse. Les différentes hypothèses sur la répartition des flux de retraite contribuent pour environ 1 point de pourcentage à l’écart de 6 points entre les estimations d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman pour l’année 2014.

Consommation par les gouvernements


Le traitement des dépenses de consommation en biens et services par les gouvernements contribue également de manière significative à l’écart entre les estimations des parts du revenu allant aux hauts revenus après impôts d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman. La consommation publique comprend les dépenses (évaluées au coût) pour la défense, les infrastructures, l'éducation et d'autres programmes similaires ; elle n'inclut pas les paiements de transfert. Alors que Piketty, Saez et Zucman répartissent cette consommation proportionnellement au revenu après impôt, Auten et Splinter en répartissent la moitié proportionnellement au revenu après impôt et l’autre moitié par habitant, ce qui contribue à hauteur de 1,3 point de pourcentage à l’écart entre les estimations d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman de l’année 2014.

Répartir les dépenses entièrement en fonction des revenus, comme le font Piketty, Saez et Zucman, est probablement trop extrême. Les dépenses d’éducation sont réparties davantage selon une base par tête. Mais il est vraiment difficile de savoir comment mesurer la valeur des dépenses de défense et d’infrastructures aux ménages le long de la répartition des revenus. Il s’agit d’une question où, comme le dirait Deaton, il n’y a pas une seule "bonne" réponse. L’intervalle raisonnable des estimations peut se situer quelque part entre les deux positions.

Les déficits publics hors sécurité sociale


Piketty, Saez et Zucman et Auten et Splinter attribuent les prestations de sécurité sociale aux bénéficiaires et les charges sociales (patronales et salariales) aux travailleurs. La répartition du reste du déficit fédéral dépendra toutefois des décisions futures des décideurs politiques. Auten et Splinter répartissent les déficits hors sécurité sociale proportionnellement aux impôts fédéraux sur le revenu, tandis que Piketty, Saez et Zucman répartissent les déficits à parts égales entre les transferts gouvernementaux reçus et les impôts fédéraux sur le revenu. Auten et Splinter supposent que les déficits seront entièrement financés par des augmentations d’impôts proportionnelles aux paiements d’impôts fédéraux sur le revenu existants, tandis que Piketty, Saez et Zucman supposent qu’ils seront financés pour moitié par des augmentations d’impôts et pour moitié par des réductions de prestations. Cette différence de traitement explique 0,4 point de pourcentage de l’écart en 2014. (...)

Alors, qu’est-il réellement arrivé aux inégalités ?


Même en tenant compte des changements suggérés par Auten et Splinter, la prépondérance des preuves empiriques suggère que les inégalités de revenus se sont accrues, aux États-Unis et dans d’autres pays. Les données montrent également que les inégalités aux États-Unis se sont accrues dans d’autres mesures, telles que la santé, la mortalité et la richesse. Il est difficile de comprendre pourquoi les inégalités dans d’autres dimensions auraient augmenté, dans certains cas de manière substantielle, si la répartition des revenus n’a pas changé. Néanmoins, les travaux réalisés par Auten et Splinter soulèvent d’importantes questions sur l’ampleur et le calendrier de cette augmentation, ainsi que sur les hypothèses que les chercheurs doivent faire pour contribuer à informer le public. »

William G. Gale, John Sabelhaus et Samuel I. Thorpe, « Measuring income inequality: A primer on the debate », Brookings, 21 décembre 2023. Traduit par Martin Anota



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