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Tag - Thomas Piketty

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mardi 26 décembre 2023

Le débat sur la mesure des inégalités de revenu aux Etats-Unis

« Il existe des preuves robustes suggérant que les inégalités de revenus aux États-Unis se sont creusées à la fin du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième siècle. Une étude influente de Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman conclut que les inégalités ont nettement augmenté, la part des revenus après impôt et transferts des 1 % les plus riches étant passée de 9 % en 1960 à 15 % en 2019.

Des travaux récemment publiés de Gerald Auten et David Splinter dressent un tableau différent. Ils constatent que les inégalités ont à peine bougé, les 1 % les plus riches recevant 9 % du revenu après impôt en 2019, soit une légère hausse par rapport aux 8 % de 1960.

Soulignons que les deux équipes de chercheurs utilisent le même concept de revenu (le revenu national) et les mêmes données (basées sur les déclarations fiscales) pour aboutir à ces constats très différents. Comment des conclusions aussi différentes peuvent-elles être obtenues compte tenu de la similitude des approches ? Et quelle est la bonne manière de caractériser les inégalités de revenus ?

Quelles sont les tendances ?


La graphique ci-dessous présente les résultats de base. De 1960 à 2019, la part du revenu national après impôts et transferts allant aux 1 % les plus riches a augmenté de 6 points de pourcentage selon le Piketty, Saez et Zucman, mais de seulement 1 point de pourcentage selon Auten et Splinter. Une partie de la différence entre les deux estimations est liée à leur mesure des parts de revenu avant impôts. Piketty, Saez et Zucman estiment que la part du revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches a augmenté de 6 points de pourcentage (de 13 % à 19 %) et Auten et Splinter estiment que l'augmentation est de 4 points de pourcentage (de 10 % à 14 %). Mais ces différences d’estimations des parts de revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches n’expliquent que 2 des 5 points de pourcentage de l’écart.

Part estimée du revenu national allant aux 1 % les plus riches aux Etats-Unis (en %)

Piketty_Saez_Zucman_Auten_Splinter__part_revenu_1__plus_riches_aux_Etats-Unis.png

L’écart restant de 3 points de pourcentage résulte de différences d’estimations des effets des politiques fiscales et de redistribution. Pour les mesures avant et après impôts, les estimations de Piketty, Saez et Zucman et d’Auten et Splinter étaient très similaires pour les années 1960, mais elles divergent pour la période consécutive à la loi sur la réforme fiscale de 1986 avec la croissance des "sociétés transparentes" (pass-through businesses).

Qu’est-ce qui explique ces différences d’estimations ?


Bien que les deux équipes de chercheurs partent des mêmes données tirées des déclarations fiscales et cherchent à mesurer les inégalités selon le même concept (le revenu national), leurs résultats diffèrent substantiellement car une part substantielle du revenu national n’est pas déclarée dans les déclarations fiscales. Cela peut se produire pour deux raisons : soit le revenu n'est pas soumis à l'impôt (par exemple, l’assurance maladie fournie par l'employeur), soit parce que les contribuables prennent des mesures pour éviter l'impôt lorsqu'ils déclarent leurs revenus au fisc.

La manière dont ce revenu manquant est imputé et réparti entre les individus explique en grande partie la différence entre les estimations de Piketty, Saez et Zucman avec celles d’Auten et Splinter, et il n’existe pas de consensus sur les choix à faire. Angus Deaton (2020) résumait ainsi le problème : "la répartition à partir des déclarations fiscales est déjà assez difficile, car les unités fiscales ne sont ni des individus, ni des ménages, mais la répartition de l’autre moitié du revenu national est une tâche immensément plus difficile, nécessitant des hypothèses qui sont rarement bien étayées par les données empiriques et qui semblent souvent arbitraires. Parce que la distribution est un sujet très controversé, ces hypothèses laissent une grande place aux défis politiquement biaisés, dans lesquels chaque commentateur peut choisir ses propres alternatives et obtenir presque tous les résultats qu’il veut."

Bon nombre des choix réalisés par Piketty et Saez (2003), puis par Piketty, Saez et Zucman (2018), tendent à pousser vers le haut les estimations des inégalités. En revanche, presque tous les choix faits par Auten et Splinter ont tendance à pousser vers le bas les estimations de la part des revenus des plus riches. Mais ces décisions ne sont pas "seulement" politiques. Des questions de fond essentielles sont en jeu.

Évasion fiscale et évitement fiscal


Certains revenus ne sont pas déclarés sur les formulaires fiscaux parce que les individus échappent (illégalement) à l’impôt et prennent des mesures (légales) pour éviter l’impôt en requalifiant leurs revenus. Il s’agit d’un problème conséquent : par exemple, selon les données des comptes nationaux, plus de 50 % de tous les revenus d’"entreprises transparentes" (pass-through businesses) ne sont pas imposés.

Piketty, Saez et Zucman supposent que les revenus non déclarés doivent être attribués proportionnellement aux revenus déclarés. De leur côté, Auten et Splinter, imputent le revenu en fonction des résultats des études de contrôle fiscal du fisc, qui suggèrent qu’une plus grande partie du revenu manquant revient aux ménages à revenu intermédiaire. Auten et Splinter montrent que ce choix explique 2 points de pourcentage de l’écart de 6 points de pourcentage de 2014 pour la part de revenu des 1 % les plus riches, lorsqu’elle est évaluée indépendamment des autres différences méthodologiques.

En principe, les études d’audit constituent une source utile d’informations sur les impayés. En pratique, cependant, ils passent à côté de toute fraude fiscale suffisamment sophistiquée pour échapper à l’attention des auditeurs. Étant donné que cette évasion sophistiquée a tendance à se concentrer parmi les contribuables les plus riches, l’attribution de revenus mal déclarés sur la base des études d’audit (comme le font Auten et Splinter) aura tendance à sous-estimer la part du revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches.

Dans une réponse récemment donnée à Auten et Splinter (2023), Piketty, Saez et Zucman soulignent que les imputations d’Auten et Splinter supposent implicitement que plus de 70 % des revenus d'entreprises gagnés par les 99 % les plus pauvres ne sont pas imposés, contre seulement 20 % des revenus d'entreprise des 1 % les plus riches. Notre propre travail avec la Survey of Consumer Finances aboutit à des résultats plus proches des hypothèses utilisées par Piketty, Saez et Zucman : un ajustement proportionnel permet de mieux aligner nos estimations des revenus imposables avec les revenus publiés par le fisc.

Les comptes de retraite


Les cotisations de retraite ainsi que les intérêts et dividendes perçus sur les soldes de retraite comptent dans le revenu national. Ce n’est pas le cas des retraits de pension. Aussi bien Piketty, Saez et Zucman qu’Auten et Splinter s’écartent de ce traitement. Ils excluent les cotisations de retraite et incluent les prestations de retraite et les retraits, ce qui rend le concept de revenu plus conforme aux opinions populaires sur ce que devrait refléter la répartition des revenus.

Mais ils diffèrent les uns des autres par leurs hypothèses concernant les revenus de retraite non imposables, qui peuvent refléter les distributions des comptes individuels d'épargne retraite Roth (qui sont considérées comme des revenus) ou les transferts d'un compte de retraite à un autre (qui ne le sont pas). Dans des versions antérieures de leurs travaux, Piketty, Saez et Zucman supposaient à tort qu’une part trop importante des transferts non imposables était constituée de revenus. Cela signifiait que Piketty, Saez et Zucman surestimaient la part des revenus les plus élevés, en particulier parmi les très riches. Dans les récentes actualisations, Piketty, Saez et Zucman se sont rapprochés d’Auten et Splinter sur cette question.

Cependant, Auten et Splinter affirment que la série révisée de Piketty, Saez et Zucman surestime encore légèrement quelle proportion des distributions non imposables devrait être qualifiée de revenu. Contrairement à certaines autres questions débattues, il s’agit fondamentalement d’une question empirique ; de meilleures preuves empiriques sont nécessaires pour identifier la bonne réponse. Les différentes hypothèses sur la répartition des flux de retraite contribuent pour environ 1 point de pourcentage à l’écart de 6 points entre les estimations d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman pour l’année 2014.

Consommation par les gouvernements


Le traitement des dépenses de consommation en biens et services par les gouvernements contribue également de manière significative à l’écart entre les estimations des parts du revenu allant aux hauts revenus après impôts d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman. La consommation publique comprend les dépenses (évaluées au coût) pour la défense, les infrastructures, l'éducation et d'autres programmes similaires ; elle n'inclut pas les paiements de transfert. Alors que Piketty, Saez et Zucman répartissent cette consommation proportionnellement au revenu après impôt, Auten et Splinter en répartissent la moitié proportionnellement au revenu après impôt et l’autre moitié par habitant, ce qui contribue à hauteur de 1,3 point de pourcentage à l’écart entre les estimations d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman de l’année 2014.

Répartir les dépenses entièrement en fonction des revenus, comme le font Piketty, Saez et Zucman, est probablement trop extrême. Les dépenses d’éducation sont réparties davantage selon une base par tête. Mais il est vraiment difficile de savoir comment mesurer la valeur des dépenses de défense et d’infrastructures aux ménages le long de la répartition des revenus. Il s’agit d’une question où, comme le dirait Deaton, il n’y a pas une seule "bonne" réponse. L’intervalle raisonnable des estimations peut se situer quelque part entre les deux positions.

Les déficits publics hors sécurité sociale


Piketty, Saez et Zucman et Auten et Splinter attribuent les prestations de sécurité sociale aux bénéficiaires et les charges sociales (patronales et salariales) aux travailleurs. La répartition du reste du déficit fédéral dépendra toutefois des décisions futures des décideurs politiques. Auten et Splinter répartissent les déficits hors sécurité sociale proportionnellement aux impôts fédéraux sur le revenu, tandis que Piketty, Saez et Zucman répartissent les déficits à parts égales entre les transferts gouvernementaux reçus et les impôts fédéraux sur le revenu. Auten et Splinter supposent que les déficits seront entièrement financés par des augmentations d’impôts proportionnelles aux paiements d’impôts fédéraux sur le revenu existants, tandis que Piketty, Saez et Zucman supposent qu’ils seront financés pour moitié par des augmentations d’impôts et pour moitié par des réductions de prestations. Cette différence de traitement explique 0,4 point de pourcentage de l’écart en 2014. (...)

Alors, qu’est-il réellement arrivé aux inégalités ?


Même en tenant compte des changements suggérés par Auten et Splinter, la prépondérance des preuves empiriques suggère que les inégalités de revenus se sont accrues, aux États-Unis et dans d’autres pays. Les données montrent également que les inégalités aux États-Unis se sont accrues dans d’autres mesures, telles que la santé, la mortalité et la richesse. Il est difficile de comprendre pourquoi les inégalités dans d’autres dimensions auraient augmenté, dans certains cas de manière substantielle, si la répartition des revenus n’a pas changé. Néanmoins, les travaux réalisés par Auten et Splinter soulèvent d’importantes questions sur l’ampleur et le calendrier de cette augmentation, ainsi que sur les hypothèses que les chercheurs doivent faire pour contribuer à informer le public. »

William G. Gale, John Sabelhaus et Samuel I. Thorpe, « Measuring income inequality: A primer on the debate », Brookings, 21 décembre 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Comment la répartition du patrimoine a-t-elle changé depuis un siècle aux Etats-Unis ? »

« Comment les inégalités de revenu ont évolué depuis un siècle aux Etats-Unis ? »

« Etats-Unis : le triomphe de l'inégalité »

« Pourquoi les inégalités de revenu sont-elles moins fortes en Europe qu’aux Etats-Unis ? »

« L’explosion des inégalités d’espérance de vie entre très diplômés et peu diplômés aux Etats-Unis »

vendredi 1 mai 2020

"Chaque société humaine doit justifier ses inégalités"



« (…) Dans cet entretien pour ProMarket, Piketty parle du rôle de l’idéologie comme moteur des inégalités, de ses propositions pour réduire les inégalités et accroître la participation démocratique, et de sa vision de la crise du Covid-19 comme opportunité. (…)

ProMarket : Comment situez-vous Capital et Idéologie par rapport à votre précédent livre, Le Capital au XXIe siècle ?

Thomas Piketty : Je pense que c’est un bien meilleur livre. Mon précédent livre était trop centré sur l’Europe occidentale et l’Amérique du nord. Ce n’était pas entièrement de ma faute ; cela s’explique notamment par le manque d’accès à des données fiables, ainsi que par une limitation de mon raisonnement. J’étais très centré sur la façon par laquelle les deux guerres mondiales ont réduit les inégalités en Europe et dans une moindre mesure aux Etats-Unis. Mais du point de vue des inégalités au Brésil, en Inde, en Afrique du Sud ou en Chine, les deux guerres mondiales ne sont pas si importantes ou, du moins, elles n’ont pas eu une importance aussi décisive que dans le cas de l’Europe occidentale.

Dans ce nouveau livre, j’adopte une perspective comparative plus large de ce que j’appelle les régimes d’inégalités, que je définis comme des systèmes de justification des inégalités ; des systèmes d’institutions qui essayent d’organiser un certain niveau d’égalité ou d’inégalité entre les groupes sociaux. Je focalise mon attention sur l’idéologie, c’est-à-dire le système de justification de l’égalité et des inégalités. Selon moi, l’idéologie n’est pas négative en soi, dans le sens où chaque société cherche à trouver une certaine façon de donner du sens et une justification à la façon par laquelle elle est organisée. Dans mon précédent livre, je n’avais pas vraiment ouvert la boîte noire de la politique et de l’idéologie autant qu’il me paraît à présent nécessaire si nous voulons comprendre les véritables causes des inégalités et de l’égalité entre les sociétés.

ProMarket : Si Marx voyait toute l’Histoire comme l’histoire de la lutte des classes, il semble que vous voyiez l’Histoire comme l’histoire des luttes idéologiques pour les régimes d’inégalités. Est-ce une bonne description ?

Piketty : Oui. Nous devons prendre au sérieux les idées et l’idéologie, parce qu’elles ont toujours une certaine autonomie. La lutte des classes, bien sûr, peut être importante dans l’Histoire. Mais la position de classe d’un individu donné ne suffit jamais comme une théorie de la propriété, de l’éducation, de l’imposition ou du système financier. L’idée selon laquelle la lutte des classes produit en soi une sorte de processus déterministe du changement et selon laquelle l’idéologie et les institutions sont déterminées entièrement sur la base d’une structure économique est tout simplement erronée. Ce que nous observons dans l’Histoire est une vaste gamme de possibilités.

ProMarket : Donc l’idéologie est, selon vous, la principale cause des inégalités ou simplement un facteur majeur y contribuant que nous aurions trop peu étudié jusqu’à présent ?

Piketty : C’est le principal facteur derrière les changements des niveaux d’inégalité et les inégalités entre les sociétés. Plus spécifiquement, je dois dire que ma conclusion n’est pas simplement que tout changement dans l’idéologie peut entraîner tout genre de changement. C’est en partie parce que nous avons une large diversité de trajectoires possibles. Au-delà de cela, je dis quelque chose d’un peu plus spécifique : au cours du temps, en moyenne, il y a effectivement un processus qui mène à une certaine forme de réduction des inégalités. En ce sens, mon livre est très optimiste. Le niveau des inégalités aujourd’hui est inférieur à ce qu’il était il y a un siècle et, il y a un siècle, il était, de certaines façons, inférieur à ce qu’il était un siècle plus tôt. Donc, il y a un processus de long terme d’apprentissage à propos de la justice et historiquement ce processus s’est révélé être un grand succès. La prospérité économique, en particulier au vingtième siècle, a découlé d’un mouvement vers davantage d’égalité, en particulier d’un surcroît d’investissements égalitaires dans l’éducation qui n’avait jamais été observé jusqu’alors.

Bien sûr, ce n’est pas un processus linéaire. Nous avons connu des régressions par le passé, notamment entre 1914 et 1945, en particulier en Europe, et nous sommes retournés à de plus fortes inégalités au cours des vingt dernières années. Mais si vous prenez une perspective de très long terme, nous ne devons pas oublier qu’il y a un processus de long terme vers l’égalité. Le message du livre, en définitive, est que ce processus de long terme peut et doit continuer.

ProMarket : L’argument selon lequel les inégalités trouvent principalement leur source dans l’idéologie ne passe-t-il pas sous silence d’autres facteurs importants, comme la religion et la technologie, et ne court-il pas en conséquence le risque d’être monocausal ?

Piketty : La religion est une forme d’idéologie, dans le sens où c’est une tentative visant à donner une certaine signification à l’Histoire humaine et à l’organisation de la société humaine. A mes yeux, c’est une partie de l’étude de l’idéologie. Je ne dis pas que les changements technologiques ne sont pas importants, bien sûr. La construction du savoir scientifique joue un rôle majeur dans les changements historiques. Mais je souligne la diversité des institutions, soutenues par différentes idéologies politiques, qui font usage de ce savoir technique.

ProMarket : Vous écrivez que "chaque société humaine doit justifier ses inégalités". Pour éviter l’effondrement, chaque société a besoin d’un récit qui justifie les accords institutionnels avec lesquels elle structure ses inégalités économiques, sociales et politiques. Quel est le récit de notre époque ?

Piketty : Nous sommes à une époque d’agitation. Il y a eu plusieurs récits. Au milieu du vingtième siècle, il y avait le récit selon lequel nous devions contrôler les forces du marché, développer les droits des travailleurs, diffuser l’éducation et la sécurité sociale ; et tout cela s’est révélé être une réussite. Dans les années quatre-vingt, nous avons eu un autre récit : celui du ruissellement (trickle-down) proposé par Reagan et Thatcher. Il dit : "eh bien, en fait, nous devons retourner à de plus fortes inégalités. Nous sommes allés trop loin avec l’Etat-providence, avec le New Deal, avec l’impôt progressif. Donc nous devons réduire la progressivité de l’impôt pour permettre aux entrepreneurs et milliardaires d’innover afin de générer davantage de croissance".

Ce récit a été une réussite, du moins en termes politiques, dans les années quatre-vingt et, dans une certaine mesure, dans les années quatre-vingt-dix. En particulier, si vous regardez la performance en termes de croissance de l’économie américaine au cours des trente années après la décennie de Reagan, entre 1990 et 2020, ce que vous voyez en fait est une division par deux de la croissance économique : le taux de croissance du revenu national par tête a été de 1,1 % par an entre 1990 et 2020, alors qu’il était de 2,2 % par an entre 1950 et 1990. Cette idéologie aurait pu être exacte sur le plan théorique, mais elle s’est retrouvée en conséquence sous pression.

Pour être plus concret, une grosse partie des classes moyennes et des classes populaires aux Etats-Unis sentent que le libéralisme économique et la mondialisation ne fonctionnent pas très bien pour eux. Il y a différentes réactions à cela : l’une est le discours de Trump, qui revient à dire, "eh bien, ce n’est pas le libéralisme économique en soi qui est mauvais. Le problème est que les travailleurs mexicains, la Chine et le reste du monde sont en train de prendre l’avantage sur les Etats-Unis ; on nous vole une partie de notre croissance et de nos richesses, mais nous allons nous battre, nous allons la récupérer". C’est le récit que nous entendons beaucoup. A mes yeux, ce récit n’est pas très convaincant et il ne fonctionnera pas à long terme. Mais malheureusement, c’est un récit suffisamment simple pour attirer beaucoup d’attention.

Il y a un autre genre de récit possible qui, selon moi, est plus convaincant, et qui appelle à retourner à ce qui a été une expérience fructueuse des Etats-Unis par le passé : plus d’investissement dans l’éducation publique, les universités publiques, davantage de droits pour les travailleurs, une plus grande progressivité de l’impôt.

Entre ces deux réponses possibles à l’échec de la Reaganomics, il y a aussi le scénario du "business as usual", celui qui dit qu’après tout cela ne fonctionne pas si mal que cela, qu’il faut continuer dans cette direction.

ProMarket : Vous décrivez les développements politiques de ces quarante dernières années comme dominés par deux élites distinctes, en l’occurrence la "droite marchande" (l’élite des affaires) et la "gauche brahmane" (l’élite intellectuelle), à l’exclusion des électeurs à faible revenu et peu diplômés qui étaient traditionnellement représentés par le passé par la gauche, avant que les partis de gauche ne les abandonnent pour se focaliser sur les électeurs diplômés des classes moyennes. Cette dynamique semble éclairer la fracture idéologique qui a marqué les primaires démocrates aux Etats-Unis.

Piketty : Oui, effectivement. Il semble qu'une stratégie néolibérale possible consiste à essayer de réunir la gauche brahmane et la droite marchande. C’est un peu ce que Macron a tenté en France et c’est également ce que tente de faire le parti démocrate aux Etats-Unis. A mes yeux, c’est une stratégie très risquée. Quand vous regardez les données aux Etats-Unis, vous voyez une très faible participation électorale en général, en particulier parmi les 50 % les plus modestes.

Bien sûr, vous pouvez vous dire "il n’y a rien que nous puissions y faire, cela a toujours été ainsi. Oublions l’idée que ces gens puissent venir et voter". A long terme, une telle réaction se révèle nihiliste et elle va juste davantage pousser cette population à se tourner vers les populistes de la droite nativiste. En outre, à long terme, cela détériore la légitimité de notre régime électoral démocratique. Ce qui fait la force du régime électoral démocratique, c’est la participation de la population, du mois d’une grande majorité de celle-ci, notamment parmi les plus pauvres. Si cela n’est plus vrai, c’est la légitimité de la démocratie électorale qui s’en trouve contestée.

Si les gens ne vont pas voter, il doit y avoir une raison. Vous ne pouvez pas simplement supposer qu’ils ne comprennent pas. C’est un peu trop facile. La stratégie centriste, qui croit fondamentalement qu’il n’y a rien que nous puissions faire pour ramener les pauvres aux bureaux de vote, est une stratégie très risquée. Je ne dis pas que ce sera facile de ramener ces électeurs et il faudra certainement plus d’une élection pour y parvenir, mais à long terme, je ne pense pas qu’il y ait d’autre d’option que de proposer un programme politique qui puisse leur être plus convaincant, ce qui signifie davantage de redistribution que nous n’en faisons.

ProMarket : Vous semblez faire allusion à un certain intérêt ou à une certaine vision du monde que partageraient la gauche brahmane et la droite marchande en ce qui concerne les inégalités. Est-ce une bonne analyse ?

Piketty : Oui, c’est une bonne analyse. Elles ont des différences, mais elles ont aussi beaucoup de choses en commun. En particulier, elles pensent qu’elles bénéficient du système économique tel qu’il est. La droite marchande va insister sur l’utilité et la dimension non intellectuelle du travail et de l’effort, sur la propension à faire de bonnes affaires, à être un peu dur en négociation, tandis que la gauche brahmane va davantage souligner l’ouverture intellectuelle. Elles ne mettent pas l’accent sur les mêmes qualités personnelles ou dimensions de l’effort individuel. Mais en définitive, elles croient l’une et l’autre que les gens qui ont réussi à rejoindre l’élite l’ont fait grâce à leurs efforts.

A un certain niveau général, il est exact bien sûr que l’effort importe. Mais si vous poussez cette vision trop loin, vous stigmatisez injustement les personnes situées en bas de la répartition des revenus. Quand j’ai étudié les régimes d’inégalités à travers l’Histoire, il m’est apparu qu’il y a toujours eu une tentation chez les gens de parler de leur mérite et de stigmatiser les pauvres en les accusant de ne pas faire d'efforts et de ne pas être méritants, mais aujourd’hui c’est vraiment plus fort que dans tous les autres régimes d’inégalités du passé. Cela peut nuire à la stabilité globale de la société.

ProMarket : Vous proposez plusieurs réformes ambitieuses dans le livre, notamment une forte imposition du patrimoine, de massifs investissements dans l’éducation, le partage du pouvoir dans les conseils d’administration entre les travailleurs et les actionnaires et une sorte de gouvernement mondial internationaliste pour combattre l’évitement fiscal. Vous appelez cela le "socialisme participatif". Pouvez-vous expliquer ce dont il s’agit ?

Piketty : Oui. Je précise que si d’autres veulent appeler cela la "sociale-démocratie pour le vingt-et-unième siècle", s’ils sont plus à l’aise avec ce terme ou un autre, cela ne me pose pas problème.

Ce que j’entends par socialisme participatif se ramène fondamentalement à poursuivre dans la direction de ce qui a fonctionné au vingtième siècle. L’imposition progressive, je pense, a été un gros succès. Certains peuvent l’avoir oublié, mais l’essor de l’imposition progressive des hauts revenus ou du patrimoine hérité entre les années vingt et les années soixante-dix est allé de pair avec une très forte croissance de la productivité. En termes fiscaux également, il est plus facile de convaincre les classes moyennes et les pauvres que nous devons financer un système d’éducation public s’ils prennent conscience que les riches dépensent bien plus dans l’éducation qu’ils ne le font. L’idée de justice fiscale a été très importante dans la constitution des sociétés sociales-démocrates et de l’Etat-providence au cours du vingtième siècle. Nous devons en faire l’inventaire et aller plus loin dans le sens de la taxation progressive de la richesse et la classification de la richesse.

L’autre dimension a à voir avec les droits des travailleurs et avec le fait que les droits des propriétaires doivent être rééquilibrés par rapport aux droits des travailleurs, des consommateurs et des gouvernements locaux. A nouveau, les choses étaient plutôt bien équilibrées dans chaque pays au cours du vingtième siècle et cela a été une réussite. Les pays qui sont allés encore plus loin, comme l’Allemagne ou la Suède, qui ont de substantiels droits pour les travailleurs et une forte représentation de ces derniers aux conseils d’administration des entreprises ont été capables d’impliquer les travailleurs dans la stratégie de long terme de leurs entreprises.

Enfin, il y a la question de la justice éducative qui, comme je l’ai dit plus tôt, est une vraie source de prospérité économique et de réduction des inégalités à long terme. Au milieu du vingtième siècle, quand la question était de promouvoir l’enseignement primaire, puis secondaire, ce grand effort éducatif radicalement égalisateur a été un gros succès. Avec l’essor d’une plus grande éducation, nous devons davantage investir dans les universités publiques. Nous avons besoin d’un nouvel effort éducatif égalisateur.

ProMarket : Vous proposez d’imposer fortement, bien plus fortement, les riches. Dans une recension du livre, Paul Mason a écrit que vous essayez de "taxer le capitalisme hors de l’existence". Est-ce ce que vous cherchez à faire ?

Piketty : (rires) Non. J’ai simplement regardé ce qui a fonctionné au cours de l’Histoire. Les Etats-Unis avaient un taux d’imposition des plus hauts revenus autour de 80-81 % en moyenne entre 1930 et 1980 et cela n’a pas détruit le capitalisme. Cela l’a poussé dans une bonne direction. C’est ce qui nous a permis de tirer avantage d’une bonne partie de la propriété privée et de la concurrence des marchés, qu’il faut bien sûr maintenir, tout en limitant les conséquences négatives de la concentration excessive des revenus et de la richesse. Je veux poursuivre cette expérience de façon à aller plus loin.

L’idée qu’un individu puisse recevoir pour le reste de sa vie les pleins-pouvoirs pour prendre seul des décisions compliquées dans une très grande organisation au seul motif qu’il a fait sa fortune à l’âge de trente me paraît folle. Dans nos sociétés très éduquées, il y a de nombreuses personnes, de nombreux travailleurs, ingénieurs, qui peuvent contribuer et participer à la prise de décision dans notre société. Là où cela a été appliqué, ce fut une réussite. L’idéologie de l’hyper-concentration du pouvoir dans quelques mains n’est pas adaptée à notre époque.

ProMarket : Qu’est-ce que la crise du Covid-19 nous enseigne à propos de notre régime d’inégalités actuel ?

Piketty : La crise du Covid-19 illustre certainement la dégradation de la santé publique, des soins universels et plus généralement des services publics que nous avons observée ces dernières décennies, en particulier aux Etats-Unis, mais également en Europe et en définitive dans tous les pays riches. La situation est plus grave dans les pays pauvres, où le manque de système sanitaire public approprié et de programmes de soutien aux revenus peut avoir des conséquences très dommageables ces prochaines semaines et ces prochains mois.

L’illusion capitaliste-technologique suppose que le progrès social et économique suit mécaniquement le progrès technique et les forces de marché, mais ce n’est pas le cas. Historiquement, le progrès social et économique est allé de pair avec une réduction des inégalités et l’essor des sociétés plus égalitaires, en particulier dans le domaine de l’éducation et de la santé. Depuis les années quatre-vingt, beaucoup ont oublié ces leçons de l’Histoire et ont tenté une alternative, le récit hyper-capitaliste. Il est grand temps de faire machine arrière et d’utiliser cette opportunité pour contrer l’idéologie dominante et significativement réduire les inégalités. »

ProMarket, « Piketty on the Covid-19 crisis: “It is high time to use this opportunity to counter the dominant ideology and significantly reduce inequality” », entretien avec Thomas Piketty, 30 avril 2020. Traduit par Martin Anota



« Dix faits stylisés à propos des inégalités dans les pays développés »

« Pourquoi tolère-t-on la hausse des inégalités ? »

« Les économistes du FMI passent au crible les politiques néolibérales »

« Aux racines du trumpisme, la Reaganomics »

dimanche 21 octobre 2018

Comment la gauche a cessé d’être un parti pour les classes laborieuses

« (…) Thomas Piketty (…) a observé quelles caractéristiques influencent l’orientation partisane (gauche versus droite) en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale. (…) Voici un graphique qui montre qu’après la Seconde Guerre mondiale les électeurs qualifiés ont eu tendance à voter à droite, tandis qu’ils tendent maintenant à voter à gauche (et ce, même après avoir contrôlé le revenu, l’âge, etc.).

GRAPHIQUE Ecart entre la part des 10 % des électeurs les plus qualifiés votant à gauche et la part des autres électeurs votant à gauche (en points de pourcentage)

Thomas_Piketty__vote_gauche_qualifies_eduques.png

source : Piketty (2018)

Dans chacun des trois pays, le nombre d’électeurs qualifiés a augmenté, ce qui traduit en partie le besoin de travailleurs plus qualifiés.

A l’inverse (et si nous excluons les plus récentes élections qui se sont tenues en France et aux Etats-Unis), le profil des électorats en termes de revenu n’a pas beaucoup changé au cours du temps : les électeurs les plus pauvres sont davantage susceptibles de voter à gauche que les plus riches, en particulier si nous contrôlons le niveau d’éducation, même si les plus pauvres sont de moins en moins susceptibles de voter. Donc le changement dans les comportements électoraux parmi les électeurs qualifiés exige une explication et a de fascinantes implications.

Malheureusement, l’étude ne se penche pas sur cette question, mais elle suggère qu’une partie de l’explication pourrait tenir au fait que des électeurs plus qualifiés tendent à avoir des attitudes plus progressives (liberal) en général et des attitudes plus progressives en matière de migration en particulier (…). La corrélation positive entre la libéralisation sociale et le niveau d’éducation est bien documenté (…), tout comme on a pu l’observer lors du référendum du Brexit.

Je pense qu’il y a d’autres facteurs aussi. Il y a plusieurs raisons susceptibles d’expliquer pourquoi les intérêts du capital humain (comme l’appellent les économistes) sont différents des intérêts des entreprises ou du capital financier, ou de ceux qui n’ont pas du tout de capital. Par exemple, un système éducatif plus méritocratique leur convient mieux que celui où le revenu achète l’éducation, donc ils sont plus susceptibles de soutenir une éducation publique (ou d’en faire partie). Ils vont aussi être davantage susceptibles de consommer la culture subventionnée par l’Etat. Plus généralement, il peut y avoir une volonté de casser les réseaux de classes traditionnels et de les remplacer par des structures plus méritocratiques. D’un autre côté, parce que le capital humain génère un revenu, ils vont moins désirer de redistribution fiscale que les travailleurs. Tout cela crée ce que certains peuvent appeler un "clivage" d’éducation.

Les implications pour les partis de gauche sont que les militants ont de plus en plus été issus des classes moyennes éduquées plutôt que des classes laborieuses et cela a graduellement changé la structure, les programmes et les dirigeants des partis de gauche. Avec le déclin des syndicats, cela a eu pour contrepartie une moindre représentation des classes laborieuses. Piketty décrit cela comme l’émergence de l’élite de la "gauche brahmane" (Brahmin Left), qui peut être comparée à l’élite "marchande" (Merchant) à droite.

Une conséquence pourrait être que l’élite politique dans son ensemble s’intéresse moins aux politiques redistributives qui favorisaient par le passé les travailleurs et contribuaient à la réduction des inégalités de patrimoine que l’on a observée avant les années quatre-vingt et que Piketty a bien documentée ailleurs. Cela a permis à la droite de capturer plus facilement des pans de l’électorat des travailleurs, en particulier quand ces électeurs ont des idées socialement conservatrices. (…)

Il y a quelque chose de moins pessimiste. Comme les partis de droite se sont de plus en plus appuyés sur des politiques conservatrices, autoritaires et anti-minorités pour accroître leur électorat, les partis de gauche trouvent que cela, avec la protection de la richesse et du revenu, constitue une coalition imbattable pour leurs opposants. (Peut-être que cela explique le déclin de si nombreux partis de centre-gauche en Europe). La seule façon de battre cette coalition est de redécouvrir les politiques économiques qui ont aidé les classes laborieuses.

Cette longue étude a d’autres résultats importants. En France, comme au Royaume-Uni, les attitudes publiques ont présenté une moindre hostilité vis-à-vis de l’immigration au cours du temps. Elle note aussi que le tournant socialement conservateur de la droite a contribué à soutenir une loyauté presque totale à la gauche des musulmans au Royaume-Uni et en France et des noirs aux Etats-Unis. (…)

Piketty note que la domination de la gauche parmi les jeunes au Royaume-Uni en 2017, une domination sans précédents au Royaume-Uni, est plus forte qu’elle ne l’a jamais été en France et aux Etats-Unis. Cela peut résultat d’une tendance observée depuis 1997 mais aussi du référendum du Brexit, au cours duquel les vieux ont finalement privé les jeunes d’opportunités. »

Simon Wren-Lewis, « How the left stopped being a party of the working class », in Mainly Macro (blog), 6 octrobre 2018. Traduit par Martin Anota

lundi 24 avril 2017

Inégalités ou pauvreté ?

« Tony Blair a dit un jour : "s’il y a des gens qui gagnent beaucoup d’argent. Ce n’est pas mon problème. Je m’inquiète pour les personnes qui sont dépourvus d’opportunités, désavantagés et modestes". La plupart des gens, notamment le gouvernement travailliste, interprétèrent ces phrases comme se focalisant sur la pauvreté plutôt que sur les inégalités. (…)

J’ai récemment vu de la part de Miles Kimball une défense très claire de l’idée selon laquelle la pauvreté importerait plus que les inégalités. Il tire son raisonnement d’enquêtes qui cherchent à quantifier un principe fondamental de l’économie : la décroissance de l’utilité marginale. Il cite des résultats qui suggèrent qu’un euro de revenu signifie bien plus à une personne qui gagne la moitié du salaire moyen qu’à une personne qui gagne le double du salaire moyen. Il suggère que ces résultats tendent à valider le second principe de justice sociale avancé par John Rawls. Si nous le simplifions, nous pouvons dire que nous n’avons pas à nous inquiéter de trop des riches parce qu’un supplément de monnaie ne leur rapporte qu’un faible supplément d’utilité, si bien que nous devons nous focaliser sur la seule réduction de la pauvreté.

Maintenant, bien sûr, ce point n’est pas pertinent si nous réduisons la pauvreté en taxant les riches. Les riches sont une très bonne source d’argent, parce que l’argent ne leur manque pas. L’importance transparaît si nous comparons deux sociétés : une qui n’a pas de pauvres, mais qui a beaucoup de personnes très riches ; une autre qui n’a pas de riches, mais qui a toujours des pauvres. Selon Miles, nous devons préférer la société sans pauvreté à celle sans super-riches. D’un point de vue statique, je pense qu’il a raison, mais j’ai quelques inquiétudes, comme je vais le voir à présent, sur le plan dynamique.

Il y a un paragraphe intéressant au début du billet de Miles : "(…) J’admets que le montant de richesse détenue par les ultra-riches est vraiment astronomique et qu’il est important de s’assurer que les ultra-riches n’utilisent pas leur richesse pour prendre entièrement contrôle de notre système politique. Il est crucial d’observer et d’étudier en détails les diverses façons par lesquelles les ultra-riches influencent la politique. Mais en laissant de côté l’idée que les ultra-riches puissent subvertir notre système politique, nos inquiétudes vis-à-vis des inégalités doivent se focaliser sur la façon par laquelle nous prenons soin des pauvres ; il est important de savoir si l’argent nécessaire pour aider les pauvres provient des classes moyennes ou des riches, mais c’est moins important que le fait même de prendre soin des pauvres".

Je vais aller plus loin que Miles. Si l’argent importe si peu aux très riches, pourquoi voudraient-ils alors s’enrichir à un degré astronomique et contrôler le système politique pour s’assurer qu’ils gagnent même plus encore ? La réponse vient précisément du même concept qu’utilise Miles. Si 1.000 euros ne signifie rien pour vous parce que vous êtes très riche, vous allez plutôt chercher à gagner 10.000 euros ou 100.000 euros en plus. Le fait que les ultra-riches aient un si grand patrimoine n’est pas un simple accident, mais peut résulter du principe même que Miles explore : la décroissance de l’utilité marginale. Les riches ne sont pas différents des autres, dans le sens où ils veulent eux aussi être satisfait, sauf qu’ils ne peuvent y parvenir qu’en gagnant de larges montants d’argent.

(...) Considérons l’argument mis en avant par Piketty, Saez et Stantcheva dont j’ai discuté ici. Pourquoi est-ce que la part du revenu avant impôt des 1 % les plus riches s’est autant accrue au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, c’est-à-dire précisément dans deux pays qui ont connu dans les années 1980 une forte réduction des taux d’imposition des plus hauts revenus ? L’argument que Piketty et ses coauteurs avancent est qu’avec des taux d’imposition punitifs, il y a peu d’incitations pour les PDG et les autres salariés très rémunérés à utiliser leur pouvoir de monopole pour extraire des rentes (…) de leur entreprise. Cela ne vous rapporterait que très peu d’argent après imposition, si bien que cela ne vous permettrait pas d’accroître de beaucoup votre satisfaction. Mais si les taux d’imposition marginaux diminuent, il est désormais rentable pour ces individus de se lancer dans l’extraction de rentes.

Comme je l’ai discuté ici, la culture du bonus est l’une des façons d’extraire des rentes qui a été stimulée par la réduction des taux marginaux d’imposition. (…)

Donc je peux prendre le même principe fondamental sur lequel s’appuie Miles et pourtant arriver à une bien différente conclusion. Une fois que nous donnons à ceux qui sont au sommet l’opportunité de gagner de très hauts revenus et que la seule façon par laquelle ces individus peuvent d’obtenir une satisfaction supplémentaire est de s’embarquer dans la quête de rentes, nous les incitons alors à tourner leurs efforts hors des activités socialement bénéfiques (…). Quand leurs efforts visent à influencer le système politique, nous avons en sérieux problème. Ces activités peuvent culminer en prenant le dessus sur le système politique, ce qui est précisément ce qui s’est passé aux Etats-Unis, avec des répercussions potentiellement désastreuses. Ne serait-ce que pour cette seule raison, les inégalités importent autant que la pauvreté. »

Simon Wren-Lewis, « Inequality or poverty », in Mainly Macro (blog), 18 avril 2017. Traduit par Martin Anota



Ni l'inégalité, ni pauvreté

« (…) Des réductions d’impôts, de plus généreuses pensions, plus d’emplois et une hausse du salaire minimum ont contribué à réduire la pauvreté au Royaume-Uni, mais le gouvernement de Blair fit en parallèle peu de choses pour restreindre la hausse des très hauts revenus.

Cela néglige malheureusement quelque chose : les maths. Si les riches s’enrichissent et si la situation des pauvres s’améliore, alors à un niveau de revenu donné, la situation de quelqu’un doit se dégrader. La "société blairiste" avec des super-riches, mais peu de pauvres, est une société dans laquelle la classe moyenne est relativement pauvre.

Ce n’est pas sans poser problème, peut-être surtout d’un point de vue conservateur. Comme Deirdre McCloskey l’a suggéré, une société bourgeoise incarne les vertus de la retenue, de la justice et du respect d’autrui. Une société blairiste où "le gagnant rafle tout" les met à mal : pourquoi travailler dur à l’école et à l’université (et s’endetter fortement) quand cela ne permet d’avoir qu’un emploi précaire et peu d’espoir d’avoir un logement décent ? Et une classe moyenne précarisée et aigrie menace aussi la stabilité politique. En 2013, Fraser Nelson écrivait : "Nos classes moyennes (qui constituent pourtant une grande force stabilisatrice dans notre société) se contractent rapidement. Il est difficile d’imaginer la bourgeoisie britannique descendre dans la rue, mais un jour ou l’autre bientôt ils pourraient faire demi-tour et dire :'Désolé, mais nous sommes plutôt dingues et nous ne supporterons plus cela'." Peut-être que le Brexit, l’UKIP et la hausse des sentiments insulaires, anti-marché lui donnèrent raison : les inégalités peuvent être mauvaises pour la liberté économique.

Bien sûr, je ne m’inquièterais pas si la société blairiste menait à une croissance plus rapide et donc à un plus gros gâteau pour tous. Malheureusement ce n’est pas le cas. C’est en fait plutôt l’opposé. Depuis le milieu des années 1990, la croissance du PIB par tête a ralenti.

Et cela peut s’expliquer par le virage blairiste. Simon a raison de dire que les super-riches s’engagent dans la quête de rentes. Mais cela n’est pas confiné aux choses comme l’ingérence d’Arron Banks dans la politique politique. Cela affecte aussi le monde du travail : la hausse de la rémunération des PDG s’est faite aux dépens des actionnaires et des travailleurs. Et il y a diverses raisons amenant à penser qu’une hausse de la part du revenu détenue par les super-riches réduit la croissance économique. Par exemple, elle mène à l’adoption de mauvaises politiques en réduisant la confiance.

Miles a peut-être raison lorsqu’il dit qu’il vaut mieux avoir une société avec de nombreux ultra-riches et sans pauvres plutôt qu’une société dans laquelle il y a de la pauvreté et aucun super-riche. Mais (…) cela omet une troisième option : une société dans laquelle il n’y a ni pauvres, ni super-riches. C’est ce que nous devrions rechercher.

Une dernière chose : Oui, je sais que le coefficient de Gini a chuté ces dernières années. Mais cela nous dit peu de choses : la société blairiste peut avoir un faible Gini parce qu’il y a un faible écart entre les classes moyennes et les pauvres même si les riches sont très riches. »

Chris Dillow, « Neither inequality nor poverty », in Stumbling & Mumbling (blog), 19 avril 2017. Traduit par Martin Anota

mercredi 18 février 2015

A propos du ‘Capital au XXIe siècle’

« Selon moi, Le Capital au XXIe siècle est avant tout un livre à propos de l’histoire de la répartition du revenu et du patrimoine. Grâce aux efforts de plusieurs douzaines de chercheurs, nous avons été capables de collecter une base de données historiques relativement large sur la structure du revenu national et du patrimoine national et sur l’évolution des répartitions du revenu et du patrimoine couvrant trois siècles et plus de 20 pays. Mon livre a pour objectif premier de présenter cet ensemble de données empiriques historiques et d’analyser les processus économiques, sociaux et politiques qui peuvent contribuer à expliquer les diverses évolutions que nous observons dans plusieurs pays depuis la Révolution industrielle. Je souligne depuis le début que nous avons trop peu de données historiques à notre disposition pour être capables d’offrir un jugement définitif. D’un autre côté, nous avons plus de données que nous avons l’habitude d’en avoir. Aussi imparfait soit-il, j’espère que ce travail peut contribuera à remettre l’étude de la répartition et du long terme au centre de la pensée économique. Dans cet article, je présente trois faits clés à propos des inégalités à long terme que mettent à jour ces études (cf. graphiques 1-3 ; Piketty et Saez, 2014) et cherche à alimenter et à refocaliser le débat à propos de ces tendances. En particulier, je clarifie le rôle joué par r>g dans mon analyse des inégalités de richesse. Je discute ensuite de certaines implications pour l’imposition du capital et la relation entre les ratios capital sur revenu et les parts du revenu rémunérant le capital.

Ce que r > g peut et ne peut pas expliquer

Selon moi, l’ampleur de l’écart entre r et g, où r est le taux de rendement sur le capital et g le taux de croissance économique, est l’une des forces importantes qui peuvent expliquer l’ampleur et les variations des inégalités de richesse au cours de l’histoire. En l’occurrence, elle peut expliquer pourquoi les inégalités de richesse sont si fortes et persistantes dans la plupart des sociétés avant la Première Guerre mondiale (cf. chapitre 10 de mon livre).

GRAPHIQUE 1 Part du revenu détenue par les 10 % des ménages les plus aisés (en %)

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Cela dit, la manière par laquelle je perçois la relation entre r>g et les inégalités n’est souvent pas bien saisie à en croire les propos que j’ai pu lire et entendre à propos de mon livre. Par exemple, je ne considère pas que r>g soit la seule ou même le principal outil pour comprendre les changements dans la répartition du revenu et des richesses au cours du vingtième siècle, ou pour prévoir l’évolution des inégalités de revenu et des richesses au cours du vingt-et-unième siècle. Les changements institutionnels et les chocs politiques (que l’on peut considérer, dans une large mesure, comme endogènes aux inégalités et au processus de développement même) jouèrent un rôle majeur par le passé et ils vont probablement continuer à le faire dans le futur.

GRAPHIQUE 2 Part du patrimoine détenue par les 10 % des ménages les plus aisés (en %)

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En outre, je ne crois certainement pas que r>g soit un outil utile pour comprendre la hausse des inégalités de revenu du travail : d’autres mécanismes économiques et politiques sont bien plus pertinents ici, par exemple l’offre et la demande de qualifications et d’éducation. Par exemple, je souligne dans mon livre (en particulier dans les chapitres 8 et 9) que la hausse des parts rémunérant les hauts revenus aux Etats-Unis sur la période s’écoulant entre 1980 et 2010 est due essentiellement à la hausse des inégalités des rémunérations du travail, qui peut elle-même s’expliquer par une combinaison de deux groupes de facteurs : d’une part, une hausse des inégalités d’accès aux qualifications et à une plus grande éducation au cours de cette période aux Etats-Unis, une évolution qui peut avoir été exacerbée par la hausse des frais de scolarité et le manque d’investissement public ; d’autre part, l’explosion des rémunérations des plus hauts dirigeants, elle-même probablement stimulée par un changement des incitations et des normes, ainsi que par de fortes réductions des taux marginaux d’imposition (…). Cette hausse des inégalités du revenu du travail au cours des dernières décennies a évidemment peu à avoir avec r-g et c’est clairement une dynamique historique importante. En effet, elle explique pourquoi les inégalités de revenu sont désormais substantiellement plus fortes aux Etats-Unis qu’en Europe, alors que l’opposé était vrai avant la Première Guerre mondiale (voir graphique 1). A cette époque, les fortes inégalités étaient principalement dues à la concentration extrême de la propriété du capital et du revenu du capital. Les inégalités de richesse sont actuellement bien moins fortes qu’il y a un siècle, malgré le fait que la capitalisation totale de la richesse privée relativement au revenu national a désormais retrouvé les niveaux qu’elle atteignait avant la Première Guerre mondiale (cf. graphiques 2-3). A l’avenir, nous devrons mieux comprendre les conditions sous lesquelles la concentration de la propriété peut retourner aux niveaux qu’elle atteignait avant 1914.

r>g et l’amplification des inégalités de richesses

Je peux désormais clarifier le rôle que joue r>g dans mon analyse des inégalités du patrimoine à long terme. En fait, un plus grand écart r-g n’a pas beaucoup d’impact sur les inégalités des revenus du travail, mais il va avoir tendance à grandement amplifier les inégalités du patrimoine à l’état régulier qui apparaissent en raison d’une multitude de chocs (notamment des chocs affectant le revenu du travail).

GRAPHIQUE 3 Ratios patrimoine sur revenu

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Disons tout d’abord clairement que r>g n’est certainement pas un problème en soi. En effet, comme l’a dit Mankiw (2015) avec justesse, l’inégalité r>g est observée à l’équilibre de la plupart des modèles économiques, notamment les modèles à agent représentatif où chaque individu possède une part équivalente du stock de capital. Par exemple, dans le modèle dynamique standard où chaque individu se comporte comme une famille vivant éternellement, le taux de rendement à l’état régulier est (…) donné par la « règle d’or » modifiée r = θ + γ g (où θ est le taux de préférence temporelle et γ est la courbure de la fonction d’utilité). Par exemple, si θ=3 %, γ=2 et g=1 %, alors r=5 %. Dans ce cadre, l’inégalité r>g est toujours vérifiée et cela n’a aucune implication à propos des inégalités de richesse.

Dans un cadre à agent représentatif, ce que r>g signifie est qu’à l’état régulier chaque famille nécessite seulement de réinvestir une fraction g/r de son revenu du capital de façon à s’assurer que son stock de capital va croître au même taux g que la taille de l’économie, et la famille peut alors consommer une fraction 1-g/r. Par exemple, si r=5% et g=1%, alors la famille va réinvestir 20% de son revenu du capital et consommer 80%. Ceci ne nous dit rien du tout à propos des inégalités : cela dit simplement que la possession du capital permet d’avoir de plus hauts niveaux de consommation (…).

Donc quelle est la relation entre r-g et les inégalités de richesse ? Pour répondre à cette question, on doit introduire des ingrédients supplémentaires dans le modèle de base afin de faire apparaître les inégalités. Dans le monde réel, plusieurs chocs touchant les trajectoires du patrimoine des familles peuvent contribuer à rendre très inégalitaire la répartition des richesses (en effet, dans chaque pays et chaque période de temps pour lesquels nous avons des données, la répartition des richesses dans chaque groupe d’âge est substantiellement plus inégale que la répartition du revenu, ce qui est difficile d’expliquer avec des modèles standards de cycle de vie d’accumulation du patrimoine). Il y a des chocs démographiques : certaines familles ont plusieurs enfants et ont à partager l’héritage en plusieurs morceaux, d’autres familles ont peu d’enfants ; certains parents meurent tard, d’autres meurent tôt, et ainsi de suite. Il y a aussi des chocs touchant les taux de rendement : certaines familles font de bons investissements, d’autres font faillite. Il y a des chocs touchant le marché du travail : certains gagnent de hauts salaires, d’autres non. Il y a des différences dans les paramètres relatifs aux préférences qui affectent le niveau d’épargne : certaines familles consomment plus qu’une fraction 1-g/r de leur revenu du capital et peuvent même consommer leur patrimoine et mourir en ne laissant qu’une richesse négligeable ; d’autres peuvent réinvestir plus qu’une fraction g/r et ont une forte préférence pour léguer un important patrimoine et perpétuer de larges fortunes.

Une propriété centrale de cette classe de modèles est que, pour une structure donnée de chocs, la magnitude à long terme des inégalités de richesse va tendre à être amplifiée si l’écart r-g est grand. En d’autres mots, les inégalités de richesse vont converger vers un niveau fini. Les chocs vont permettre à ce qu’il y ait un minimum de mobilité ascendante et descendante en termes de richesse, si bien que les inégalités de richesse restent limitées à long terme. Mais ce niveau fini d’inégalités sera une fonction fortement croissante de l’écart r-g. Intuitivement, un plus grand écart entre r et g fonctionne comme un mécanisme amplificateur des inégalités de richesse, pour une variance donnée des autres chocs. Pour le dire différemment : un plus grand écart entre r et g permet de soutenir un niveau d’inégalités de richesse qui est plus élevé et plus persistant au cours du temps (c’est-à-dire qu’un plus grand écart r-g entraîne un accroissement des inégalités et une réduction de la mobilité). Techniquement, on peut montrer que si les chocs prennent une forme multiplicative, alors les inégalités de richesse vont converger vers un répartition qui a une forme parétienne pour les détenteurs des plus grands patrimoine (ce qui est approximativement la forme que nous observons dans la répartition dans le monde réel et qui correspond à des queues supérieures de distribution épaisses et une large concentration des richesses au sommet) et le coefficient de Pareto inversé (un indicateur des inégalités au sommet) est une fonction fortement croissante de l’écart r-g. Ce résultat théorique bien connu fut établi par plusieurs auteurs en utilisant diverses structures des chocs démographiques et économiques (voir en particulier Champernowne (1953) et Stiglitz (1969)). La logique derrière ce résultat et cet impact "amplificateur des inégalités"de r-g est présenté dans le chapitre 10 du livre.

Dans cette classe de modèles, des variations relativement petites de r-g génèrent de très larges changements dans les inégalités de richesse à l’état régulier. Par exemple, des simulations simples du modèle avec chocs de préférences binomiaux montrent que passer de r-g=2% à r-g=3% suffit pour faire passer le coefficient de Pareto inversé de b=2,28 à b=3,25. Littéralement, ceci correspond au passage d’une économie marquée par de faibles inégalités de richesse (imaginons que les 1% des ménages les plus aisés possèdent 20 à 30% du patrimoine, comme dans l’Europe ou les Etats-Unis d’aujourd’hui) à une économie marquée par de très fortes inégalités de richesse (par exemple, comme dans l’Europe avant la Première Guerre mondiale, lorsque les 1% des ménages les plus aisés possédaient 50 à 60% du patrimoine).

Les données empiriques obtenues au niveau micro sur les dynamiques du patrimoine confirment que l’écart élevé entre r et g est l’une des raisons centrales expliquant pourquoi la concentration des riches fut si forte durant les dix-huitième et dix-neuvième siècles et ce jusqu’à la Première Guerre mondiale (voir le chapitre 10 et Piketty, Postel-Vinay, Rosenthal (2006, 2014)). Durant le vingtième siècle, c’est une combinaison inhabituelle d’événements (de larges chocs touchant le capital durant la période 1914-1945, notamment les destructions, les nationalisations, l’inflation, l’imposition, la forte croissance lorsque de la période de reconstruction et la transition démographique) qui transforma la relation r-g. A l’avenir, plusieurs forces peuvent contribuer à élargir l’écart r-g (en particulier le ralentissement de la croissance démographique et l’accroissement de la concurrence mondiale pour attirer les capitaux) et accroître les inégalités de richesse. Mais nous ne sommes pas certains des forces qui prélaveront. En l’occurrence, cela dépendra des institutions et des politiques qui seront adoptées.

A propos de l'imposition progressive optimale du revenu, du patrimoine et de la consommation

Je m’attaque à présent à la question de l’imposition optimale. La théorie de l’imposition du capital que je présente dans mon livre est largement basée sur les travaux que j’ai réalisés avec Emmanuel Saez (cf. Piketty et Saez, 2013). Dans cet article, nous développons un modèle où les inégalités sont fondamentalement de deux dimensions : les individus se différencient en termes de potentiel de salaire et en termes de patrimoine hérité. En raison de la structure sous-jacente des chocs de démographie, de productivité et de préférences, ces deux dimensions ne sont jamais parfaitement corrélées. Par conséquent, la politique fiscale optimale est aussi bidimensionnelle : elle implique un impôt progressif sur le revenu du travail et un impôt progressif sur le patrimoine hérité. Nous montrons que les taux d’imposition optimaux à long terme sur le revenu du travail et l’héritage dépendent des paramètres de la distribution, de la fonction de bien-être social et des élasticités des revenus du travail et des legs vis-à-vis des taux d’imposition. Le taux optimal d’imposition de l’héritage est toujours positif, sauf bien sûr dans le cas extrême caractérisé par une élasticité infinie de l’accumulation du capital vis-à-vis du taux de rendement net d’impôt (…). Pour des valeurs empiriques réalistes, nous constatons que le taux optimal d’imposition de l’héritage peut être compris entre 50 et 60 %, ou même plus élevé pour les legs les plus importants, en lien avec l’expérience historique.

Ensuite, si nous introduisons des imperfections sur le marché du capital, nous devons alors ajouter une imposition des héritages à l’imposition annelle du patrimoine et du revenu du capital. Intuitivement, en présence de chocs idiosyncratiques des futurs taux de rendement, il est impossible de connaître la valeur capitalisée d’un actif au cours de la vie au moment de l’héritage, et il est optimal de diviser le fardeau fiscale entre ces instruments fiscaux différents. Cependant les formules des impôts optimaux deviennent relativement compliquées et difficiles à calibrer. Dans mon livre, je propose une règle simple pour réfléchir aux taux d’imposition optimaux du patrimoine. En l’occurrence, on doit adapter les taux d’impôt à la vitesse observée à laquelle les patrimoines des différents groupes de richesse évoluent au cours du temps. Par exemple, si les plus gros patrimoines croissent à un rythme de 6-7% par an en termes réels (comparés à 1-2% par an pour le patrimoine moyen), comme le suggèrent les classements de richesse tels que Forbes (aussi bien que par la récente étude de Saez et Zucman (2014)) et si l’on cherche à stabiliser le niveau de concentration de richesse, alors on peut avoir à appliquer des taux marginaux d’imposition du patrimoine aussi élevés que 5% par an, voire même plus. Les implications seraient très différentes si les plus gros patrimoines augmentaient au même rythme que le patrimoine moyen. L’une des principales conclusions de mon étude est en effet qu’il y a une forte incertitude sur l’évolution exacte des inégalités de richesse et de patrimoine au vingt-et-unième siècle et que nous nécessitons de davantage de transparente financière et une meilleure information à propos des dynamiques de revenu et de richesse, de manière à ce que nous puissions adapter nos politiques et institutions à un environnement changeant.

Une alternative à l’imposition progressive de l’héritage et du patrimoine est la taxe progressive sur la consommation (cf. par exemple Gates 2014, Auebarch et Hasset, 2015 ; Mankiw, 2015). C’est toutefois un substitut hautement imparfait. Premièrement les valeurs méritocratiques impliquent que l’on peut vouloir imposer la richesse héritée plus que la richesse accumulée par soi-même, ce qui est impossible de faire avec une taxe à la consommation. Ensuite, la notion de consommation n’est pas très bien définie pour les détenteurs d’un important patrimoine : la consommation personnelle sous la forme d’aliments ou de vêtements représente une fraction infime des grandes fortunes, qui dépensent habituellement l’essentiel de leurs ressources de manière à acheter de l’influence, du prestige et du pouvoir. Quant les frères Koch dépensent de l’argent en campanes politiques, est-ce que ces dépenses doivent être comptées comme faisant partie de leur consommation ? Un impôt progressif sur la richesse nette semble plus désirable qu’une taxe progressive sur la consommation, tout d’abord parce que la richesse nette est plus facile à définir, à mesurer et à surveiller que la consommation et ensuite parce que c’est un meilleur indicateur de la capacité des contribuables aisés à payer des impôts et à contribuer au bien commun (cf. chapitre 15).

Finalement, notons que dans mon livre, je porte une attention particulière sur l’imposition progressive du revenu et des richesses, mas aussi sur l’essor des transferts sociaux et l’Etat-providence moderne. Comme l’affirmé Weil (2015) avec raison, la sécurité sociale et autres transferts ont joué un rôle important pour réduire les inégalités à long terme (cf. chapitre 13).

Ratios capital sur revenu versus parts du capital : vers une approche multisectorielle

L’un des constats importants que je tire de mes recherches est que les ratios capital sur revenu β=K/Y et les parts rémunérant le capital α tendent à varier dans le même sens à long terme, en particulier au cours des dernières décennies, où ils ont eu tendance à augmenter conjointement. Dans un modèle standard de l’accumulation du capital à un bien avec concurrence pure et parfaite, la seule manière d’expliquer pourquoi β et α varient dans le même sens est de supposer que l’élasticité de substitution entre le capital et le travail σ est supérieure à l’unité (ce qui peut être interprété comme une conséquence de l’essor des robots et des autres technologies intensives en capital).

Ce n’est toutefois pas l’interprétation des données empiriques que je privilégie.

Peut-être que les robots et la substitution du travail par le travail seront importants à l’avenir. Mais aujourd’hui, les secteurs importants intensifs en capital sont des secteurs biens plus traditionnels comme l’immobilier et l’énergie. Je crois que le bon modèle pour considérer la hausse des ratios capital sur revenu et des parts du revenu rémunérant le capital au cours des dernières décennies est un modèle multisectoriel d’accumulation du capital, avec de fortes variations des prix relatifs et avec d’importantes variations dans le pouvoir de négociation au cours du temps (cf. chapitres 3-6). L’une des raisons expliquant pourquoi mon livre est plutôt épais est que j’essaye d’offrir une histoire relativement détaillée, multidimensionnelle du capital et de ses métamorphoses. La propriété du capital a pris plusieurs formes au cours de l’histoire et chacune d’elles a impliqué différentes formes de propriété et de relations sociales, qui doivent donc être prises en compte dans l’analyse. Comme l’ont dit avec raison Auerbarch et Hasset (2014) et Weil (2014), d’amples variations à la hausse ou à la baisse des prix de l’immobilier jouent un rôle important dans l’évolution des valeurs agrégées du capital au cours des dernières décennies, comme elles le firent déjà durant la première moitié du vingtième siècle. Cela peut s’expliquer à son tour par un mélange complexe de forces institutionnelles et technologiques, notamment les politiques de contrôle des loyers et d’autres règles régulant les relations entre propriétaires et les locataires, la transformation de la géographie économique et la vitesse du progrès technique dans les secteurs du transport et la construction relativement aux autres secteurs (cf. chapitres 3-6 ; Piketty et Zucman (2014) ; Karababounis et Neiman (2014) à propos du rôle joué par le déclin des prix relatifs des équipements). En pratique, les élasticités de substitution intersectorielles combinant des forces d’offre et de demande peuvent certainement être plus élevées que les élasticités intra-sectorielles. Cette nature multidimensionnelle du capital génère de nouvelles incertitudes en ce qui concerne l’évolution future des inégalités. Selon moi, cela renforce le besoin d’accroître la transparence démocratique à propos des dynamiques du revenu et des richesses. »

Thomas Piketty, « About Capital in the 21st Century », 31 décembre 2014. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Le retour du capital »

« Piketty et la dépréciation du capital »

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