Annotations

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - pauvreté mondiale

Fil des billets

vendredi 8 février 2019

Des questions légitimes à propos de la pauvreté dans le monde (et de sa mesure)

« J’ai été indirectement impliqué dans le débat sur les tendances à long terme dans la pauvreté mondiale qui enrage ces derniers jours sur internet, un débat qui a été amorcé par certaines déclarations de Steven Pinker et Bill Gates et qui a ensuite été alimenté par une réfutation de celles-ci par Jason Hickel. (...)

(…) Il y a (selon moi) au moins quatre problèmes que Hickel a correctement mis en avant. (Il utilise d’autres arguments aussi, mais je ne les commenterai pas.)

Premièrement, les données de Maddison et du projet Maddison, qui sont les seules disponibles pour traiter à la fois de la pauvreté mondiale et des inégalités mondiales et que j’utilise moi-même dans mes travaux, tendent, comme les calculs du PIB, à surestimer la hausse du revenu réel là où l’on passe d’activités qui n’étaient pas marchandisées aux mêmes activités mais qui entrent désormais dans la sphère marchande. Le PIB, comme on le sait très bien, est fait de façon à ne mesurer que des activités essentiellement monétarisées. A l’époque de l’industrialisation, aussi bien qu’aujourd’hui au cours de la révolution des technologies d’information et de communication, une telle sous-estimation est susceptible d’être significative. Il est étrange que les gens aujourd’hui remettent en question cela, alors que nous connaissons une période similaire de marchandisation et de hausse de la part d’activités qui entrent désormais dans la sphère marchande alors qu’elles en étaient jusqu’alors exclues. Jusqu’à Airbnb et Uber, vous ne contribuiez pas au PIB lorsque vous hébergiez des amis d’amis ou que vous les déposiez à l’aéroport. Aujourd’hui, ces services le sont parce que vous êtes payés pour les réaliser. (La même chose est exacte pour des activités domestiques qui étaient habituellement réalisées sans contrepartie monétaire essentiellement par les femmes et qui, à un certain moment, sont entrées dans la sphère marchande.)

Plus importants ont été (comme l’a souligné Hickel) les changements qui sont survenus au cours de la Révolution industrielle. Plusieurs activités réalisées au sein des ménages ont été monétarisées alors que des gens étaient souvent physiquement chassés ou privés de terres, d’eau et d’autres droits dont ils jouissaient jusqu’alors gratuitement. Je n’ai pas besoin de développer trente-six exemples ici ; prenons juste l’exemple des enclosures ou de la dépossession des terres des Africains. Ce n’était pas seulement un transfert de richesse, mais une réduction significative de revenus pour ceux qui avaient le droit d’utiliser et de jouir des fruits de la terre, de l’eau ou d’autres ressources. Leur moindre accès aux biens et services n’a pas été enregistré dans une quelconque statistique du revenu. Il est donc raisonnable de penser que les taux de croissance du PIB et la baisse de la pauvreté sont surestimés.

Deuxièmement, les données sur la répartition du revenu pour le dix-neuvième siècle que nous avons tous utilisées proviennent presque entièrement de l’étude séminale de François Bourguignon et Christian Morrisson. Il y a deux études plus récentes, la première de van Zanden, Baten, Foldvari et van Leewen et une seconde que j’ai réalisée, qui ont utilisé une méthodologie quelque peu différente (notamment des sources plus diversifiées) de façon à vérifier la robustesse des constats de Bourguignon et Morrisson. Les deux analyses concluent que les résultats de Bourguignon et Morrisson sont valides, mais dans ces deux analyses le nombre ou la fiabilité de ces nouvelles sources sont extrêmement limités. (J’utilise des tables sociales pour estimer les répartitions au dix-neuvième siècle. Mais le nombre de tables sociales que nous avons à notre disposition est très limité, que ce soit en termes de pays couverts ou de couverture temporelle.)

De plus, les distributions originelles de Morrisson ont certes été rendues disponibles par l’auteur, mais elles n’ont pas de sources. Donc, on ne peut pas dire si elles sont justes ou non. De plus, même si les distributions de certains pays en particulier étaient exactes, plusieurs d’entre elles sont faites pour représenter une grande variété de pays (disons, la Colombie, le Pérou et le Venezuela ; ou la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Kenya ; les "45 pays asiatiques"; ou les "37 pays africains" ont tous les mêmes distributions) parce que Bourguignon et Morrisson divisent le monde en 33 "régions", simplement parce qu’il ont manqué d’informations concernant la plupart des pays.

La fragilité de telles distributions a un effet particulièrement fort sur les chiffres de la pauvreté. Elle affecte un peu moins les inégalités, parce que, à partir d’autres sources (fragmentaires) nous savons quelles sont les fourchettes dans lesquelles les inégalités se situent. Mais nous le savons moins pour la pauvreté. Au bout du compte, les répartitions de revenu pour le dix-neuvième siècle sont, le moins que l’on puisse dire, fragiles.

Troisièmement, Hickel questionne l’usage du seuil de pauvreté absolue à 1,90 dollars PPA. Il y a un large débat sur celui-ci et je ne vais pas rentrer davantage dedans ; il suffit de voir les critiques faites par Thomas Pogge et Sanjay Reddy (en ce qui concerne la sous-estimation du niveau des prix auquel font face les pauvres), on a bien montré qu’il y avait beaucoup d’arbitraire avec le seuil de pauvreté, fixé d’abord à 1 dollar PPA et désormais à 1,90 dollar PPA (voir par exemple Angus Deaton ici) ou plus récemment la remise en cause méthodologique de l'approche de la Banque mondiale développée par Bob Allen (ici). Hickel mentionne simplement ces questions. Elles sont importantes et elles ne doivent pas être ignorées.

Quatrièmement, Hickel fait un point plus philosophique à propos duquel les économistes (contrairement aux anthropologues ou aux historiens) sont moins bien équipés : les coûts humains de la Révolution industrielle, de l’Angleterre au travail forcé (et probablement dix millions de morts) au Congo et à Java à la famine au Bengale (plus de 10 millions de morts) en passant par la collectivisation soviétique (plus de 5 millions de morts) et au Grande Bond en avant de la Chine (environ 20 millions de morts). Les morts entrent dans nos calculs seulement dans la mesure où leur décès affecte l’espérance de vie estimée. (Et dans l’article de Bourguignon et Morrisson il y a une tentative pour calculer les inégalités mondiales au cours des deux derniers siècles en prenant en compte aussi les changements dans l’espérance de vie). Mais, sinon, en ce qui concerne les calculs de pauvreté, les morts ont l’effet pervers de réduire la population et d’accroître la production par tête (donc la productivité marginale de ceux qui sont morts comme travailleurs forcés ou de la famine est nulle ou proche de zéro). Jason a raison de souligner ce point.

L'effet de ce dernier point est cependant ambigu. D’un côté, cela (si nous parvenons à le mesurer) accroîtrait les coûts de l’industrialisation et réduirait les gains, comparativement à l’ère préindustrielle, mais, d’un autre côté, cela améliorerait la position relative du présent au regard de l’ère de l’industrialisation, simplement parce que de telles famines massives ne surviennent pas aujourd’hui ou du moins surviennent moins fréquemment (par exemple la Corée du Nord et avant cela l’Ethiopie).

Pour conclure. Selon moi, Jason Hickel a mis en évidence plusieurs problèmes réels dont la plupart des économistes ont conscience (et sur lesquels ils ont fréquemment écrit). Malheureusement, d’autres économistes, une fois qu’un graphique est créé, tendent à utiliser les résultats moins scrupuleusement ou moins soigneusement de façon à tenir des propos d’ordre politique. C’est pourquoi il est utile d’attirer l’attention sur ces problèmes (…). »

Branko Milanovic, « Global poverty over the long-term: legitimate issues », in globalinequality (blog), 6 février 2019. Traduit par Martin Anota https://glineq.blogspot.com/2019/02/global-poverty-over-long-term.html

vendredi 11 novembre 2016

Révisez vos chiffres sur la pauvreté dans le monde !

« (…) "Saviez-vous qu’au cours de ces 30 dernières années, le pourcentage de personnes dans le monde qui vivent dans la pauvreté extrême a été divisé par deux ?" En 2014, 84 % des Américains à qui cette question avait été posée n’étaient pas au courant de cette chute de la pauvreté extrême dans le monde. En fait, 67 % des Adultes qui y ont répondu pensaient que la pauvreté mondiale avait augmenté au cours des trois précédentes décennies. Sans surprise, 68 % ne croyaient pas qu’il serait possible de mettre un terme à la pauvreté extrême dans le monde au cours des 25 années suivantes.

Une récente étude qui a cherché à préciser les connaissances du public autour du monde des Objectifs du Développement Soutenable a confirmé que cette ignorance générale n’est pas une simple anomalie américaine. Une vaste majorité des répondants de divers pays, qu’ils soient développés ou en développement, n’ont pas conscience de ces progrès (cf. graphique 1). Chose intéressante, les citoyens chinois semblent mieux informés des tendances de la pauvreté mondiale que les citoyens américains ou allemands.

GRAPHIQUE 1 La part de la population qui croit que la pauvreté extrême mondiale a diminué au cours des 20 dernières années

Christoph_Lakner__La_part_de_la_population_qui_croit_que_la_pauvrete_extreme_mondiale_a_diminue_au_cours_des_20_dernieres_annees.png

Mais c’est juste que les adultes pensent. Le 17 octobre, lors de la Journée Internationale de l'Eradication de la Pauvreté, un sondage réalisé auprès de 150 étudiants dans les environs de Washington qui étaient invités à la Banque mondiale montra des résultats plus encourageants. Les deux tiers répondirent correctement en déclarant que la pauvreté extrême mondiale avait diminué. Pourtant, plus de la moitié d’entre eux ne pensaient pas que le déclin ait été substantiel. Pire, seulement quatre étudiants sur dix pensaient que la pauvreté extrême pourrait être éliminée d’ici 2030.

Il est tentant d’engager un débat sur les raisons expliquant pourquoi autant de gens en savent si peu à propos de cet incroyable progrès, que Nicholas Kristof, du New York Times, a estimé être "la meilleure nouvelle dont vous n’êtes pas en courant". Laissons de côté les spéculations ; nous faisons simplement état de notre étonnement face à l’ampleur de ces mauvaises perceptions à propos du plus grand défi en termes de développement mondial, en particulier dans un monde hyperconnecté et drogué aux médias.

La seconde partie de cette histoire est également fascinante. Est-ce que la pauvreté mondiale aura disparue en 2030 ? Nous ne pouvons réellement pas en être sûrs et prétendre avoir une réponse définitive peut sembler ridicule dans la mesure où nous ne pouvons même pas estimer avec certitude les chiffres de la pauvreté en temps réel. En effet, les dernières estimations que nous avons à notre disposition se réfèrent à la pauvreté mondiale en 2013, c’est-à-dire d’il y a trois ans.

Cependant, il y a plusieurs raisons d’être optimiste à propos d’une disparition de la pauvreté en 2030.

Le nouveau rapport sur la "pauvreté et la prospérité partagée" publié en octobre par la Banque mondiale explique pourquoi. Le graphique ci-dessous montre que le nombre de personnes extrêmement pauvres à travers le montre (mesuré avec le seuil de 1,90 dollar par jour) a chuté d’environ 1,1 milliard d’individus au cours des 25 dernières années, une période au cours de laquelle la population mondiale a augmenté de près de 2 milliards de personnes (cf. graphique 2). C’est vrai pour toutes les régions du monde sans exception, des pays relativement riches d’Europe de l’Est et d’Amérique latine aux pays plus pauvres d’Afrique subsaharienne et de l’Asie du sud. Certes, les chiffres de la pauvreté n’ont pas diminué au même rythme d’une région à l’autre. Mais les chiffres ne laissent que très peu de doute : la pauvreté extrême a effectivement et fortement diminué.

GRAPHIQUE 2 Part de pauvres dans la population mondiale (en %) et nombre de pauvres dans le monde

Christoph_Lakner__Part_de_pauvres_dans_la_population_mondiale_et_nombre_de_pauvres_dans_le_monde.png

La deuxième raison d’être optimiste est que nous connaissons beaucoup sur la façon de réduire la pauvreté extrême. La chute de la pauvreté extrême autour du monde n’est pas due au hasard. Laissons de côté le débat sur le rôle de la mondialisation dans ce déclin ; il faut souligner que l’exceptionnelle chute de la pauvreté mondiale a été régulière depuis l’instant où nous avons été capables de la déterminer avec une certaine précision avec les enquêtes auprès des ménages, aux environs de 1990. Le constant déclin a été impulsé par des expansions économiques, mais il s’est aussi poursuivi malgré les crises mondiales, notamment la Grande Récession de 2007-2008. Pour être exact, la seule exception a été la crise asiatique à la fin des années quatre-vingt-dix, lorsque la pauvreté mondiale a augmenté, aussi bien en nombre absolu qu’en pourcentage de la population. (…)

La troisième raison d’être optimiste est que l’élimination de la pauvreté extrême peut ne pas être aussi chère qu’on ne pourrait le penser. Il est probablement impossible d’estimer le véritable coût avec précision, mais un simple calcul d’enveloppe du revenu total nécessaire pour combler l’écart en ramenant le niveau de vie des pauvres extrêmes au seuil de pauvreté même (1,90 dollars par jour) nous donne une faible facture : 150 milliards de dollars, soit l’équivalent de 0,15 % du PIB mondial. Ce chiffre ne prend pas en compte le fait que le monde réel implique des coûts administratifs, de la volonté politique, le besoin d’identifier et de cibler proprement les pauvres et le défi qu’il y a à sortir définitivement des millions de personnes hors de la pauvreté. Mais ce chiffre brise le mythe selon lequel l’élimination de pauvreté serait une chimère que les économies en difficultés d’aujourd’hui ne peuvent s’offrir. Notre estimation représente environ la moitié des recettes fiscales que l’on estime être perdues chaque année dans les paradis fiscaux. C’est aussi moins de la moitié de l’argent qui est perdu chaque année dans les jeux dans dix pays autour du monde. Nous pouvons faire ces calculs.

Mais comme avec toute prévision portant sur un avenir lointain, nous devons rester très prudents. Si le monde réussissait à réduire la pauvreté au même rythme qu’il l’a fait au cours des dernières décennies, la pauvreté serait éliminée avant 2030. Malheureusement, faire une telle extrapolation linéaire est naïf et trompeur. Nous ne pouvons continuer de parier sur la rapide réduction de la pauvreté que permit la performance exceptionnelle de la Chine et d’autres pays émergents ayant une grande population. En d’autres termes, leur réussite va permettre à ces pays de sortir bientôt de la pauvreté extrême, c’est-à-dire de ne plus avoir d’habitants vivant avec moins de 1,90 dollars par jour. La Chine et l’Indonésie possèdent chacune d’entre elles encore 25 millions de pauvres extrêmes. L’Inde, cependant, a encore 217 millions de personnes en situation de pauvreté extrême et sa capacité à réduire ce chiffre jouera un rôle crucial dans la réduction de la pauvreté dans le monde. Mais, plus généralement, c’est dans les recoins du monde marqués par la fragilité, les conflits, la mauvaise gouvernance, une faible diversification de l’économie, une vulnérabilité face au changement climatique et une longue liste d’autres problèmes socioéconomiques et politiques que la dernière étape de l’éradication de la pauvreté extrême se jouera. Et croire qu’une forte croissance économique dans ces pays permettra d’atteindre cet objectif ne fera pas l’affaire. Le monde continue de présenter les symptômes d’une pneumonie économique prolongée, avec désormais les pays à faible revenu faisant face à des conditions plus dures (même après avoir présenté une formidable résilience durant la crise mondiale de 2008-2009). Depuis la fin du super-cycle des matières premières en 2014, les taux croissance ont baissé dans le monde en développement et il y a peu de raisons nous amenant à croire que la croissance s’accélérera prochainement. C’est pourquoi il est crucial de mieux répartir les fruits de la croissance si l’on espère éliminer la pauvreté extrême d’ici 2030. (...) »

José Cuesta, Mario Negre et Christoph Lakner, « Know your facts: Poverty numbers », 7 novembre 2016. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Aura-t-on éliminé l’extrême pauvreté dans le monde en 2030 ? »

« Comment réduire la pauvreté dans un monde plus riche ? »

« Portrait de la pauvreté dans les pays en développement »

jeudi 22 octobre 2015

La part de la population mondiale vivant dans la pauvreté a été divisée par deux depuis 1987

The_Economist__Baisse_part_population_mondiale_pauvrete__Banque_mondiale_GCIP__Martin_Anota_.png

source : The Economist, d'après les estimations de la Banque mondiale et du GCIP