« Est-ce que le plein emploi est soutenable ? Pour moi, c’est l’une des questions que pose la querelle entre, d’une part, Richard Murphy et, d’autre part, Jonathan Portes et Simon Wren-Lewis sur la règle budgétaire proposée par le parti travailliste. Richard décrit ainsi la différence entre eux : "Je suis en quête d’une économie stable, soutenable avec du plein emploi. Eux recherchent la restauration d’un modèle de monétarisme de banques centrales qui exista entre 1999 et 2008 au Royaume-Uni, avec les conséquences que l’on connait".

C’est parce que Portes et Wren-Lewis veulent utiliser la politique budgétaire pour relancer l’activité et ainsi éloigner l’économie de la borne inférieure zéro, de façon à ce que les taux d’intérêt puissent à nouveau être utilisées pour la stabilisation macroéconomique.

Mais il y a un problème avec ce que Richard désire. Les économistes s’accordent généralement pour dire qu’à partir d’un certain point un faible chômage entraîne une plus forte inflation. Déterminer ce point est une question empirique. Le fait que l’inflation ait été assez stable depuis le début des années quatre-vingt-dix alors que le chômage ne l’était pas m’amène à penser qu’il est bien plus bas que ce que pense la banque centrale (…). Ce qui nous amène à la question suivante : comment pouvons-nous freiner cette inflation ?

La vue conventionnelle, que rejoignent Simon et Jonathan, est qu’il faut accroître les taux d’intérêt. Mais Richard et les partisans de la MMT ont raison de dire que ce n’est pas la seule possibilité : en théorie, la hausse des impôts est également une option, comme une baisse des dépenses publique ou une inversion de l’assouplissement quantitatif. Pour moi, il s’agit là aussi d’une question empirique. Je ne suis personnellement pas défavorable à une certaine hausse des taux d’intérêt.

Toutefois, toutes ces politiques contrôlent l’inflation en déprimant la demande globale, si bien qu’elles tendent à accroître le chômage.

Les partisans de la MMT ont raison de dire que l’inflation est une contrainte sur l’endettement public. Mais c’est aussi une contrainte sur le plein emploi.

Maintenant, vous pouvez rejeter cela en invoquant l’idée d’une croissance tirée par les salaires. La perspective d’un plein emploi perpétuel (et les hausses de salaires et la forte demande qu’il génèrerait) peut encourager les entreprises à accroître leurs capacités de production et à investir en vue d’accroître leur productivité. Cela contribuerait à contenir l’inflation.

Nous savons que cela a fonctionné par le passé : ce fut le cas dans les années cinquante et soixante. Je crains cependant qu’il ne puisse pas être aussi fructueux cette fois. Dans les années cinquante, il y avait un réservoir d’investissements et d’innovations potentiels que les firmes pouvaient exploiter. Cela facilita de fortes dépenses en capital et des grains de productivité rapides. Il n’est pas certain qu’il y ait un tel réservoir aujourd’hui.

Nous savons aussi que la croissance tirée par les salaires s’est soldée par un désastre dans les années soixante-dix. Il y a en particulier deux dangers ici. Nous pouvons les qualifier de minskyen et kaleckien.

Le danger minskyen est celui selon lequel la stabilité finit par engendrer de l’instabilité. La croyance que la demande restera forte peut inciter les entreprises à surinvestir, ce qui réduit les profits ; ou bien elle encourage les banques à accorder des prêts plus risques ; ou elle pousse les cours boursiers à augmenter excessivement. Nous avons vu tout cela se produire au début des années soixante-dix. Je ne sais pas si Richard a raison de dire que des taux d’intérêt plus élevées peuvent amorcer une autre crise de la dette. Mais je pense qu’il minimise l’ampleur à laquelle le capitalisme peut générer des crises même sans taux d’intérêt significativement plus élevés.

Le danger kaleckien est le suivant : "sous un régime de plein emploi permanent, le licenciement cesserait de jouer son rôle de mesure disciplinaire. La position sociale du patron serait minée et la confiance et la conscience de classe chez les travailleurs augmenteraient. Les grèves pour des augmentations de salaires et des améliorations des conditions de travail créeraient des tensions politiques".

Comme nous l’avons vu dans les années soixante-dix, cela peut entraîner un moindre investissement et donc une plus faible demande globale et une hausse du chômage. Je pense que cela sera un problème pour tout gouvernement recherchant le plein emploi : les capitalistes ont connu plusieurs décennies de chômage et considèreraient son absence comme étrange, et cela peut déprimer les esprits animaux.

Il y a, par conséquent, de gros obstacles à un plein emploi durable dans une économie capitaliste : une garantie de l’emploi, telle que je la saisis, met en lumière ces obstacles davantage qu’elle les surmonte.

A mes yeux, c’est pourquoi plusieurs débats à propos de la macroéconomie me laissent froid. Ils négligent l’éventualité qu’il puisse exister de sévères limites, dans une économie capitaliste, à l’efficacité des politiques, même pour les meilleures d’entre elles. »

Chris Dillow, « Obstacles to full employment », in Stumbling & Mumbling (blog), 5 février 2019. Traduit par Martin Anota