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lundi 29 avril 2024

Abondance, capitalisme et changement climatique

« Dans le marxisme classique, le communisme est défini comme une société d'abondance matérielle. C'est une société où les biens circulent en abondance ("quand (…) les forces productives se seront accrues (…) toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance", Marx, Critique du programme Gotha). C’est aussi une société qui, ayant surmonté la division du travail, permet la pleine réalisation de soi et l’épanouissement des capacités individuelles :

"Il est chasseur, pêcheur, berger ou critique critique, et il doit le rester (sous le capitalisme) sous peine de perdre les moyens de subsistance – alors que dans la société communiste, où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît ; c’est la société qui dirige la production générale qui me permet ainsi de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique." (L'Idéologie allemande)

Lorsque nous définissons l’abondance dans la société communiste, il est important de garder à l’esprit qu’il s’agit de l’abondance matérielle, c’est-à-dire l’abondance de biens physiques et de certains services. Cela ne peut pas être une abondance de tout. Nous pouvons chacun avoir autant de voitures que nous le souhaitons, mais le nombre de places de stationnement souhaitables à proximité d'un bon restaurant, où nous recevons un repas gratuit, ou à proximité d'un bon théâtre sera toujours limité.

On pourrait même affirmer que l’abondance des biens matériels ne peut pas être absolue. Par exemple, si les voitures sont abondantes et que l’on peut en avoir autant qu’on le souhaite, certains pourraient se livrer à un comportement antisocial en détruisant une voiture chaque jour. Ainsi, à terme, la société devrait intervenir et imposer une limite au nombre de voitures. On peut cependant rétorquer qu'il ne s'agit pas d'un comportement probable, car un comportement socialement destructeur est généralement adopté afin de montrer son pouvoir et sa richesse. On pourrait s’attendre à ce que ce type de comportement soit minimisé dans les sociétés communistes, car la destruction gratuite de biens accessibles à tous ne confère pas de statut. Une comparaison utile pourrait être le gaspillage de choses qui sont relativement bon marché aujourd'hui, comme l'eau ou l'électricité. Ni l’une ni l’autre n’est très coûteuse, pour la plupart des ménages des pays riches. Il n’y a donc aucun statut particulier à obtenir en les gaspillant ostensiblement. La même chose pourrait s’appliquer à la plupart des biens sous le communisme : puisqu’ils sont accessibles à tous, le gaspillage intentionnel n’est pas un signe de pouvoir.

Ce résumé de la vision marxiste standard se heurte à un important problème. La définition de l’abondance implique la pleine satisfaction de tous les besoins. Cependant, Marx définit très clairement les besoins comme une catégorie sociale, quelque chose qui évolue avec le développement de la société. Cela signifie que ce que nous percevons aujourd’hui comme un besoin dépend de ce qui existe actuellement dans le monde et, par conséquent, du niveau de développement actuel. À l’époque romaine, personne ne ressentait le besoin d’un smart phone, ni la frustration de ne pas en avoir. De même, nous n’éprouvons pas le besoin de passer un week-end sur Mars simplement parce qu’un tel bien n’est pas disponible.

Si les besoins sont une catégorie historique, alors de nouveaux besoins apparaissent avec le progrès technique. Si de nouveaux besoins naissent constamment, l’abondance qui était présumée dans les premiers paragraphes ne peut être atteinte car les moyens matériels nécessaires pour satisfaire ces nouveaux besoins seront toujours insuffisants. Lorsque le premier ordinateur portable a été inventé, quelle que soit l’efficacité de la production, la société ne pouvait pas créer des milliards d’ordinateurs portables presque instantanément. Les besoins de certaines personnes en matière d'achat d'un nouvel ordinateur portable ont dû rester insatisfaits. L’accès aux nouveaux biens doit toujours être inégal et cette inégalité produira de la frustration et impliquera une absence d’abondance.

Pour résumer : nos besoins augmentent au rythme du progrès technique, mais le progrès technique ne peut pas satisfaire les besoins de tout le monde à tout instant. L’abondance définie comme la pleine satisfaction de tous les besoins matériels ne peut être atteinte dans les sociétés technologiquement avancées.

Quand tous les besoins pourront-ils être couverts par la production sociétale ? Seulement dans une société qui ne connaît pas de progrès technique et où aucun nouveau besoin ne peut surgir. Dans une telle société, il est possible d’imaginer une production presque illimitée de choses qui existent déjà. Cette société peut être comparée à la société d'aujourd'hui en prenant conscience que dans la partie riche du monde, la plupart de nos besoins matériels actuels, définis en termes de biens qui existent déjà, peuvent être pleinement satisfaits. Compte tenu de la capacité productive des pays riches, chacun pourrait disposer d’un logement décent, d’un réfrigérateur, d’un ordinateur portable, d’un lave-vaisselle, d’une voiture, etc.

Pour parvenir à une société d’abondance, nous devons accepter l’absence de changement technologique ou la stationnarité économique. La question est alors de savoir si la société capitaliste pourra un jour être stationnaire. Schumpeter pensait qu’imaginer le capitalisme comme une société stationnaire était une contradiction dans les termes. Le capitalisme ne peut exister que si les profits sont en moyenne positifs. Aucun capitaliste ou entrepreneur n’investirait s’il ne pouvait espérer un rendement net positif, pas plus qu’un travailleur ne travaillerait pour un salaire nul. Si les bénéfices sont positifs, ils seront utilisés pour l’investissement ; les investissements généreront de la croissance et cette croissance créera de nouveaux produits, qui créeront à leur tour de nouveaux besoins et rendront impossible la société d’abondance.

Cela signifie donc que la société stationnaire, compatible avec la pleine satisfaction de tous les besoins humains, ne peut pas être capitaliste. Le capitalisme, par définition, signifie un changement et un progrès illimités. Dans une société de changement et de progrès illimités, nous ne pouvons pas connaître l’abondance.

Les partisans de la décroissance pourraient donc avoir un argument valable lorsqu’ils plaident en faveur de la fin du capitalisme s’ils estiment que le changement climatique ne peut être stoppé que si la société est stationnaire. Société stationnaire, fin du capitalisme et abondance sont logiquement cohérentes.

Post-scriptum. Le dernier point est une implication basée (je l'espère correctement) sur les arguments de Kohei Saito. J'ai eu le privilège de participer à une conférence avec Kohei et mon interprétation est basée sur cette discussion. Je n'ai pas encore lu son livre qui vient de paraître, Slowdown: The Degrowth Manifesto. »

Branko Milanović, « Abundance, capitalism and climate change », in globalinequality (blog), 27 avril 2024. Traduit par Martin Anota

dimanche 28 avril 2024

Les liens de la semaine

Environnement et ressources naturelles

  • Chaleur, pollution de l'air et manque de végétation : les plus défavorisés sont aussi les plus exposés (The Conversation)
  • Comprendre la diversité des émotions suscitées par le loup en France (The Conversation)
  • "En Afrique, la chaleur affecte déjà lourdement le bien-être des populations et leur survie économique" (Le Monde)


Protection de l'environnement et transition écologique

  • La police de l’environnement, bouc émissaire de la crise agricole (Alter éco)
  • Entre services rendus par la nature et préservation de la biodiversité, des injonctions contradictoires (The Conversation)
  • Le cumul des énergies (La Vie des idées)
  • "Il n’y a pas de chemin crédible vers un capitalisme respectant la nature" (Cédric Durand)
  • Faut-il un taux d’intérêt réduit pour booster la transition verte ? (Alter éco)


Croissance, fluctuations et crises

  • En avril, reprise en zone Euro, la BCE doit accentuer le mouvement (Philippe Waechter)
  • En France, en avril, la conjoncture manque d’impulsion selon l’Insee (Philippe Waechter)
  • L’Ethiopie, un modèle de dynamisme économique en crise (Alter éco)
  • Les enquêtes de conjoncture se valent-elles toutes ? (INSEE)


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Marchés et concurrence

  • Voiture électrique : BYD, le constructeur chinois qui a déjà dépassé Tesla (Alter éco)
  • Peut-on faire confiance aux marques distributeur ? (Alter éco)


Inflation

  • L'inflation a-t-elle une relation avec la création monétaire ? (Patrick Artus)
  • Inflation et activité économique aux États-Unis : le retour de la courbe de Phillips ? (Banque de France)


Finances publiques

  • Comment fonctionnent Moody’s, Fitch et les autres agences de notation mondiales ? (Le Monde)
  • Faut-il craindre une dégradation de la note de la dette française ? (fipaddict)
  • La France sauve sa note : faut-il s’en réjouir ? (Isabelle This Saint-Jean)
  • La question de la soutenabilité de l’endettement public (Patrick Artus)


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  • Finances publiques: baisser les dépenses ou augmenter les taxes? (Gilbert Cette)
  • Le gouvernement minimise l’effet de ses coupes budgétaires (Alter éco)
  • Le dilemme budgétaire français (Le Grand Continent)
  • Il peut y avoir politique budgétaire restrictive, baisse du déficit public et pourtant hausse du taux d’endettement public (Patrick Artus)
  • "Répression financière" : un concept flou et mal utilisé (Eric Monnet)


Inégalités (scolaires)

  • En 2022, un adulte sur dix rencontre des difficultés à l’écrit (INSEE)
  • En Seine-Saint-Denis, état des lieux chiffré des problèmes de l’enseignement (Le Monde)
  • Les enseignants plus expérimentés dans les établissements les plus favorisés : l’autre fracture scolaire (Marie Duru-Bellat)


Travail

  • Simplification : et si on supprimait les cotisations sociales employeur ? (Bruno Coquet)
  • La rémunération de Carlos Tavares est-elle économiquement justifiée ? (Alter éco)
  • Les ouvriers cinq fois plus victimes d’accidents du travail que les cadres (Observatoire des inégalités)


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Chômage

  • Demandeurs d'emploi inscrits à France Travail au 1er trimestre 2024 (Dares)
  • Parmi les générations en activité, plus d’une personne sur deux fait l’expérience du chômage au cours de sa carrière (Michaël Zemmour)
  • Pourquoi le chômage des jeunes résiste-t-il à des moyens inédits ? (Bruno Coquet)
  • "Durcir l’assurance chômage aurait probablement un impact très faible sur l’emploi" (Daphné Skandalis)


Politique

  • Comment expliquer le match retour entre Biden et Trump ? (AOC)
  • La religion de la nouvelle extrême droite espagnole (La Vie des idées)
  • Comment populisme et euroscepticisme façonnent le rapport des partis politiques à l’Ukraine (The Conversation)


Européennes

  • Élections européennes : la droite radicale, future pièce maîtresse au Parlement ? (the Conversation)
  • Après les élections européennes, quelles perspectives d’union pour la gauche ? (The Conversation)
  • Les Français ont envie d’Europe mais la jugent inefficace (Pierre Bréchon)


Economie de guerre


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dimanche 21 avril 2024

La relation compliquée de Keynes avec la répartition des revenus

« On m’a demandé à plusieurs reprises, et notamment il y a à peine quelques jours, pourquoi dans Visions of Inequality je ne discutais pas de Keynes. Je ne lui ai consacré aucun chapitre et, quand je l’ai évoqué, ce n'est qu’incidemment et simplement en lien avec la propension marginale à consommer.

Ma réponse est double. D’une part, je pense que Keynes ne s’intéressait pas à la répartition des revenus. Et, plus important encore, à un moment où il aurait pu le faire (voire aurait dû) aborder la question de la répartition des revenus, il a refusé de le faire et a décidé de l’ignorer.

Tout au long de la Théorie générale, il est tacitement supposé que la répartition fonctionnelle des revenus (la part du travail dans la production totale) ne variait pas. Keynes croyait, ou prétendait croire, à ce qu'on appelle la "loi de Bowley", c’est-à-dire à la relative fixité des parts du travail et du capital dans le revenu national, que l’on a observée en Grande-Bretagne au cours des deux premières décennies du vingtième siècle. Le fait que "la loi" ne s’applique qu’à un seul pays et soit valable pendant une courte période ne semble pas avoir gêné Keynes. Cela signifie que Keynes croyait que les inégalités de revenus interpersonnelles étaient également constantes. Si les inégalités tant fonctionnelles qu’interpersonnelles sont constantes, il n’est pas nécessaire de discuter de la répartition des revenus, et Keynes n’en a d'ailleurs pas du tout parlé.

La seconde raison est plus intéressante et, dans une certaine mesure, plus dramatique. Elle illustre ce que je crois être la réticence politique de Keynes à introduire la question de la répartition des revenus dans la Théorie générale.

Il est bien connu que l’insuffisance de la demande effective, le principal sujet du livre, vient du fait que la somme de la consommation et de l’investissement privé n'est pas nécessairement égale à l’offre globale. Comme l’écrit Keynes, la consommation totale n’augmente pas autant que la production globale. Cela signifie que l'écart entre les deux (c’est-à-dire entre, d’une part, l’offre globale, et, d’autre part, la consommation totale) doit être comblé par l’investissement privé. Ce n’est que dans un cas particulier que l’investissement privé désiré sera exactement égal à cet écart. Mais lorsque l’investissement privé ne suffit pas, les dépenses publiques doivent être augmentées pour accroître la demande effective et ainsi équilibrer l’offre et la demande globales (à un niveau d’emploi donné).

Même un examen très succinct de l'équation fondamentale qui est A (offre globale) = C + I + G montre que si C (la consommation agrégée) est fonction de la répartition des revenus, un moyen évident de rééquilibrer l'offre et la demande globales est d'"améliorer" la distribution des revenus, c'est-à-dire de transférer du pouvoir d'achat des riches vers les pauvres. Si 1 euro est transféré d’une personne riche qui n'en aurait normalement consommé que 50 centimes à une personne pauvre qui en consommerait 95 centimes, la consommation agrégée augmentera. On peut ensuite affiner ce transfert jusqu’à ce que l’écart entre l’offre globale et la demande effective/globale soit comblé. Il n’est pas nécessaire d’introduire les dépenses publiques, G.

La question est alors de savoir pourquoi Keynes n’a pas emprunté une telle voie si évidente pour sortir d’une situation de demande insuffisante. Il avait devant lui deux possibilités : l’une était d’augmenter les dépenses publiques et la seconde était de redistribuer les revenus vers les pauvres. Cette dernière solution est plus simple et s’inscrit entièrement dans la logique du modèle lui-même, notamment dans la logique du nouveau concept de "propension à consommer" introduit par Keynes. Mais si l’on suppose que la répartition des revenus est inchangée ou inchangeable ou si l’on ne veut pas toucher à la répartition des revenus pour des raisons politiques, alors la seule issue est celle choisie par Keynes : l’augmentation des dépenses publiques.

Il est remarquable que dans l’ensemble de la Théorie générale, la répartition des revenus ne joue absolument aucun rôle. (...)

Le fait que Keynes était conscient que la répartition des revenus peut affecter la propension à consommer est visible, très brièvement et discrètement, dans quelques références du chapitre 22 (intitulé "Note sur le cycle économique" ; plus important encore, le chapitre n’est pas dans la partie principale du livre, mais dans les "Notes succinctes suggérées par la théorie générale", réflexions assez diverses stimulées par la rédaction du texte principal), où Keynes écrit : "Je dois facilement admettre que la voie la plus sage est d'avancer sur les deux fronts" (c’est-à-dire augmenter les investissements et la consommation) "simultanément. Tout en visant un taux d'investissement socialement contrôlé en vue d'un déclin progressif de l'efficacité marginale du capital, je devrais en même temps soutenir toutes sortes de politiques visant à accroître la propension à consommer. En effet, il est peu probable que le plein emploi puisse être maintenu, quoi que nous fassions en matière d’investissement, avec la propension à consommer existante. Il est donc possible que les deux politiques opèrent ensemble : promouvoir l’investissement et, en même temps, promouvoir la consommation". Puisque cette section s’ouvre par une discussion claire des "écoles de pensée" qui "maintiennent que la tendance chronique des sociétés contemporaines à connaître du sous-emploi est imputable à la sous-consommation ; (…) c’est-à-dire (…) à une répartition des richesses qui se traduit par une propension à consommation qui est indûment faible", il est clair que l’augmentation de la consommation à laquelle Keynes pense ici vient d’un changement de la répartition des richesses ou des revenus. Cependant, là aussi, il croit qu’il est plus rapide et préférable de chercher à augmenter l’investissement et, si nécessaire, les dépenses publiques (puisque l’investissement entraîne une augmentation des capacités de production) que de modifier la répartition pour stimuler la consommation. Dans la Théorie générale, c’est ici où Keynes est allé le plus loin dans la reconnaissance du rôle de la répartition des revenus.

L’omission quasi universelle de la répartition des revenus a été rapidement notée. Dans un article de 1937 dans The Review of Economics and Statistics, Hans Staehle montre comment la répartition des salaires en Allemagne a changé au cours de la période allant de 1928 à 1934 et comment ce changement a affecté la consommation. Il fait part de son incrédulité quant au fait que Keynes ait pu négliger une force manifestement aussi puissante qui affecte la propension globale à consommer et, par conséquent, la demande effective. (...)

La décision de ne pas utiliser "l’amélioration" de la répartition des revenus pour résoudre le manque de demande globale a pu être motivée, je pense, par des raisons politiques. En comparant l’acceptabilité politique ou les risques politiques des deux solutions, Keynes a probablement décidé qu’un G plus grand était plus acceptable politiquement et idéologiquement. Bien sûr, aucune des deux approches n’était politiquement facile. La majorité dans la profession des économistes et dans les milieux d’affaires de l'époque (par exemple la Chambre de commerce des Etats-Unis à la fin des années 1930) était opposée à l'augmentation des dépenses publiques. Elle impliquait une hausse des impôts ou l’impression de monnaie fiduciaire et sûrement une plus grande implication du gouvernement dans l’économie. Mais Keynes a pu penser que plaider en faveur de la redistribution aurait pu être politiquement encore moins populaire parmi les classes dirigeantes et que ses théories auraient été encore moins acceptées dans le milieu universitaire, en le rapprochant de trop de Hobson, de Sismondi et des "écoles de pensée" similaires pour rassurer.

Je pense qu’il ne fait aucun doute que Keynes, selon l’interprétation la plus favorable, ne s’intéressait pas à la répartition des revenus parce qu’il pensait que, du moins analytiquement, elle pouvait être considérée comme fixe dans ses aspects fonctionnels et interpersonnels. Une interprétation moins charitable de ce qu'il a fait est de dire qu'il craignait que ses théories ne soient confondues avec celles des "sous-consommationnistes" du "monde souterrain de l'économie" (selon les termes de Keynes), qui avaient tendance à plaider en faveur d’un changement de la répartition des revenus comme solution au manque de demande effective. Keynes ne voulait pas "être" comme eux et il a donc tout du long ignoré la répartition des revenus.

Post-scriptum. Dans le tout premier chapitre des Conséquences économiques de la paix, Keynes mentionne la répartition des revenus, mais d'une manière inhabituelle, pour affirmer que les fortes inégalités observées la veille de la Première Guerre mondiale n'étaient pas socialement déstabilisatrices tant que les riches ne se livraient pas à une consommation ostentatoire, mais utilisaient leur argent en excédent pour financer des investissements qui, bien sûr, créaient des emplois. "Les classes capitalistes pouvaient s’approprier la meilleure part du gâteau et étaient théoriquement libres de la consommer, sous réserve tacite qu’elles en consommaient très peu en pratique". Ce n’étaient que de simples vaisseaux par lesquels circulait l’excédent de pouvoir d’achat pour se transformer en investissements. Cela faisait partie, selon Keynes, du pacte social qui existait avant la guerre et qui garantissait la paix sociale : "Je cherche seulement à souligner que le principe d’accumulation basé sur les inégalités était un élément vital de l’ordre de la société d’avant-guerre et du progrès tel qu’on l’entendait alors". Il n’était pas sûr que cela ait perduré après la guerre. »

Branko Milanovic, « Why not Keynes? Keynes’ uneasy relationship with income distribution », in globalinequality (blog), 21 avril 2024. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Keynes était-il socialiste ? »

Les liens de la semaine

Environnement et ressources naturelles


(In)action écologique

  • Peut-on s’adapter au changement climatique sans davantage de moyens ? (Alter éco)
  • La croisade hypocrite des droites contre l’écologie "punitive" (Alter éco)
  • Ecologie : le gouvernement français enclenche la marche arrière (Alter éco)
  • En Allemagne, le bashing antiécolo est au zénith (Alter éco)
  • En Suède, un alarmant virage à droite sur le climat (Alter éco)
  • Vers le plan vert (La Vie des idées)
  • Climat : derrière les objectifs chiffrés, une édulcoration des connaissances scientifiques ? (The Conversation)


Croissance, fluctuations et crises

  • L’économie mondiale reste résiliente, mais la croissance est inégale ; des difficultés se profilent à l’horizon (Pierre-Olivier Gourinchas)
  • Pourquoi l’Europe décroche par rapport aux Etats-Unis (Alter éco)
  • Un monde sans croissance ? Nous le connaissons déjà mais ce n’est pas celui qui est souhaitable (Christian Chavagneux)


GRAPHIQUE Prévisions de croissance et d'inflation

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source : FMI (2024)

Marchés et concurrence

  • La Commission européenne s’attaque aux géants du numérique (Alter éco)
  • La légalisation du cannabis dans un pays entraîne-t-elle forcément une hausse de la consommation ? (Le Monde)
  • L’héritage intellectuel de Janos Kornai : un examen du paradigme systémique et des contraintes budgétaires lâches (AFSE)


Monnaie et finance

  • Les banques centrales doivent rester vigilantes dans le dernier kilomètre sur la voie de la désinflation (FMI)
  • La banque centrale européenne doit-elle baisser rapidement ses taux ? (Alter éco)
  • La BCE prend un risque en baissant ses taux d’intérêt dès le printemps 2024 (Patrick Artus)


Finances publiques

  • Pourquoi la modération budgétaire doit être de mise dans le monde en 2024, plus grande année électorale de l’histoire (FMI)
  • Finances publiques : l’exécutif dans le piège budgétaire (Le Monde)
  • Le Haut Conseil des finances publiques déplore le "manque de crédibilité" et de "cohérence" de la trajectoire financière du gouvernement (Le Monde)
  • Dette publique : arrête-moi si tu peux (Emmanuel Combe)
  • Et si la France n’avait pas besoin de réduire son déficit public ? (Patrick Artus)


GRAPHIQUE Prévisions de dette publique et de solde primaire

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source : FMI (2024)

Commerce international

  • 30 ans après sa création, l’OMC en mort cérébrale (Jean-Marc Siroën)
  • La zone euro ne peut plus utiliser une stratégie mercantiliste (Patrick Artus)
  • Un grave problème d’offre ou un grave problème de compétitivité pour l’industrie de la zone euro ? (Patrick Artus)
  • Que se passe-t-il si un pays subventionne une activité pour laquelle il n’a pas d’avantage comparatif ? (Patrick Artus)
  • La Chine exporte ses capacités excédentaires : quelle réaction de l’Europe ? (Patrick Artus)


Economie du bien-être

  • L’âge du désespoir : la courbe du bonheur est devenue monotone (Esprits animaux)


Sociabilité




Inégalités et stratification sociale

  • Les castes et l’État en Inde. Entretien avec Rohini Somanathan (La Vie des idées)
  • Nous avons besoin d’une renaissance de l’analyse marxiste des classes sociales (Contretemps)


Santé

  • "Taxe lapin" et inégalité d’accès aux soins : un possible effet pervers ? (Alter éco)
  • Augmenter le délai de carence réduit-il le nombre d’arrêts maladie ? (Alter éco)


Travail, emploi

  • L’exorbitante rémunération de Carlos Tavares chez Stellantis (Le Monde)
  • Pourquoi les rémunérations des grands patrons continuent d’exploser (The Conversation)
  • Salaire décent - Un bouleversement macroéconomique ? (Philippe Waechter)
  • Qui sont les travailleurs à bas revenus d’activité et quelles sont leurs situations sur le marché du travail ? (Dares)
  • Y a-t-il substitution de travail au capital dans la zone euro ? (Patrick Artus)


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Politique

  • La pente de plus en plus droitière de Gabriel Attal (Le Monde)
  • Elections européennes : des partis d’extrême droite plus nombreux et plus puissants (Le Monde)
  • Les cent jours de Donald Tusk ou la déconstruction d’une démocratie illibérale (Télos)


Contrôle social et déviance

  • Justice des mineurs : Gabriel Attal dans la lignée de 80 années de durcissements (Le Monde)
  • Mayotte : pour une déconstruction de l’association bidonville – illégalité – délinquance (Métropolitiques)
  • "Certaines utilisations de la laïcité sont un paravent commode pour justifier des discriminations" (Stéphanie Hennette-Vauchez)





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mercredi 17 avril 2024

Les gouvernements peuvent-ils financer leurs déficits en créant de la monnaie ?

« Les adeptes de la MMT disent souvent que financer les dépenses publiques (moins les impôts) en émettant de la dette publique est un choix politique, car on pourrait plutôt créer des réserves (monnaie électronique) auprès des banques commerciales. Bien entendu, seuls les gouvernements qui disposent de leur propre monnaie peuvent le faire, cette option n’est donc pas disponible pour les gouvernements de la zone euro par exemple. Si les gouvernements pouvaient financer les déficits en créant de la monnaie/des réserves, voudraient-ils le faire ?

La réponse que l’on pourrait trouver dans les manuels est que le financement monétaire est inflationniste. C'est pourquoi la plupart des gouvernements délèguent la création de réserves à des banques centrales indépendantes. Cela ne tient pas à un monétarisme crû : dans le courant orthodoxe en macroéconomie, l’idée selon laquelle il existe un lien de causalité prévisible allant de la création monétaire à l’inflation est morte il y a plusieurs décennies, et aujourd’hui seule une poignée de personnes y croient. Au lieu de cela, on trouve dans les manuels l’idée selon laquelle une création de monnaie par les gouvernements nuirait à la capacité des banques centrales à contrôler les taux d’intérêt à court terme. Le financement monétaire pousserait les taux d’intérêt à zéro, ce qui serait inflationniste.

Cependant, les manuels sont presque toujours obsolètes et cette explication du caractère inflationniste du financement monétaire est devenue largement hors de propos lorsque les banques centrales ont commencé à payer des intérêts sur les réserves. Les réserves sont comme de la monnaie électronique détenue par les banques commerciales et leur quantité est contrôlée par les banques centrales. Aujourd’hui, les banques centrales contrôlent les taux d’intérêt à court terme en payant ces taux d’intérêt sur les réserves. En conséquence, il est possible de créer d’importantes quantités de monnaie/réserves sans que cela n’entraîne une hausse de l’inflation.

Nous le savons avec l’assouplissement quantitatif (quantitative easing, QE), par lequel les banques centrales ont créé d’importantes réserves afin d’acheter de la dette publique. Lorsqu’elles ont fait cela après la crise financière mondiale, nous n’avons pas eu d’hyperinflation ! L’idée selon laquelle l’inflation récente est le résultat du nouvel assouplissement quantitatif mis en place pendant la pandémie est tout simplement ridicule. Ce que l’expérience récente nous montre c’est qu’il est parfaitement possible pour les banques centrales de contrôler l’inflation même lorsqu’il y a beaucoup d’argent/de réserves dans le système.

Alors, si les banques centrales peuvent créer de grandes quantités de monnaie tout en contrôlant l’inflation, pourquoi les gouvernements ne peuvent-ils pas financer leurs déficits en créant de la monnaie ? Si des intérêts sont payés sur cette monnaie/ces réserves et si les banques centrales ont un contrôle total sur la fixation de ce taux d’intérêt, il n’y a aucune raison de croire que le financement monétaire des déficits serait plus inflationniste que le financement des déficits par émission d’obligations. C’est ce que la MMT veut dire lorsqu’elle affirme que le financement obligataire est un choix politique.

Nous pourrions aller plus loin et dire que l’assouplissement quantitatif a été l’équivalent d’un financement monétaire des déficits courants et passés. Que cela soit survenu parce que les banques centrales voulaient faire pression à la baisse sur les taux d’intérêt de long terme et non parce que les gouvernements ont choisi la finance monétaire n’est qu’une question de motifs. En pratique, nous avons fini à peu près au même endroit que si les gouvernements avaient financé leurs déficits à partir d’une certaine date passée en créant des réserves.

Bien sûr, rien de cela n’aurait eu d’importance si les gouvernements n’avaient pas eu de raisons d’être intéressés par le financement monétaire des déficits. La raison évidente expliquant pourquoi ils pourraient y trouver un intérêt est que le financement monétaire était moins cher que l’émission de dette sur le marché obligataire. La création de monnaie/réserves entraîne un coût égal au niveau auquel la banque centrale fixe le taux d’intérêt de court terme. L’émission de dette peut entraîner un coût similaire si cette dette était à très court terme. Cependant, les gouvernements ont l’option (qu’ils prennent généralement) d’émettre des obligations de plus long terme. Cela peut ou non être immédiatement moins cher que de créer de la monnaie/des réserves, selon que les taux d’intérêt de long terme sont supérieurs ou inférieurs aux taux d’intérêt de court terme. Après la crise financière mondiale, les taux de court terme étaient inférieurs aux taux de long terme, donc le financement monétaire aurait été moins cher et l’assouplissement quantitatif était rentable. Actuellement, les taux d’intérêt de long terme sont inférieurs aux taux de court terme, donc le financement obligataire serait moins cher en cet instant. Cependant, à long terme, si l’option d’emprunter à long terme est moins cher pour les gouvernements reste une question ouverte. Ellison et Scott estiment que le Royaume-Uni, qui tend à emprunter à long terme, aurait mieux fait d’emprunter à court terme.

La situation serait claire si les banques centrales payaient seulement des intérêts sur les réserves à la marge, plutôt que de payer des intérêts sur toutes les réserves. Cela permettrait aux banques centrales de continuer de contrôler les taux d’intérêt de court terme, mais aussi de verser substantiellement moins d’intérêts sur le stock total de réserves. J’ai déjà discuté de cette possibilité en détails ici, dans le contexte de la réduction des pertes provoquées par l’assouplissement quantitatif. Une raison supplémentaire de payer des intérêts seulement à certaines réserves est qu’il n’y a pas de raison évidente à ce que les banques commerciales reçoivent de larges sommes de monnaie pour leurs réserves lorsque les taux d’intérêt sont élevés et quasiment rien lorsque les taux sont faibles.

Si les intérêts étaient seulement versés sur des réserves marginales, alors il deviendrait clairement attractif du point de vue des finances publiques de financer les déficits en créant de la monnaie/des réserves plutôt qu’en émettant de la dette. Alors pourquoi les gouvernements n’explorent-ils pas cette possibilité ? Je pourrais également demander pourquoi les économistes orthodoxes ne parlent pas plus de cette possibilité. Peut-être que je manque quelque chose d’évident ici. Si c’est le cas, faites-le moi savoir !

Un possible argument qui, selon moi, ne tient pas est qu’un financement moins coûteux des déficits encouragerait les gouvernements à être dépensiers. La principale dissuasion à la prodigalité budgétaire quand il y a une banque centrale indépendante, ce sont les taux d’intérêt élevés, pas des paiements d’intérêts sur la dette élevés.

J’aimerais finir en faisant deux points additionnels. Le premier porte sur les marchés financiers et le défaut de paiement. Le financement monétaire peut apparaître attractif à ceux qui croient que la finance par endettement contraint les décisions budgétaires du gouvernement. L’idée est que les marchés obligataires pourraient soudainement arrêter de prêter aux gouvernements et cela empêche les politiciens de faire des choix de politique budgétaire optimaux. Si les politiciens pensent ainsi ils se trompent, parce qu’il est improbable (comme je l’ai expliqué ailleurs) que le marché obligataire arrête de prêter au gouvernement et, si cela survenait, la banque centrale agirait en tant qu’acheteur en dernier ressort de la dette publique. C’est ce qui s’est passé pendant la pandémie et après le fameux événement budgétaire de Truss.

Parce que les gouvernements peuvent créer de la monnaie, ils n’ont pas à s’inquiéter à l’idée d’être forcés à faire défaut en conséquence de turbulences sur les marchés obligataires. En outre, le fait que les gouvernements aient un arbre de monnaie magique signifie que les obligataires peuvent toujours obtenir des intérêts et retrouver leur monnaie. Le seul défaut formel que doivent craindre les marchés obligataires est celui que les gouvernements choisissent, parce que le coût politique qu’il y a à assurer le service de la dette publique devient trop élevé. Nous sommes loin de tels niveaux aujourd’hui (...).

Mon second point concerne les actifs sûrs. Parce que les gouvernements des pays développés qui s’endettent dans leur propre monnaie choisissent rarement de faire défaut, la dette qu’ils émettent est bien plus sûre que toute dette que crée le secteur privé. Une telle dette est précieuse pour le secteur financier. Elle apporte aux fonds de pension une plus grande certitude qu’ils pourront verser des pensions à l’avenir, par exemple. Il y a une très bonne raison expliquant pourquoi les gouvernements doivent continuer d’émettre de la dette. Est-ce que cela signifie que les gouvernements doivent toujours financer leurs déficits en utilisant la dette ? Non, parce que les gouvernements peuvent émettre de la dette pour acheter des actifs (via un fonds souverain par exemple) plutôt que financer des déficits. »

Simon Wren-Lewis, « Could governments finance deficits by creating money? », in Mainly Macro (blog), 16 avril 2024. Traduit par Martin Anota

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