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« Depuis Richard Easterlin (1974), les chercheurs pensaient que (…) le revenu relatif constituait le principal déterminant du bien-être subjectif. Dans son article fondateur, Easterlin demanda "est-ce que la croissance économique améliore le sort de l'homme ?" Il a répondu : non. Il a commencé par montrer que, par rapport aux populations pauvres, les riches dans un pays donné font part d’un plus grand bien-être (celui-ci étant mesuré par les auto-déclarations de bonheur, de satisfaction de vie et d’autres concepts connexes). Nul ne conteste cette observation.

Easterlin a fait valoir que comparer cette constatation aux données transnationales sur le bien-être et de revenus nous aide à déterminer si la forte relation entre le bien-être et des revenus dans les pays reflète les avantages conférés par le revenu absolu ou bien par la position relative de chacun dans la société. Selon l'interprétation privilégiant le revenu absolu, un plus grand revenu est associé à un plus grand bien-être en raison des avantages apportés par une plus grande prospérité : une plus grande consommation, une plus large variété de choix et moins de contraintes pour survivre. Selon une autre conception, cependant, il est important d’avoir plus d'argent que les autres parce que nous aimons avoir plus d'argent que les autres : nous voulons avoir des comptes bancaires plus remplis, de plus grandes maisons, de plus belles voitures que nos pairs. Ces possibilités, bien sûr, ne sont pas mutuellement incompatibles et le bien-être peut refléter en partie chacune des deux. Mais Easterlin s’est appuyé sur les comparaisons nationales et plus tard sur les données chronologiques pour affirmer que la relation entre le revenu et le bien-être provient presque entièrement des préoccupations des revenus relatifs. Son argument était simple. Si seul le revenu absolu importait, alors le bien-être de chacun devrait augmenter lorsque tout le monde s’enrichit. Mais si seul le revenu relatif importe, alors quand tout le monde s’enrichit, le bien-être de chacun ne devrait pas augmenter, car personne ne devient relativement plus riche que les autres. (…)

Ainsi, Easterlin (1974) a examiné des données transnationales et trouvé une relation statistiquement insignifiante entre le produit intérieur brut par habitant (une mesure du revenu moyen) et le bien-être. Et en observant la croissance économique, il a de nouveau trouvé une relation statistiquement insignifiante entre le revenu et le bien-être. (Voir également Easterlin, 1995, et Easterlin et alii, 2011). Easterlin en a donc conclu que, puisque parmi les gens dans un pays donné, à un moment donné, le revenu et le bien-être évoluent de concert, alors qu’entre les pays, ils sont pratiquement indépendants, seul le revenu relatif est important.

Cette conclusion a d'importantes implications pour la politique et pour la science. Si la hausse du revenu ne soulève pas le bien-être, la politique devrait se concentrer sur d'autres objectifs que la croissance économique. Et étant donné le rôle central du revenu relatif, les chercheurs ont consacré beaucoup de temps et d'énergie à tenter de comprendre pourquoi les préoccupations relatives sont si importantes.

Mais Easterlin a-t-il raison ? Les données accumulées ces dernières décennies montrent que le paradoxe d'Easterlin repose sur des affirmations empiriques qui s’avèrent tout simplement fausses. En fait, les pays riches jouissent d’un bien-être subjectif sensiblement plus élevé que les pays pauvres, et comme les pays s'enrichissent, leurs concitoyens voient leur bien-être s’élever. En outre, la relation quantitative entre le revenu et le bien-être est la même, que nous regardions entre les gens, entre les pays, ou bien dans un seul pays lorsqu’il s'enrichit. Cela renverse l'argument d'Easterlin : si la différence de bien-être entre pays riches et pays pauvres est environ la même que la différence de bien-être entre les riches et les pauvres, alors le revenu absolu est certainement le principal facteur qui détermine le bien-être. (…)

Notre propre étude a permis de clarifier la relation entre le bien-être et de revenu, et nous concluons avec cinq faits stylisés. Tout d'abord, les personnes les plus riches rapportent un plus grand bien-être que les plus pauvres. Deuxièmement, les pays riches ont un bien-être par habitant plus élevé que les pays pauvres. Troisièmement, la croissance économique au cours du temps est liée à une augmentation du bien-être. Quatrièmement, il n’y a pas de point de satiété au-delà duquel la relation entre le revenu et le bien-être diminue. Et cinquièmement, l'ampleur de ces relations est à peu près égale. Ensemble, ces faits suggèrent un rôle important pour le revenu absolu (…). Ce fait en lui-même suggère également que le revenu relatif est moins important, bien que nos résultats ne soient pas suffisamment précis pour exclure un rôle significatif du revenu relatif dans le bien-être.

Pourquoi nos résultats diffèrent-ils de ceux d'Easterlin et de la littérature antérieure ? Lorsque les chercheurs ont commencé à étudier le bien-être comparatif dans les années soixante-dix, les données n'étaient disponibles que pour une poignée de pays. Par conséquent, Easterlin (1974) n’est pas parvenu à trouver une relation statistiquement significative entre le bien-être et le PIB, bien qu’en fait la relation estimée fût positive. Cette incapacité à obtenir des résultats statistiquement significatifs reflète la puissance limitée d'un test basé sur un échantillon restreint de pays et non la découverte d’une relation estimée précisément nulle. (…) Il ne pouvait rejeter ni la présence du paradoxe d'Easterlin, ni l'absence totale d’un tel paradoxe. Il y avait tout simplement trop peu de données pour avoir la précision nécessaire pour parvenir à une conclusion allant dans un sens ou dans l’autre.

Au cours des décennies qui ont suivi, de nouvelles données sont apparues et notre recherche a utilisé ces nouvelles données disponibles pour estimer avec précision la relation transnationale entre le bien-être et le revenu. Les comparaisons de séries chronologiques sont restées l’ultime et plus difficile enjeu dans le débat sur le bien-être et le revenu. Comme pour les comparaisons entre pays dans les années soixante-dix, le manque de données cohérentes sur l’évolution du bien-être au cours du temps empêcha les chercheurs d'aboutir à des conclusions définitives. Alors que de nombreux chercheurs n’avaient pas réussi à trouver la preuve que le bien-être moyen augmente avec le PIB, cela reflète largement la pouvoir statistique insuffisant pour rejeter l'hypothèse nulle selon laquelle les effets sont inexistants ; cette même imprécision signifie qu’ils ne parvenaient pas non plus à rejeter l'hypothèse nulle selon laquelle la relation dans le temps entre le bien-être et le revenu est d'une ampleur similaire à celle observée dans les comparaisons internationales. »

Daniel W. Sacks, Betsey Stevenson et Justin Wolfers, « The new stylized facts about income and subjective well-being », IZA discussion paper, n° 7105, décembre 2012